En guise de conclusion, cet article propose une mise en perspective critique des propositions politiques discutées par les orateurs lors de la table ronde organisée en dernière partie du colloque.

Depuis mai 2010 et la signature par le gouvernement grec du premier mémorandum imposé par la Troïka, les propositions économiques alternatives n’ont pas manqué. Qu’elles proviennent de partis politiques, d’organisations syndicales, d’ONG, de personnalités du monde académique ou même, parfois, d’économistes néoclassiques, les mesures salariales, fiscales ou bancaires qui permettraient de sortir l’Europe, et la Grèce particulièrement, de l’ornière dans laquelle ses élites conservatrices n’ont de cesse de l’embourber depuis plus de 5 ans existent. La plupart naisse du même constat : la crise est grave ; sans un changement radical, la dépression sera longue ; l’Europe telle qu’elle est construite aujourd’hui ne peut pas y répondre.

A l’image des manifestations contre l’austérité, la dénonciation des politiques européennes d’ajustement et les propositions alternatives s’arrêtent le plus souvent aux rues entourant le quartier européen à Bruxelles, rempart du processus décisionnel européen. Comme l’explique Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, le problème de l’Europe est avant tout politique : « Nous savons pourtant, depuis la Grande Dépression, que l’austérité ne fonctionne pas. Le Fonds monétaire international [FMI] en a refait la démonstration plus récemment [lors des dernières crises monétaires] en Amérique latine et en Asie, et c’est à nouveau le cas actuellement en Europe. Ce qui est stupéfiant, c’est qu’autant de dirigeants politiques continuent malgré tout d’appuyer ces politiques discréditées, même si des voix aussi conservatrices que le FMI leur disent aujourd’hui que leur austérité est dangereuse et qu’il faut s’occuper de toute urgence de stimuler l’économie. C’est comme si les gouvernements avaient cessé d’écouter » [1] . Ont-ils arrêté d’écouter ou sont-ils tout simplement sortis de l’espace politique ? En ce qu’il est un espace de propositions et de débats, un espace où chaque proposition appelle nécessairement la contradiction. L’Europe est aujourd’hui une construction technocratique et dépolitisée adossée au TINA [2]. Le problème se situe à ce niveau.

Dans ce contexte, une question a longtemps été évacuée par un monde progressiste trop attaché au mythe originel d’un soi-disant projet européen pensé pour la paix [3]. Cette question est celle du caractère démocratique du projet européen. Si l’Union européenne ou la zone euro ne répondent pas aux exigences de la démocratie, peut-être, faut-il en sortir ? C’est, en substance, la question centrale discutée lors de la table ronde qui clôtura le colloque du 25 novembre 2015.

Voici, résumées, les différentes positions défendues par les orateurs.

Sortir de l’Euro ?

Pour Costas Lapavitsas, économiste à l’Université de Londres et membre d’Unité populaire [4], ce n’est pas la sortie de l’Europe dont il doit être question, mais bien celle de l’Euro. Une monnaie construite sur le sable de la compétitivité. Une compétition entre Etats dont l’Allemagne est sortie vainqueur grâce à la mise en place de politiques de dévaluation interne [5] avant les autres. Pour l’économiste grec, les Etats européens, surtout ceux du Sud, ont besoin de retrouver leur souveraineté nationale, au moins sur le plan monétaire, afin de rompre avec la logique austéritaire. Selon lui, dans la situation actuelle de l’économie grecque, un choc à court terme lié à une sortie de l’Euro est préférable à une dépression à long terme nourrie par des années d’austérité. Après la prise d’otage vécue par son pays en 2015, cette analyse peut sembler évidente. Un retour à la souveraineté nationale permettrait tout d’abord d’actionner le levier de la dévaluation pour soulager la Grèce du poids du surendettement. Ensuite, un gouvernement national en pleine capacité de gouverner aurait, certainement, plus de difficultés à se défausser devant la pression du peuple grec. Il devrait dès lors desserrer l’étreinte de l’austérité. Plusieurs intervenants contestent pourtant cette stratégie estimant que sortir de l’euro ne permettrait sans doute pas à la Grèce d’échapper aux contraintes de la compétition mondiale et au pouvoir des entreprises multinationales. Comme le souligne Nicolas Bárdos-Féltoronyi, professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain, plus que vers l’Euro, c’est sans doute vers ces entreprises multinationales et les acteurs de la finance internationale qu’il faut se tourner pour poser la question de l’ingérence politique et des atteintes à la souveraineté nationale. Enfin, comme le faisait déjà remarqué Charles-Albert Michalet à la fin du siècle dernier, il est sans doute réducteur d’opposer une mondialisation nécessairement sauvage à un capitalisme national plus « civilisé », les deux dimensions étant intrinsèquement liées [6] . Les exemples roumains ou hongrois [7] sont là pour le démontrer, la seule sortie de l’Euro ne serait pas nécessairement un gage de rupture avec les politiques d’austérité.

Changer l’Europe ?

Pour Noëlle Burgi, chercheuse au CNRS : « le problème n’est pas la monnaie, il est plutôt celui des choix politiques dominants dans la zone euro ». Comme Lapavitsas, elle fait, elle aussi, le constat d’une Europe allemande et du retour à une ‘Machtpolitik’ [8] personnifiée par le ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble. Des constats similaires mais une perspective politique opposée. Selon elle, pour éviter un nouveau déchirement du projet européen, il faut le renforcer en optant résolument pour un fédéralisme coopératif et solidaire.

Nicolas Bárdos-Féltoronyi propose lui aussi d’aller plus loin et de renforcer l’Europe en permettant à ses institutions de disposer d’un budget significatif afin de mener de véritables politiques économiques européennes. Le budget de l’UE, environ 145 milliards d’euros en 2015, ne pèse pas bien lourd. Il équivaut à peine à 1% de la somme des PIB des Etats membres ou au tiers du PIB belge, un petit Etat de l’Union. Une structure fédérale permettrait-elle de mettre fin à la guerre économique que se mènent les Etats européens ? L’expérience belge du fédéralisme montre que ce n’est pas nécessairement le cas. Un budget renforcé ? Oui, mais pour faire quoi ! Mieux rejeter les migrants à la mer ? Subsidier la surproduction agricole en Europe ? Multiplier les études auprès des consultants privés ? Ou bien coordonner et financer une nécessaire transition énergétique ? Le renforcement des moyens budgétaires de l’Union européenne peut très bien déboucher sur un renforcement de la technocratie et non de la démocratie.

Un « new deal » européen

Si Ronald Janssen ne voit pas comment il est possible de faire émerger des propositions progressistes dans le cadre des institutions européennes actuelles, il n’envisage pas la sortie de l’euro [9]. Depuis 2009, la Confédération Européenne des Syndicats revendique des investissements dans « l’Europe sociale ». Pour sortir de la crise, la CES propose un « New Deal européen » visant, entre autres choses, à renforcer les systèmes d’assurance chômage, à améliorer la qualification des travailleurs ou encore à assurer une plus grande participation des travailleurs à la gestion des entreprises. Cette dernière proposition est également relayée par Guy Van Gyes, sociologue à la KU Leuven, pour qui la démocratisation politique de l’Europe passera par la démocratie économique. S’il ne s’agit pas de nier l’intérêt de ces propositions, nous pouvons néanmoins formuler en écho de Costas Lapavitsas quelques inquiétudes quant à leur concrétisation sur le terrain dans le cadre du rapport de force actuel au sein de l’Eurogroupe [10]. Il faudrait donc que plusieurs forces politiques qui partagent ce projet de « relance économique » arrivent au pouvoir dans plusieurs Etats européens en même temps. Ce qui n’est pas à l’ordre du jour. Pour Anne Dufresne, chercheuse au Gresea, l’Europe sociale ne pourra exister, autrement que comme un mythe servant à donner un supplément d’âme à une Europe qui flotte en apesanteur au-dessus des peuples [11] . Sur cette base on pourrait imaginer le renforcement des mécanismes de négociation collective supranationaux. Il s’agirait de promouvoir une norme salariale syndicale contre le dumping social et la coordination des négociations collectives nationales en se basant sur l’expérience originelle de la Fédération Européenne des Métallurgistes des années 1990. Selon elle, cette évolution ne pourra avoir lieu que par la coordination des luttes et le renforcement d’un mouvement social européen.

Nous comprenons la déception du participant au colloque ou du lecteur de ce Gresea Echos qui cherchait une réponse simple et directe à la grande régression à l’œuvre en Grèce et en Europe. Cette réponse ne pourra prendre corps que dans un large débat dans lequel aucune question ne sera éludée. Celle d’une possible sortie de l’Euro de la Grèce par exemple a, sans doute, été trop souvent mise de côté dans les organisations progressistes. Elle reste très peu discutée aujourd’hui. Pourtant, c’est sans conteste, une remise en question radicale du projet européen qui permettra de faire émerger des stratégies politiques originales. Il s’agit donc de « refaire du politique », à l’intérieur ou en dehors des institutions européennes actuelles.

 


Pour citer cet article :

Bruno Bauraind, « Si on refaisait du politique ? », Gresea, juillet 2016, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/spip.php?article1523]




P.-S.

Article extrait du Gresea échos n°85, mars 2016 : « Europe : les alternatives à la grande régression »

Notes

[1Propos recueilli par Le Devoir, journal indépendant québécois, http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/375627/l-austerite-quelle-idee-toxique

[2There Is No Alternative.

[3La lecture de l’historienne française Annie Lacroix-Ritz ou de l’économiste belge Jean-Christophe Defraigne permettent une mise en cause de ce mythe originel.

[4Parti politique grec fondé en 2015 par des dissidents de Syriza après l’acceptation par le gouvernement Tsipras du 3ème mémorandum.

[5Des politiques visant la baisse des salaires et plus largement, celle du « coût du travail ».

[6Michalet, Charles-Albert, Qu’est-ce que la mondialisation, Paris, La Découverte, 2004.

[7Les pays de l’Est membres de l’Union européenne ont été les principales victimes des mesures d’austérité.

[8Une politique de puissance (ou d’intimidation) à mettre en opposition avec une politique de coopération.

[9Ronald Janssen a quitté la CES en 2015 pour la TUAC

[10L’Eurogroupe est un organe informel regroupant les ministres de la zone euro.

[11A ce propos, lire l’ouvrage L’Europe sociale n’aura pas lieu, par François Denord et Antoine Schwartz Ed. Raisons d’agir, 2009, qui montre bien comment l’Europe sociale est un mythe.