J’ai eu l’occasion, le 15 juin 2011, d’assister à l’exposé du professeur Guiseppe Pagano (Université de Mons-Hainaut - UMH) sur le thème des pensions. L’initiative était organisée par la banque CBC-KBC, avec le soutien du magasine Trends-tendance, ce qui ne me laissait donc guère d’illusions quant aux orientations qui seraient développées lors de cette conférence dépourvue de débat, aux allures de campagne promotionnelle pour les pensions complémentaires.
Je tenais néanmoins à savoir comment mon ancien professeur de finances publiques allait se comporter dans ce genre d’exercice.
L’exposé était intitulé : « coût du vieillissement 2010-2060, que disent les chiffres ». La question posée à l’orateur étant : « l’Etat (fédéral) pourra-t-il payer les pensions légales (1er pilier) en 2060 ? ».
Membre du Conseil supérieur des finances (CSF), Guiseppe Pagano fut présenté par le directeur de la CBC comme « the right man in the right place » ; sous entendu, si c’est lui qui le dit, c’est que c’est vrai !
Après avoir lui-même démontré que les projections du CSF établies en 2007 n’avaient pas résisté à la crise financière de 2008, preuve en étant que toute proposition de solution en termes de pensions basée sur les marchés financiers était illusoire et totalement aléatoire, l’honorable vice-recteur de l’UMH présente les nouvelles projections du CSF.
Ces nouveaux chiffres ont été établis en 2010, soit après la crise, apparaissant donc cette fois, toujours selon ses dires, comme inéluctables.
L’orateur avance comme meilleur atout en termes de crédibilité cet argument choc : « si je me trompe, je serai le premier puni ».
Et d’en remettre une couche en termes de crédibilité en annonçant fièrement que les chiffres déposés par le CSF ont été repris tels quels par le gouvernement (en affaires courantes) comme base pour l’établissement du budget et pour la réalisation du programme de stabilité présenté à la commission européenne [1].
Ces fameuses prévisions sont effectivement les chiffres avancés par Leterme et consorts pour assurer un retour à l’équilibre en 2015 ; ces fameux 22 milliards à trouver !
Après avoir résumé les positions du CSF et légèrement évoqué le fonds de vieillissement (sans pour autant revenir sur les aberrations de ses principes de financement), l’orateur en vient à ses conclusions et à la question de départ : oui, l’Etat (fédéral) pourra payer les pensions en 2060 !
Mais avec des conditions, dont la principale étant d’accepter le plan d’austérité des 22 milliards indispensables pour éviter notamment l’effet boule de neige sur la dette publique ; petite pique au passage vis-à-vis des banques : « il est préférable d’utiliser l’argent public pour mettre en œuvre des politiques sociales que pour rembourser des emprunts aux banquiers… ». Argument culotté pour un professeur « sponsorisé » par la CBC-KBC !
Toujours selon les dires de Monsieur Pagano, si nous avalons ce plan d’austérité, 50% du chemin sera alors parcouru en 2015 pour sauver les pensions et plus globalement la sécurité sociale [2]. Le reste du chemin ne s’inscrivant que comme une formalité sur les 45 années nous séparant encore de l’horizon 2060.
Evidemment, sponsor oblige, le dernier diaporama de l’exposé devait permettre une transition vers autre chose ; on ne pouvait pas se contenter du simple message de résignation au plan d’austérité… « Alternative » oblige, le dernier « slide » spécifiait ceci : « l’Etat pourra payer les pensions légales en 2060, mais pas d’avantage » ;
Petit tour de passe-passe et le relais est passé à un cadre de CBC qui saute sur la balle en résumant les propos du professeur comme ceci : « si je vous ai bien compris, les pensions légales seront payées, mais seront insuffisantes pour permettre aux citoyens de vivre dignement ». CBC a la solution !
Et nous voici partis pour un spot publicitaire pour le simulateur pensions made in CBC, qui, prenant comme cobaye la journaliste animatrice du show, lui assure une seconde résidence à Deauville avec abonnement au parcours de golf !
Vive les banques…
Cher Monsieur Pagano, comment êtes-vous tombé aussi bas ?
Comment, au-delà du fait de cautionner les politiques accompagnatrices d’une social-démocratie à la dérive et qui ne tient en aucun cas compte de ce qui se passe en Grèce, au Portugal ou en Espagne, pouvez-vous, sous votre titre, cautionner un système bancaire coupable des pires atrocités envers le citoyen et les services publics. Services publics dont dépend en grande partie, depuis la mort du Mécène Warocqué, l’Université dont vous êtes le vice-recteur ?
Si vous souhaitez critiquer les banques, dites-leur que les 22 milliards à trouver pour rétablir l’équilibre en 2015 doivent venir de leurs profits et pas de la poche des travailleurs et des citoyens. Ce sont eux qui nous ont emmenés là, à eux de payer !
Ne vous contentez pas de regarder la conséquence de l’effet boule de neige, mais attaquez-vous à sa cause, à ce qui nous a menés à une crise financière sans précédent dont les ravages se font sentir violemment auprès des citoyens et des travailleurs. Expliquez-le à vos étudiants, dites-leur que le plan d’austérité n’est pas la seule voie, mais que des alternatives existent !
Que vous soyez le premier puni si jamais vous vous trompez ne nous intéresse pas. Vous pouvez vous tromper, et nous vous aiderons à vous relever. Mais ne nous demandez pas de ne nous résigner et d’accepter ce que les défenseurs du capitalisme, dont j’en suis certain vous ne faites pas partie, nous présentent comme inéluctable.
Les pensions sont un thème fondamental qui ne peut être soustrait aux choix politiques. Si nous décidons de renforcer le premier pilier solidaire en allant chercher les financements là où ils existent, c’est-à-dire en taxant le capital, nous pouvons assurer le financement des pensions légales bien au-delà de 2060 ; en garantissant de surcroit un relèvement de ces pensions préservant le bien-être des citoyens. Vous le savez pertinemment. Des propositions concrètes existent.
Que vous n’ayez pas le pouvoir d’orienter les politiques dans un sens ou dans un autre est une chose. Mais vous avez le devoir de dire à vos étudiants que d’autres voies existent.
Au-delà du problème des pensions et de l’aberration des solutions proposées par un système capitaliste qui a démontré toutes ses limites voici quelques mois [3], votre exposé pose plus globalement le problème de la formation des étudiants et des conditions nécessaires pour sortir du cadre imposé par la pensée unique. L’enseignement dit « public » doit recréer les conditions d’une libre pensée critique, capable de démontrer que l’inéluctable ne l’est pas, que d’autres voies sont possibles, centrées sur le citoyen et pas sur le capital.
Les partis politiques se sont laissés entrainer dans une course folle au populisme, se focalisant uniquement sur les conséquences du problème (réduire les salaires pour favoriser la compétitivité, « sauver » les banques à coup d’aides d’Etat, privatiser pour alléger les finances publiques, etc.) plutôt que de s’attaquer réellement aux causes du problème et apporter de véritables solutions aux besoins des citoyens et des travailleurs.
L’opinion publique ne comprend plus. Les arguments sont trop complexes. On se révolte pour un drapeau à coup de frites, mais pas pour des idées ou pour des voies alternatives. Alors, les partis abandonnent le terrain idéologique pour vendre des frites à un peuple qui ne parviendra de toute façon pas à les digérer !
Il est vital pour notre démocratie et pour le bien-être des générations futures que nous regagnions la bataille de la formation des étudiants et particulièrement des économistes afin de récréer de nouvelles voies. Pourquoi l’UMH ne se dresserait pas comme une alternative à l’école de Chicago et les disciples de Friedman ? Nous devons reconquérir l’opinion publique, malmenée par les apôtres d’un capitalisme débridé.
Si nous voulons changer les choses, si nous aspirons à transformer une société qui ne tourne plus rond, le rôle de la formation et des Universités est essentiel.
Reprenez le rôle qui est le vôtre Monsieur Pagano, redevenez indépendant des partis et surtout des acteurs d’un système hostile par définition à tout changement et redonnez aux jeunes, à cette génération qui se révolte, les armes pour penser autrement.