Au-delà d’un certain niveau de réduction du coût salarial – via les réductions de cotisations sociales et/ou les aides à l’emploi – n’y a-t-il pas un arbitrage implicite entre deux objectifs également prisés par les partis politiques : la création d’emplois (durables) et le financement de la sécurité sociale ?

Cette interrogation trouve son origine dans trois faits récents :

1° L’étude de Jan Hertogen (Non-profit Data) : « Dienstencheques 1ste kwartaal 2010 : stijging met 28% tegenover 2009 » [1]. Cette étude rappelle le coût élevé des créations d’emplois via les titres-services.

2° La décision d’une commune wallonne de remplacer 8 agents PTP (Programmes de Transition Professionnelle [2]) par 16 agents Win-Win. L’argumentation est purement financière. Le coût annuel total estimé à charge de la commune pour 8 agents PTP est de 124.727,66 € ; il serait à peu de chose près le même pour 16 agents Win-Win. Il y a certes ici création nette d’emplois, mais au détriment des finances de la sécurité sociale puisque les Win-Win bénéficient d’une double aide : activation salariale et cotisations sociales réduites de 1.000 €/mois.

3° Un article de presse [3] faisant état de ce que 5 gardiens de la paix perdaient leur emploi. « P. W., 43 ans, a appris qu’elle ne faisait plus partie du service des Gardiens de la Paix de Huy. Motif : elle travaille depuis plus de 5 ans et ne peut plus bénéficier des subsides octroyés par l’État. 4 autres de ses collègues vont être dans la même situation. Ils sont en colère et soli¬daires. Ils pensaient avoir un boulot stable et utile, leur rêve vient de s’écrouler. Sur les 16 travailleurs que compte le service des Gardiens de la Paix, 13 dépendent de subsides “Activa” octroyés par l’Etat fédéral. Après 5 ans d’ancienneté, le travailleur n’a plus droit à ces sub¬sides. Raison pour laquelle P. W. a reçu un coup de fil du service du personnel de la ville de Huy, lui annonçant qu’elle perdait son job. »

Ces faits – comme beaucoup d’autres observations de terrain – soulèvent de nombreuses questions. Notamment celle de savoir si certaines aides à l’emploi n’organisent pas un « carrousel » entre l’emploi et le chômage.

La présente note se concentrera elle sur l’évolution macroéconomique des cotisations sociales patronales en lien avec les créations d’emplois. On élargira l’analyse à l’augmentation des cotisations sociales patronales à destination des systèmes privés de sécurité sociale.

 L’évolution des cotisations sociales patronales

L’idéal méthodologique serait de calculer le montant des cotisations sociales patronales nettes (c’est-à-dire déduction faite des diverses réductions) liées aux emplois « nouveaux » (par exemple les emplois Win-Win) versus les cotisations perdues par l’éventuelle disparition d’emplois moins subsidiés. Une telle approche dépasse l’ambition de cette note.

On se contentera dans cette note d’une approche plus modeste mais néanmoins instructive comme on le verra ci-après.

Note méthodologique : Cette première section concerne tous les salariés, secteurs privé et public confondus. Le choix méthodologique de considérer tous les salariés repose sur les considérations suivantes :
les pouvoirs publics bénéficient eux aussi de diverses aides à l’emploi et ils en font un usage très large ;
certaines activités, comme par exemple les titres-services, sont exercées dans les deux secteurs ;
certaines cotisations, par exemple les soins de santé, sont payées par tous les employeurs.

Le Bureau fédéral du Plan publie en annexe de ses perspectives économiques annuelles un « Compte des administrations de sécurité sociale » [4].

Deux rubriques nous intéressent plus particulièrement :

la rubrique Recettes 2.a : « Cotisations de Sécurité sociale – Employeurs, régime obligatoire » ; cette rubrique tient déjà compte des réductions de cotisations sociales patronales dites structurelles [5] ;

la rubrique Dépenses 3 : « Subventions aux entreprises » ; cette rubrique reprend les aides à l’emploi non comptabilisées dans la rubrique 2.a, à savoir : le Maribel social, les allocations d’activation, le Bonus jeunes non-marchand, le subside Titres-services [6] et le soutien à la création d’emplois dans les hôpitaux.

La différence entre ces deux montants constitue ce qu’on peut qualifier de Recettes nettes. Il est à noter que ces Recettes nettes intègrent de facto tous les effets induits, directs et indirects, des créations d’emplois liées aux réductions de cotisations sociales patronales.

On remarquera sur le graphique suivant (haut de la page suivante) la baisse d’environ 1% du PIB du poids relatif des cotisations nettes entre 1995 et 2010.

Le tableau en-dessous de ce graphique (voir page suivante) détaille les subventions aux entreprises versées par les administrations de sécurité sociale.

Cotisations sociales patronales nettes – en millions € (échelle de gauche) et en % du PIB (échelle de droite) - 1995-2010
Source : Bureau fédéral du Plan et Belgostat - Calculs : IDD
( Comme il s’agit de masses salariales, on a pris l’indice-santé comme déflateur.)
Subventions aux entreprises par les administrations de sécurité sociale en millions € - aux prix de 2010
Source : Bureau fédéral du Plan et Belgostat - Calculs : IDD

Qu’en est-il de l’emploi au cours de la même période ? Il ne s’agit pas ici de déterminer dans quelle mesure les différentes mesures de soutien à la création d’emplois ont permis des créations nettes d’emplois. On s’en référera – pour cette question – à d’autres travaux (IRES-UCL, Bureau fédéral du Plan, etc.).

Mais on peut calculer l’apport moyen en cotisations sociales patronales de chaque emploi salarié. C’est ce que fait le graphique suivant. On constate (voir graphique du haut de la page suivante) qu’à prix constants, le maximum est atteint en 1999 (le montant de 2002 est de quelques € inférieur à ce maximum). Depuis 2002, il y a une tendance à la baisse, même si on excepte les années 2009 et 2010 qui sont à la fois des années de crise et pour lesquelles les données sont des estimations (2009) ou des projections (2010).

Plus précisément, chaque emploi salarié rapporte, en 2010, en moyenne 364 € en moins par an qu’en 2002, soit une baisse en termes réels de 4,9%. Quatre mises en perspective :
à périmètre constant, cette baisse est probablement quelque peu plus marquée encore (en effet, l’emploi statutaire dans le secteur public ayant légèrement reculé en termes relatifs [7], cela génère, toutes choses égales par ailleurs, plus de recettes pour les administrations de sécurité sociale) [8] ;

Cotisations sociales patronales nettes par an et par travailleur tous employeurs (publics et privés) – en € - aux prix de 2010
Source : Bureau fédéral du Plan et Belgostat - Calculs : IDD

l’emploi, pendant la même période, a augmenté de 6,3% ; au total donc, les recettes nettes ont augmenté d’un peu plus de 1% sur la même période, ce qui est inférieur au taux de croissance des dépenses ;
tenant compte de la croissance très rapide des emplois dans le secteur titres-services et de la mise en place d’autres dispositifs, on peut supposer qu’à la marge les « nouveaux » emplois rapportent (beaucoup) moins que cette moyenne ; notons que l’essentiel des 364 € de baisse est attribuable au coût des subventions titres-services.

ce n’est pas l’augmentation de la proportion de salariés à temps partiel qui explique cette baisse ; en effet, cette augmentation est contrebalancée par l’augmentation du temps de travail moyen presté par ces travailleurs [9] ; c’est ce que confirme le graphique repris en annexe qui montre qu’au cours de la période considérée l’emploi et le volume de travail calculé en heures évoluent tendanciellement de manière identique.

 L’évolution des recettes fiscales

Une argumentation « standard » en matière d’aides à l’emploi est de dire qu’on ne peut regarder uniquement l’évolution des cotisations sociales mais qu’il faut également tenir compte des allocations de chômage économisées et des recettes en matière d’impôt sur le revenu [10].

La mesure des économies en allocations de chômage liées aux effets nets sur la création d’emplois des aides à l’emploi dépasse le cadre de cette note [11]. Pour ce qui est des recettes fiscales liées au travail, le graphique suivant montre que l’évolution des recettes du précompte professionnel ne compense pas celle des cotisations sociales patronales nettes. Si l’on considère à nouveau la période depuis 2002, on constate que tant les cotisations sociales patronales nettes que les recettes du précompte professionnel sont en retrait relativement au PIB.

Recettes du précompte professionnel en % du PIB
Source : Belgostat et Bureau fédéral du Plan - Calculs : IDD

Trois remarques :

les recettes du précompte immobilier ne dépendent pas des seuls salaires (en effet, d’autres revenus – pensions, les indemnités d’assurance-maladie... - sont précomptés) ; néanmoins tout indique que l’évolution globale des recettes du précompte professionnel donne une bonne idée de l’évolution des recettes liées aux salaires et traitements, mais à un niveau absolu et relatif inférieur ;
il n’est évidemment pas exclu que les mesures d’aides à l’emploi aient eu – pour autant que ces mesures aient créé des emplois supplémentaires – un effet positif net sur les recettes du précompte professionnel ; mais quand bien même serait-le cas, cet effet a été insuffisant pour compenser les pertes de cotisations sociales nettes ;
il faut enfin rappeler qu’à côté des aides à l’emploi versés par la sécurité sociale il y a aussi des aides fiscales ; celles-ci sont estimées à 2,2 milliards en 2010.

 Sécurité sociale publique versus sécurité sociale privée

Note méthodologique : Comme elle concerne le développement des système de protection sociale privée, cette section exclut de son champ d’analyse les administrations publiques.

La principale justification des aides à l’emploi est de favoriser la création ou le maintien d’emplois par la baisse du coût salarial. Mais de plus en plus d’employeurs, particulièrement dans le secteur privé, financent des systèmes de protection sociale privés. A titre d’illustration, les employeurs ont, en 2008, cotisé pour 5,9 milliards à des assurances privées, dont 3,8 milliards pour des pensions dites du second pilier et 2,1 milliards pour d’autres protections (ex : assurances hospitalisation).

Le tableau suivant décompose le coût salarial total dans les entreprises (y compris les entreprises publiques) et autres employeurs privés. On constate une très légère baisse relative des cotisations sociales patronales à destination de la sécurité sociale et une hausse d’environ 1% de la part des cotisations sociales patronales finançant des systèmes de protection privés. On peut donc, alors que beaucoup d’employeurs se plaignent de la hauteur du coût salarial, évoquer une préférence implicite de leur part pour une sécurité sociale privée plutôt que générale et solidaire.

Décomposition du coût salarial – en % (entreprises – y compris publiques – et autres employeurs privés)
Source : Belgostat - Calculs : IDD

Le graphique suivant indique comment auraient évolué les ressources disponibles pour financer la sécurité sociale collective et obligatoire – sans augmentation du coût salarial – si la part des cotisations patronales allant à des systèmes de protection sociale privée était resté celle observée en 1995.

Pour une plus grande solidarité du financement de la sécurité sociale : évolution de la marge financière disponible si la part des cotisations sociales « privées » était restée celle de 1995 (entreprises – y compris publiques – et autres employeurs privés)
Source : Bureau fédéral u Plan et Belgostat - Calculs : IDD

Une autre lecture possible consiste à comparer l’augmentation par rapport à 1995 des aides à l’emploi et des cotisations patronales à des systèmes de protection sociale privée (assurances hospitalisation, assurances-groupe...). Constat (voir graphique en haut de la page suivante) : en 2008, les employeurs ont versé – par rapport à 1995 – environ 2.400 millions en plus de cotisations « privées », ce qui représente quasiment la moitié des aides supplémentaires reçues par rapport à 1995.

Certes, il est difficile, vu la diversité des situations (taille de l’entreprise, nature et volume des aides à l’emploi, nature et volume des réductions des cotisations sociales...) d’établir un lien systématique entre l’évolution de les aides à l’emploi et des contributions patronales à des systèmes de protection sociale privée. Il n’est pas impossible que certaines catégories d’entreprises (plutôt les grandes) aient activé plus que d’autres des transferts de moyens financiers de la sécurité sociale collective vers une protection sociale privée, jouant sur le principe des vases communicants. On peut en tout état de cause s’interroger sur l’intérêt de financer des systèmes de protection sociale privée par des subsides publics supposés avant tout soutenir l’emploi.

Augmentation par rapport à 1995 des aides à l’emploi (hors titres-services et Maribel) et des cotisations patronales à des systèmes de protection sociale privée en millions € - aux prix de 2010
Source : Bureau fédéral du Plan et Belgostat - Calculs : IDD

 Une lecture globale

Contrairement à l’intuition de certains, ce n’est pas l’évolution de la part des salaires qui est en cause dans ces diverses évolutions : celle-ci est restée tendanciellement stable sur la période considérée (voir graphique ci-dessous).

Part des salaires dans le PIB – en %
Source : Bureau fédéral du Plan - Calculs : IDD

Si les fluctuations des cotisations totales des employeurs sont en phase avec celles de la part des salaires, le graphique suivant montre que l’écart se creuse entre :
les cotisations (patronales) totales et les cotisations allant vers la sécurité sociale ; l’explication essentielle est ici la croissance absolue et relative des cotisations patronales versées à des systèmes de protection sociale privée ;
les cotisations brutes et nettes ; l’explication est ici la croissance absolue et relative des subsides à l’emploi financés via la sécurité sociale ;
si on déduit les aides à l’emploi fiscales, l’écart se creuse encore.

Lecture du graphique : en 2010, sur le total des cotisations sociales patronales payées par les employeurs, 83% sont payés à la sécurité sociale. Mais si on déduit de ces recettes les aides à l’emploi accordées par la sécurité sociale, les recettes nettes pour la sécurité sociale ne représentent plus que 76% du montant total ; on tombe à 69% de recettes nettes pour les finances publiques si on déduit également les aides à l’emploi via la fiscalité.

Cotisations employeurs et recettes nettes pour les finances publiques diverses définitions – en % du PIB
Source : Bureau fédéral du Plan - Calculs : IDD

 Conclusions

Depuis 2002, les recettes nettes de sécurité sociale (cotisations patronales) par travailleur et par an ont baissé d’environ 360 €. Cette baisse n’a pas été compensée par une augmentation suffisante de l’emploi salarié pour assurer un financement en phase avec l’évolution des dépenses de sécurité sociale. On peut a minima émettre l’hypothèse que l’on est arrivé à une situation où il y un trade-off entre la création d’emplois (durables) et le financement de la sécurité sociale.

Par ailleurs, le handicap supposé de la croissance du coût salarial n’a pas empêché les employeurs de développer, en termes absolus et en termes relatifs, des systèmes de protection sociale privée, dont on sait qu’ils sont moins équitables, parce que répartis de manière inégale entre secteurs et entre catégories de travailleurs.

Le développement de systèmes de protection sociale privée a été – sur le plan du financement – plus que compensé par l’augmentation des aides à l’emploi (réductions de cotisations sociales patronales, subsides à l’emploi via la sécurité sociale et aides à l’emploi fiscales).

Il serait difficilement compréhensible, dans un contexte de chômage élevé et de finances publiques en difficulté, que tout ou partie du développement des systèmes de protection sociale privée ait été financé par des aides qui ont pour première préoccupation de soutenir l’emploi.

  ANNEXES

Evolution de l’emploi statutaire
Source : BfP, ONSS et ONSS-APL - Calculs et estimations : IDD
Emploi salarié et volume de travail en heures – 1995=100
Source : Bureau fédéral du Plan, Belgostat - Calculs et estimations : IDD

P.-S.

Source originale : Philippe Defeyt, « Financement de la sécurité sociale :
Quelques observations et réflexions », Institut pour un Développement Durable (IDD), juin 2010.

Notes

[1Voir : NPData, BuG 128 - Bericht uit het Gewisse (http://www.npdata.be/BuG/128-Dienstencheques-2010/128-Dienstencheques-1kw-2010.htm)

[2Voir pour plus de précisions : http://emploi.wallonie.be/THEMES/PTP/PTP.htm

[4Voir, pour plus de détails, l’Annexe statistique des Perspectives économiques 2010-2015 du Bureau fédéral du Plan (lien : http://www.plan.be/databases/database_det.php?lang=fr&TM=30&IS=60&DB=PRF&ID=16).

[5Voir pour une présentation plus détaillée des principales réductions de cotisations patronales : ONSS, « Réductions des cotisations de sécurité sociale demandées pour le troisième trimestre 2009 : nombre de travailleurs concernées et impact budgétaire » (http://www.rsz.fgov.be/binaries/assets/statistics/reductions/reductions_full_fr_20093.pdf)

[6Auquel il faut ajouter le coût de la déduction fiscale à l’IPP (51,6 millions en 2006, dernière année pour lesquelles les données sont publiées, probablement plus de 200 millions en 2010).

[7Voir tableau en annexe.

[8Vu l’augmentation des taux de cotisations pour les pensions à l’ONSS-APL, il n’est pas exclu que cette analyse ne tienne plus pour les années à venir.

[9Voir : Philippe DEFEYT, « Quelques surprises macroéconomiques... », Institut pour un Développement Durable, janvier 2010 (http://www.iddweb.eu/docs/SurprisesMacro.pdf)

[10Voici, par exemple, l’extrait de l’interview du Ministre des Finances au journal Le Soir du 05.06.10 : « quand quelqu’un est au chômage, il coûte de l’argent à l’état ; quand il entre dans une entreprise, même s’il ne rapporte pas de charges patronales, il rapporte des cotisations personnelles et de l’impôt sur le revenu. Et puis, nous proposons cette réforme (de soutien à l’emploi) sur plusieurs années ! Comment la financer ? Par la création d’emplois ! C’est là qu’il faut aller chercher les nouveaux moyens de financement, du budget en général, mais aussi, par exemple, des pensions. »

[11Il faut en effet, pour ce faire, disposer d’un modèle macroéconométrique.