Qui ose encore glorifier la « mondialisation heureuse » ? Mais passer de l’imprécation à l’alternative est un exercice difficile. « Démondialiser » ? Rompre avec le social-libéralisme ? Mais encore ? En France, le débat fait rage.
Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes que le débat sur le (néo-)protectionnisme, et plus largement sur le thème de la « démondialisation », fasse son grand retour – du moins en France – alors même qu’émerge à nouveau le projet de grand marché transatlantique.
Ce débat est intéressant car il témoigne à quel point la défaite idéologique et intellectuelle du néolibéralisme « canonique » ou standard ne s’est encore en rien traduite, en termes de rapports de forces sociaux et réels, par une défaite politique correspondante de l’oligarchie dirigeante en place.
Pourtant, la ligne de front idéologique a quand même quelque peu bougé – notamment en France – et ce tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique. Avec l’enfoncement dans la crise et la déstabilisation de l’euro, avec les entorses majeures faites, dos au mur et dans l’urgence, aux principes fondateurs de l’« ordo-libéralisme » monétaire et des règles « constitutionnelles » de fonctionnement de la Banque centrale européenne, les tabous tombent un à un. Ainsi, on voit un retour en force – surtout à gauche et même au sein de la gauche radicale – du débat sur le néo-protectionnisme (national ou paneuropéen). Même l’idée d’une sortie – si possible non isolée – de la France de l’euro n’est plus exclue par certains en cas d’impossibilité de négocier une révision fondamentale du contenu néolibéral des orientations européennes actuelles dominantes [1].
Mais il s’agit là bien d’une exception française, un sondage récent témoignant d’un rejet et d’une méfiance beaucoup plus marquée en France qu’ailleurs à l’égard de la mondialisation dans ses formes libre-échangistes actuelles.
Ceci n’est cependant pas anodin car la France reste, quoi qu’on en pense – et les événements récents l’ont encore montré –, un pilier incontournable du remodelage à pas forcés de la construction européenne, et ce sous l’impulsion jusqu’ici peu contestée du couple franco-allemand. Le lien entre la mondialisation libre-échangiste et l’orientation néolibérale européenne s’avère aussi central dans le débat en France.
Le repositionnement tactique du FN en faveur des thèses néo-protectionnistes a incidemment contribué à enflammer encore un peu plus le débat, par ailleurs virulent et très peu courtois, au niveau de la gauche « radicale ». Ce débat oppose, pour faire simple, d’une part des altermondialistes « internationalistes », soit ici une partie du comité scientifique d’Attac [2], et d’autre part des antimondialistes et souverainistes qu’on qualifiera ici pour faire simple de « néo-protectionnistes » (groupés autour de Jacques Sapir et Frédéric Lordon notamment [3]). Il démontre aussi à quel point la gauche semble jusqu’ici incapable de transformer la déroute intellectuelle et idéologique de l’économicisme néoclassique dominant ainsi que les soubresauts destructeurs de la finance mondialisée en percée politique progressiste significative – quand ce ne sont pas les partis populistes et xénophobes qui tirent les marrons du feu en jouant sur les craintes populaires et le sentiment diffus de faillite des « élites ».
Deux analyses divergentes des fondements de la crise
Le débat qui oppose les deux courants de la gauche radicale [4] est aussi important parce qu’il permet d’identifier en gros deux analyses en partie divergentes de la crise actuelle, de ses moteurs et de ses articulations historiques. Et on peut dire que les positionnements respectifs par rapport au (néo-) protectionnisme cristallisent et illustrent ces différences d’approche. Nous prendrons donc ce thème comme point d’entrée dans le débat.
Dans l’approche « néo-protectionniste », c’est l’augmentation de la contrainte concurrentielle à travers la diffusion du libre-échange généralisé qui est au cœur de la crise des pays industrialisés. Cette contrainte, principalement à partir de la fin des années 90, serait venue modifier le rapport de forces social et aurait permis d’imposer dans les pays développés la déflation salariale (et sociale) généralisée, notamment via le chantage aux délocalisations. La baisse induite de la part salariale, la stagnation relative du pouvoir d’achat et la fragilisation des protections sociales aurait alors poussé par compensation à une fuite en avant dans le surendettement des ménages, source d’excès et de bulles immobilières et financières.
Pour le courant que nous qualifierons plutôt d’altermondialiste (Husson, Khalfa, Harribey…), cette analyse ne correspond pas avec la chronologie des faits. L’élément de rupture déterminant est au contraire, en réponse à la crise du taux de profit des années 1970 et ce dès le début des années 1980, le passage organisé et structuré du capitalisme fordiste et entrepreneurial au capitalisme actionnarial et financiarisé. Cette financiarisation s’inscrit y compris au cœur même de l’appareil productif et de l’économie dite réelle avec la financiarisation des règles et critères de gestion des entreprises non financières et industrielles. On entend par là la fameuse dictature des normes de rentabilité boursière et de retour sur investissement à très court terme, qui induit et impose la mise en concurrence systématique des espaces salariaux, sociaux et fiscaux nationaux, ainsi qu’une logique de prédation écologique et de marchandisation destructrice du monde.
Ce passage en force est imposé simultanément par les bourgeoisies nationales de l’époque (Reagan, Thatcher, Kohl) et passe d’abord par la libéralisation brutale des mouvements des capitaux (1979-81), la dérégulation financière, des politiques monétaires agressives (fortes montée des taux d’intérêts) et une stratégie résolue et tous azimuts d’affaiblissement du pouvoir syndical, si nécessaire par des thérapies de choc (monde anglo-saxon) passant par une aggravation délibérée du chômage. La financiarisation impose partout dès les années 1980 une baisse généralisée de la part salariale, et ce avant l’immersion de la Chine, de la Russie et de l’Europe centrale et orientale dans le capitalisme mondialisé libre-échangiste.
Pour simplifier, on voit que ce qui est l’élément déclencheur dans la première approche – l’ouverture commerciale, supposée conduire à la déflation salariale importée – n’apparaît que comme un simple levier amplificateur et beaucoup plus tardif et supplétif dans la seconde analyse.
Des vertus de plus en plus contestées du libre-échange
Ceci amène ainsi un certain nombre de réflexions relatives à la place pertinente du (néo-) protectionnisme dans le débat actuel. Bien sûr, il était plus que temps que le tabou du libre-échangisme absolu tombe, tout comme est tombé celui relatif à l’efficience supposée des marchés financiers. Déjà, le mythe de la mondialisation heureuse et d’une globalisation harmonieuse « win-win » sans perdants avait été sérieusement mise à mal au plan empirique et théorique par de nombreuses études. Des travaux d’historiens ont également pu établir que les pays et/ou leurs classes dirigeantes se sont quasi systématiquement positionnés dans les faits sur la question du libre-échange en fonction de leurs intérêts stratégiques, les doctrines venant alors valider a posteriori les options retenues. Quoiqu’en disent encore aujourd’hui les tenants du libre-échange, le rôle postulé des politiques protectionnistes mises en œuvre lors de la crise de 1929 dans le déroulement de celle-ci, et notamment dans l’effondrement observé du commerce mondial, reste à tout le moins controversé, notamment quant au lien de causalité prétendument établi. Par ailleurs le débat autour des bienfaits supposés du libre-échange est depuis longtemps biaisé par la non-prise en compte incompréhensible de la dimension monétaire de la compétitivité : que valent le libre-échange et la concurrence dite « libre et non faussée » dans un contexte marqué par des phénomènes récurrents et structurels de sur- ou sous-évaluations monétaires persistantes et parfois massives ? Ces phénomènes sont le plus souvent – mais pas toujours – liés à des manipulations politiques et stratégiques des taux de changes à des fins de dumping monétaire et commercial.
Limites et faiblesses du néo-protectionnisme face à une crise globale
Mais il ne faudrait pas non plus inversement verser dans l’erreur tentante de faire du libre-échange la source de tous les maux et, donc, de miser symétriquement sur le néo-protectionnisme comme la solution à tous les problèmes ! Quelques éléments de réflexion seulement peuvent être apportés ici.
Certes, le protectionnisme n’est pas un « gros mot », ni en soi archaïque ou réactionnaire, une hérésie pré-moderne selon ses détracteurs bien-pensants. C’est un économiste français d’orientation plutôt sociale-libérale, par ailleurs Prix Nobel – même si ce n’est pas nécessairement une référence de pertinence… –, M. Allais, qui a toujours considéré que le libre-échange n’était pertinent qu’« entre pays ou zones économique de niveaux de développement comparables » – ceci afin de stimuler une saine concurrence et d’éviter les rentes de situations. Reste bien sûr à définir clairement ce qu’on entend par « niveaux de développement comparables » et à définir des modalités de « mise à niveau » – un peu sur le modèle métaphorique des écluses – qui n’empêche pas la convergence « vers le haut » des pays en voie de développement.
La manière dont la question est posée en France par les partisans du néo-protectionnisme souffre cependant d’un fort strabisme franco-français et propose des solutions (retour aux monnaies nationales, dévaluations, protections tarifaires…) qui sont de type non coopératif et donc non généralisables. On peut établir un parallèle avec la volonté affichée des classes dirigeantes allemandes d’imposer à l’Europe entière son modèle néo-mercantiliste d’hyper-compétitivité et de « tout à l’exportation ». Ceci est évidemment absurde, incohérent et auto-destructeur – tout le monde ne peut pas être plus compétitif que ses voisins et tous les pays ne peuvent être simultanément excédentaires dans leurs relations commerciales extérieures. En un sens, le modèle allemand – qui exporte du chômage chez ses voisins européens – est un modèle masqué de protectionnisme par la déflation salariale et la restriction induite de la demande intérieure (limitation des importations), modèle qui s’autodétruirait s’il se généralisait. Le libre-échange actuel en contexte de volatilité des taux de change et de guerre monétaire n’est ainsi en finale qu’un protectionnisme déguisé et dévoyé en faveur des acteurs économiques et financiers les plus puissants et donc confortant les structures transnationales dominantes existantes.
Impasses des logiques non coopératives
Il en est de même pour le modèle néo-protectionniste : il ne peut fonctionner – à la limite – au profit d’un pays comme la France, que s’il n’est pas généralisé, c’est-à-dire que si les mesures de rétorsion commerciales et monétaires des pays concurrents visés (et lésés) sont limitées. Rien n’est moins sûr, car les problèmes économiques de la France ne sont ni uniques ni pires que ceux de ses voisins et partenaires-concurrents les plus proches (Espagne, Italie, Portugal, Grèce), bien au contraire. Certains, qui ont bien senti la faille et la faiblesse de l’argumentaire, croient pouvoir sortir de l’impasse en préconisant un protectionnisme « coopératif » ou « altruiste » (B. Cassen, Monde Diplomatique, février 2000). Mais on risque alors d’entrer là dans la dentellerie sémantique comme avec le capitalisme « vert » : ce n’est pas parce qu’on rajoute un adjectif sympathique que le problème est réglé. Non pas qu’un protectionnisme intelligent, ciblé et bien pensé soit a priori impossible, encore faut-il en définir clairement le contenu, les modalités d’application, les partenaires (et adversaires) potentiels, les obstacles inévitables, les articulations avec les contraintes écologiques et climatiques, avec la gestion mondiale des biens communs, avec la définition d’un nouveau régime international de taux de changes… Bref, on sort du cadre de la définition d’un protectionnisme national autocentré de relance pour entrer dans le chantier beaucoup plus vaste et complexe du profilage d’un nouvel ordre monétaire et commercial international qui soit équitable et écologiquement soutenable.
On n’empêchera pas l’impression générale de prévaloir que malgré une certaine pertinence théorique, ce renouveau du débat sur le protectionnisme – et en plus dans une variante plutôt nationale qu’européenne – ressemble fort au débat français de 1983 sur le tournant de la rigueur ou la sortie de l’Europe (convertie au néolibéralisme). Le projet néo-protectionniste s’apparente alors à une tentative renouvelée d’imposer un keynésianisme réindustrialisant d’abord dans un seul pays (même si susceptible d’être étendu à d’autres pays par effet d’entraînement). Même si ce n’est pas explicitement exprimé, ce projet croit pouvoir miser sur une alliance de classes de type néo-fordiste entre le salariat et les entrepreneurs (un capitalisme industriel national ou « patriote »), si nécessaire contre l’oligarchie financière mondialisée. La stratégie privilégiée, au nom d’une souveraineté démocratique populaire ne pouvant s’exprimer pleinement qu’au niveau national, est celle classique d’une prise de pouvoir démocratique au niveau de l’appareil d’État, suivie d’une rupture si nécessaire avec les contraintes internationales et surtout avec les verrous européens les plus paralysants, le tout pour imposer un projet de relance et de plein emploi national.
De nouveau, une telle configuration n’est en soi et a priori ni archaïque, ni réactionnaire. Mais est-elle pertinente et adaptée au contexte de 2012 ? Il faut distinguer le volet socio-économique du volet politique, et même si les deux sont étroitement interconnectés.
Sur le plan économique, de sérieux doutes sont permis. Michel Husson parle d’« une illusion fondée sur une erreur d’analyse : de même que le “compromis fordiste” n’a pas été brisé à cause du seul “libre-échangisme”, il n’y a aucune raison d’être spontanément rétabli grâce au protectionnisme “notamment national“ » [5]. Si le problème fondamental actuel de l’économie européenne et en particulier française est, pour faire bref, le parasitisme spéculatif, l’instabilité systémique de marchés financiers mimétiques et autoréférentiels sans boussole et les effets pervers et contre-productifs de la domination des normes de rentabilité excessive du capitalisme actionnarial, alors le ciblage sur le néo-protectionnisme comme issue de sortie n’est pas la réponse pertinente.
Elle parie en effet sur une réversibilité aisée des processus structurels lourds qui caractérisent l’économie mondiale et les économies nationales, et ce même si ces processus sont tout sauf « naturels ». C’est un des – nombreux– grands travers de la caste des économistes néo-classiques que de raisonner le plus souvent dans l’univers mécanique et sans frictions – sauf transitoires – de la réversibilité parfaite sinon forte des processus économiques. Jacques Sapir le sait fort bien, lui qui a rédigé un ouvrage remarquable sur les « trous noirs de la science économique » [6].
Feu sur la financiarisation déstabilisante et négatrice de souveraineté démocratique
L’actualité récente et plus ancienne démontre à souhait qu’un préalable incontournable est la remise sous tutelle démocratique des grands acteurs et marchés financiers dont les logiques mimétiques moutonnières et prédatrices mettent la planète économique à feu et à sang. Aucune expérience d’émancipation sociale et de sauvegarde écologique ne pourra être menée au plan mondial, régional et a fortiori national sans la levée du tabou central de la libre circulation de tous les capitaux, sans une régulation et un contrôle démocratique à réinventer sur les grands acteurs financiers et économiques. Ces derniers non seulement se sont affranchis de la puissance tutélaire des États, mais sont mêmes parvenus, via la prise de contrôle de fait d’instances internationales (FMI, OCDE, UE, BCE, Banque mondiale, OMC…) à imposer des règles de « non-intervention » mettant les États, les systèmes fiscaux et les espaces sociaux en concurrence les uns par rapport aux autres, entravant ainsi fortement les possibilités de mobilisations sociales internationalistes.
Dans une approche plus altermondialiste, l’enjeu est bien directement un rééquilibrage du partage interne « capital/travail » des revenus, dans chaque pays et région géopolitique, ainsi qu’une modification fondamentale du modèle de développement sous-jacent. Le refus ou l’incapacité de faire le lien entre la contrainte actionnariale, devenue structurellement dominante, et la contrainte concurrentielle, qui lui est clairement subordonnée, aboutit avec le néo-protectionnisme à substituer une logique de confrontation entre pays ou régions géopolitiques – entre capitalismes concurrents – au conflit de classes plus que jamais central entre l’oligarchie mondiale ultra-minoritaire mais aujourd’hui encore dominante et une très vaste majorité de la population mondiale, tant au Nord qu’au Sud.
Eléments bibliographiques complémentaires
J. Sapir, « Oui, la démondialisation est bien notre avenir », 13 juin 2011, http://blogs.mediapart.fr/blog
J. Sapir, « Totem et Tabous - Le retour du protectionnisme et la fureur de ses ennemis », Le Monde Diplomatique, mars 2009.
F. Lordon, « Qui a peur de la démondialisation ? », 13 juin, http://blog.mondediplo.net
M. Husson, « Protectionnisme : pour un débat rigoureux », 18 mars 2009, http://hussonet.free
J.-M. Harribey, « La démondialisation heureuse ? », 16 juin 2011 http://alternatives_economiques.fr/blogs