Le moins que l’on puisse dire, c’est que le projet de Partenariat entre les États-Unis et l’Union européenne, souvent désigné par son acronyme anglais, TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) a suscité une recrudescence des débats sur les questions commerciales, telle qu’on n’en avait plus connu depuis l’époque de l’échec des conférences successives de l’OMC à Seattle (1999) puis Cancún (2003).
Si chaque dossier technique peut paraître complexe, les principaux éléments du débat sont relativement aisés à résumer à partir d’une analyse coûts-bénéfices. En somme, il est demandé à nos dirigeants d’assurer un difficile équilibre entre, d’une part, les gains attendus de ce vaste partenariat destiné à garantir l’expansion des relations commerciales entre les deux plus grandes économies mondiales et, d’autre part, les concessions nécessaires en matière de régulation pour y arriver. En effet, les droits de douane entre les États-Unis et l’Europe étant déjà proches de zéro, le TTIP prétend s’attaquer principalement aux barrières non tarifaires, à savoir principalement les différences législatives qui constituent des freins à l’exportation. On a déjà largement argumenté sur les risques qu’une telle harmonisation entraînerait pour le modèle européen, ainsi que sur la clause permettant aux investisseurs de poursuivre directement les États devant des cours internationales, la fameuse clause « ISDS ». On a par ailleurs mis en évidence la volonté, de la part du duo UE-USA, d’utilisé le traité pour imposer leurs normes une fois harmonisées au reste du monde, sans marge de négociation.
Cependant, en se concentrant sur le côté coûts de la balance, on risque d’omettre la moitié des éléments du débat. En effet, si l’on part du principe que le TTIP apportera d’importants bénéfices, la question principale qui est posée est : « Jusqu’où sommes-nous prêts à remettre en cause le modèle économique, social et culturel européen pour assurer notre bien-être à long terme ? » Le problème, c’est que la promesse de bien-être qui nous est présentée est elle-même sujette à caution. Une étude qui vient d’être publiée par la prestigieuse Tufts University [1] démonte en effet une par une les projections de croissance et d’emploi mises en avant par l’Union européenne depuis le début des négociations. En effet, la Commission se base sur une série d’évaluations concomitantes pour soutenir sa position sur le TTIP. Selon ces études, un tel traité engendrerait à terme un saut de produit intérieur brut pour l’Europe à hauteur de 0,5% et une augmentation de 545 € des revenus annuels des ménages. Le premier constat à la lecture de ces chiffres est que les promesses sont plus que restreintes, d’autant que l’augmentation de 0,5% du PIB ne serait pas annuelle, mais n’arriverait qu’une fois et que, d’autre part, la majorité des études prévoient un impact à peu près nul sur l’emploi. Même en se basant sur les chiffres mis en avant par la Commission, on a donc du mal à comprendre l’engouement que le TTIP suscite chez certains !
Mais la nouvelle étude démontre qu’il y a une raison bien simple à la concomitance des résultats : tous sont basés sur le même modèle de simulateur, dit d’équilibre général calculable. Or, les failles de ce modèle qui date des années 1980 ont été démontrées à de nombreuses reprises, y compris par certains des plus grands économistes mondiaux. Il part en effet d’un a priori de plein emploi et d’allocation optimale des ressources dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’applique difficilement à l’Union européenne aujourd’hui. De plus, ce modèle ne tient pas compte de la distribution des pertes et profits et de leur impact sur les exportations, la croissance et l’emploi.
En utilisant un autre modèle de simulation, à savoir le « Global Policy Model » des Nations Unies, beaucoup plus sensible à des éléments tels que l’impact des mesures sur la demande effective, l’auteur, Jeronim Capaldo, parvient à des résultats totalement différents. Selon lui, le TTIP serait potentiellement créateur d’emplois pour les États-Unis, mais il aurait un effet dévastateur sur l’économie européenne : baisse des exportations, diminution de la croissance allant de 0,3% à 0,5% du PIB selon les zones, perte annuelle de revenus de 3.400 à 5.550 € par travailleur, suppression de près de 600.000 emplois, pertes fiscales allant jusqu’à 0.64% du PIB, etc. Les pays du nord et de l’ouest de l’Europe, parmi lesquels la Belgique, seraient d’ailleurs les plus sévèrement touchés par la plupart de ces impacts négatifs.
Il va sans dire que, comme tout modèle scientifique, celui utilisé par Jeronim Capaldo est lui-même sujet à une analyse critique. Néanmoins, il est extrêmement inquiétant de se rendre compte que l’UE prétend négocier un vaste accord international qui a non seulement la prétention de transformer notre propre économie, mais d’avoir des effets sur le monde entier, sur base d’une analyse aussi légère de la situation.
Notre gouvernement, qui prétend faire la croissance, de l’emploi et de la réduction de la dette ses principales priorités, a formellement affiché son soutien au TTIP. Or, il est intéressant de lire que l’étude de la Tufts University met en évidence que l’une des raisons principales pour lesquelles le Partenariat transatlantique risque d’avoir des conséquences désastreuses sur notre économie est justement que l’UE, en se fixant des objectifs contraignants en matière de déficit tout en ne développant pas de politique fiscale commune, se prive des moyens pour faire face aux ajustements nécessaires à l’arrivée d’un tel traité, contrairement aux États-Unis.
Il est donc plus que temps de sortir de l’aveuglement idéologique, de suspendre les négociations du Traité transatlantique et d’ouvrir un véritable débat démocratique pour définir ce que seront les prochaines étapes de la construction européenne. Construction qui ne pourra se faire sans une harmonisation par le haut des normes, notamment sociales et fiscales. Ces réformes sont bien plus urgentes qu’un hypothétique traité avec les États-Unis. Elles doivent d’ailleurs en être le préalable, sans quoi la prédiction du sous-titre de l’étude de Jeronim Capaldo se réalisera malheureusement : désintégration, chômage et instabilité.