Les stratégies des fonds d’investissement sont régulièrement dépeintes comme agressives, ne visant que le profit à court terme. En conséquence, elles riment souvent avec des restructurations ou des licenciements collectifs. Mais un jugement récemment prononcé en France nous donne un autre son de cloche : c’est l’actionnaire qui a pour une fois été tenu responsable de sa mauvaise gestion. Une décision qui pourrait faire date.

Le groupe Lee Cooper France, filiale du célèbre fabricant de jeans, a vu un jugement assez inédit être prononcé à l’encontre de son ancien actionnaire majoritaire, le fonds d’investissement étatsunien Sun Capital Partners en juillet 2016.

Un fonds d’investissement - on peut aussi parler de fonds spéculatif ou de fonds de placement - est un organisme qui détient des actifs financiers pour le compte de clients (particuliers, entreprises). Son objectif est de faire croître le capital qui lui est confié, tout en retirant des bénéfices. Pour ce faire, le fonds d’investissement va acheter des actifs (actions d’entreprise, obligations…) en espérant les revendre ensuite, à plus ou moins long terme, avec une plus-value. Il s’agit donc d’une activité par essence spéculative.

 L’entrée au capital de Lee Cooper

Au départ, en 2005, une situation relativement courante se présente : le fonds d’investissement Sun Capital Partners rachète, par l’intermédiaire d’une holding située aux Pays-Bas, la société Lee Cooper International (ainsi que toutes ses filiales).

La filiale française passe alors sous contrôle du fonds d’investissement. La gestion et la stratégie de la filiale s’en trouvent rapidement modifiées.

En quelques années, les comptes de l’entreprise virent au rouge, des licenciements sont prononcés jusqu’à la faillite en 2010, qui entrainera dans son sillage pas moins de 123 licenciements économiques.

Pourtant quelque chose cloche. L’activité de l’entreprise semble plutôt bien se porter en France. Des salariés décident donc de contester devant les prud’hommes [1] la légitimité de leur licenciement pour des causes économiques.

 Dépecer pour mieux se défausser

Sur son site internet, le fonds d’investissement explique sa politique : « Sun Capital Partners est un fonds d’investissement qui identifie le potentiel inexploité des entreprises et met à profit ses ressources opérationnelles et financières pour en transformer les résultats » [2]. C’est précisément ce qui est advenu aux filiales de Lee Cooper.

Bémol : l’objectif de Sun Capital Partners n’était pas le développement industriel ou commercial de Lee Cooper mais bien de retirer le maximum de bénéfices en un minimum d’années pour ensuite revendre ses participations.

Sun Capital Partners rachète des entreprises par endettement (LBO – leveraged buy out ou achat à effet de levier). L’endettement est inscrit dans les comptes des entreprises nouvellement acquises. Afin de rembourser la dette contractée, le groupe va restructurer et/ou se débarrasser de certaines filiales (en les revendant séparément ou les conduisant au dépôt de bilan). Une fois les comptes assainis, le groupe pourra être revendu avec une plus-value.

Afin de se délester de la filiale française, le fonds va s’efforcer de rendre les résultats de l’entreprise les moins flatteurs possible, jusqu’à la faillite. Comme l’explique Médiapart, la trésorerie de la filiale française dont le solde s’approchait des 20 millions d’euros va servir à renflouer la filiale anglaise [3]. Les bâtiments de la base logistique sont revendus pour 5,3 millions d’euros. L’entreprise paiera ensuite un loyer de 500.000 euros par an [4].

Afin de siphonner un peu plus les comptes de Lee Cooper France, la propriété de la marque Lee Cooper est transférée vers une société basée à Chypre, détenue par le fonds d’investissement. Le contrat de licence (pour utiliser la marque) est revu à la hausse, ce qui pèsera aussi sur la filiale française qui doit payer plus pour utiliser la marque dont elle propose et distribue les produits...

La dette cumulée de Lee Cooper France atteint jusqu’à 22 millions d’euros, dont 19 millions seraient le fait d’impayés par d’autres filiales du groupe : «  La France s’occupait du marketing, de la conception des collections et de la logistique pour les filiales, explique un membre du CE. Mais ces services ne nous ont jamais été payés. » [5]. « Tout ce qu’il nous reste aujourd’hui, c’est du stock, car même le bâtiment ne nous appartient plus » explique un syndicaliste en 2010. Un stock d’une valeur de 4 millions d’euros qui sera gagé au profit d’un créancier du groupe par la suite.
Tant de dépenses et de surcoût qui permettront à l’entreprise de justifier la liquidation et les licenciements économiques par la suite.

Comme l’explique l’avocat des salariés de Lee Cooper France, Roger Koskas : « C’est l’un des plus beaux hold-up que je connaisse. Le but de ce fonds vautour était de rembourser les dettes contractées lors de l’achat, puis de revendre la boîte pour empocher la plus-value. ».

En effet, le groupe et la marque Lee Cooper seront revendus en 2013, trois ans après la faillite de la filiale française, pour la somme de 65 millions d’euros. La vente interviendra quelques mois après la fin de la liquidation judiciaire de Lee Cooper international, débutée en 2008 et achevée fin 2012. Sun Capital a donc mis à sac l’entreprise, avant de revendre la licence d’utilisation de la marque. La plus-value réalisée se chiffre en dizaines de millions d’euros pour Capital Sun Partners qui avait acquis Lee Cooper pour 30 millions d’euros en 2005. Lee Cooper France sera finalement rachetée après 2010 par Linda Textile, qui ne conservera qu’une quarantaine de salariés.

 Un jugement d’importance

Le point inédit dans cette affaire est le fait qu’un actionnaire majoritaire ait été reconnu coupable pour sa gestion de l’entreprise. Ce n’est donc pas la société mère qui a été condamnée, mais bien le commanditaire, principal actionnaire et propriétaire du groupe.

La responsabilité des actionnaires n’est dans les faits que très rarement mise en cause. Plusieurs éléments peuvent expliquer cet état de fait. Le plus souvent, la responsabilité est confiée au management et à la direction exécutive (PDG, CEO…) qui mettra en œuvre la politique souhaitée. En cas de conflit, la direction jouera le rôle de fusible. Les actionnaires ne sont donc généralement pas les premiers mis en cause. En cas de condamnation, c’est l’entreprise mère en tant que personne morale, qui est jugée.

Un autre élément qui peut entrer en ligne de compte est la difficulté à connaître précisément l’identité de tous les actionnaires d’un groupe et leurs participations exactes. Grâce à des structures en cascades et des prises de participations indirectes, les actionnaires ne sont pas toujours clairement identifiables et par conséquent peu inquiétés pour la gestion des entreprises dont ils détiennent la propriété.

Dans le cas de Sun Capital Partners, l’avocat des salariés a réussi « en effaçant l’empilement des sociétés, à démontrer que toutes les décisions qui ont conduit à la chute de Lee Cooper France étaient bien centralisées là-bas » [6]. Capital Sun Partners, grâce à des montages financiers, a pu détenir Lee Cooper à hauteur de 90% sans pour autant apparaitre directement dans les comptes de l’entreprise ! [7]

La filiale belge également sabordée en 2010 ?

Le récent jugement prononcé en France nous invite à regarder d’un peu plus près le sort qu’a connu la filiale belge à la même période.

Sun Capital Partners était également l’actionnaire majoritaire de Lee Cooper Belgique. En juillet 2010, quelques mois après les déboires de Lee Cooper France, c’était au tour de la filiale belge d’être d’abord placée en réorganisation judiciaire puis en faillite le 6 juillet 2010.

Comme le quotidien belge, l’Echo l’expliquait, Lee Cooper France était en fait le distributeur de Lee Cooper Belgique. Le curateur nommé par le tribunal de commerce pour la faillite de cette dernière, Me Pol Massart, expliquait au journal économique : « j’ai mis fin aux contrats des travailleurs de la société. Il faut savoir que celle-ci n’a aucun stock : tout appartient à la société Lee Cooper France ». Toujours selon l’Echo qui cite les propos du curateur : « la filiale française aurait pu continuer d’assurer les livraisons, mais a refusé de le faire  » [8]. Or, le donneur d’ordre et actionnaire principal des deux filiales était le même.

En résumé, Lee Cooper Belgique a fait faillite, car son distributeur (la filiale française de Lee Cooper) était lui aussi en faillite. Ce dernier a refusé de continuer les livraisons qui auraient pu permettre à la filiale belge de perdurer encore, et a préféré gager son stock qui avait pourtant une valeur de 4 millions d’euros. Etrange.
Comme la cour d’appel d’Amiens l’a affirmé dans son jugement concernant Lee Cooper France : «  Il ressort des pièces produites et notamment du rapport Mazars que des opérations entre sociétés du groupe se sont révélées être contraires à l’intérêt social de Lee Cooper France, ayant été faites au seul profit et intérêt des autres sociétés du groupe et au final de son actionnaire principal » [9].

De là à penser que Lee Cooper Belgique aurait elle aussi pu être victime d’opérations contraires à son intérêt et au seul profit de son actionnaire… 26 travailleurs avaient en tout cas perdu leur emploi en Belgique en 2010.

Ce jugement pourrait donc faire date, il introduit pour la première fois la notion de « responsabilité extracontractuelle » dans un cas de licenciement économique. La cour d’appel d’Amiens a en effet considéré que le dommage causé aux travailleurs de Lee Cooper était de la responsabilité directe du fonds spéculatif.

La notion de « co-emploi » n’a par contre pas été retenue par le tribunal. Cette notion tend à montrer qu’un travailleur n’est pas seulement lié à l’employeur avec qui il a conclu un contrat de travail, mais aussi à la maison mère qui est bien souvent le donneur d’ordre. Les actionnaires ne sont jamais attaqués sous cet angle.

Le fonds d’investissement a donc été condamné pour sa responsabilité dans la mauvaise gestion de l’entreprise et pas pour être l’employeur des salariés licenciés.
Le tribunal d’Amiens a considéré que le fonds américain n’avait « pris aucune disposition » pour « remédier aux difficultés économiques que ces fautes ont engendrées », ce qui a entraîné « la liquidation partielle de la société ainsi que le licenciement économique des salariés non repris par Linda Textile » [10].

Le verdict prononcé par la cour d’appel d’Amiens enjoint le fonds d’investissement à indemniser 51 salariés de Lee Cooper France. Sun Capital Partners pourrait encore faire appel de ce jugement. La décision demeure tout à fait inédite dans le sens où elle ouvre la porte à la poursuite d’actionnaires au motif de la mauvaise gestion dont ils seraient responsables.

 


Pour citer cet article :

Romain Gelin, « Lee Cooper : l’actionnaire reconnu coupable des licenciements économiques », Gresea, août 2016, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/spip.php?article1526]



Notes

[1Le conseil des prud’hommes est une juridiction française qui traite des conflits liés à l’exécution ou à la rupture du contrat de travail.

[3« Lee Cooper : un fonds d’investissement est reconnu responsable des licenciements », 14 juillet 2016, Mathide Goanec, Médiapart.fr

[5« Lee Cooper en redressement judiciaire », LSA Conso, 1/4/2010

[6Médiapart.fr, op.cit.

[7« Lee Cooper France entre les mains de Linda Textile », 25 Aout 2010, Claire Garnier, www.usinenouvelle.com

[8L’Echo du 15 juillet 2015. « Lee Cooper Belgium met la clé sous le paillasson »

[9tation extraite de l’arrêt rédigé par la cour d’appel d’Amiens, reprise par Médiapart.

[10Citations tirées de l’article de l’Humanité : « Les ex-salariés de Lee Cooper font condamner un fonds d’investissement », 22 juillet 2016.