L’innovation technologique chez les transnationales ? L’obsolescence programmée, par exemple ! Cas d’école : Microsoft (n° 10 mondial en capitalisation boursière 2013 avec 235 milliards $). Son Windows : c’est pour mieux te manger mon enfant…
Comment gagner de l’argent dans des marchés hyper-saturés et face à des consommateurs dont les revenus ont tendance à se contracter ? Les rendre dépendants d’un produit et, ensuite, placer un mécanisme qui, au bout d’un certain temps, déclenche automatiquement une panne. Cela oblige les ménages à racheter le même bien, éventuellement dans une version améliorée plus coûteuse. Cela s’appelle l’obsolescence programmée.
Pour une firme de services comme Microsoft, c’est un peu plus compliqué. Mais l’avantage que possède la firme de Redmond (dans l’État de Washington, au nord-ouest des États-Unis) est d’équiper une très grande partie des ordinateurs
personnels du logiciel de base qui permet d’accéder aux applications usuelles.
Or, le 8 avril 2014, l’entreprise informatique arrête les adaptations automatiques des programmes Windows XP et d’Office 2003. Le premier sert lors du démarrage de l’appareil, le second ouvre les documents Word, Excel, PowerPoint. Quelles en seront les conséquences ? Principalement, Microsoft ne protègera plus ces versions des pirates et des hackers. Ces derniers pourront envoyer des virus perturber les ordinateurs qui continueront à utiliser ces logiciels.
La multinationale explique sur son site qu’elle a accordé une faveur aux utilisateurs : normalement, elle aurait pu stopper les mises à jour après dix ans seulement ; ici, elle a autorisé une gestion du programme durant douze années.
Seulement dans sa présentation de l’événement, la firme présente essentiellement deux options : installer la dernière version de système d’exploitation disponible, à savoir le Windows 8.1. ; mais, étant donné que certains ordinateurs sont anciens, ils ne pourront pas accepter le nouveau software ; dans ces conditions, il ne reste qu’une seule solution : acheter un nouvel ordinateur, qui aura, bien entendu, préalablement chargé la version 8.1. comme logiciel de base.
Il ne faut pas se voiler la face : Microsoft utilise sa position de monopole pour quasiment obliger les utilisateurs de la grande majorité des PC (qui sont IBM compatibles) d’acheter son dernier produit de service, le système Windows 8 (bien qu’il soit occupé à développer déjà la prochaine génération, la 9). Il y a, selon les récentes estimations, encore des millions d’ordinateurs fonctionnant toujours avec le Windows XP, un peu moins de 28% du marché mondial [1]. Cette version est le deuxième système utilisé, après le Windows 7 (qui ne l’a dépassé qu’en 2011) [2]. De nombreuses entreprises l’utilisent encore et un changement risque de les handicaper fortement. Si ce n’est pas de l’obsolescence programmée…
Monopole à l’abri des lois anti-trusts ?
Mais, dira-t-on, l’entreprise de Redmond a été soumise à plusieurs reprises à des investigations judiciaires en ce qui concerne sa position monopolistique. Dès le début des années 90, la Justice américaine a lancé une procédure à l’encontre de Microsoft. En cause : la firme utilise sa situation privilégiée dans les systèmes d’exploitation pour imposer le choix d’autres logiciels de son cru et pour éliminer les concurrents réels ou potentiels de ces marchés.
En 2000, le juge Thomas Penfield Jackson, constatant d’innombrables infractions à la loi Sherman qui réglemente les situations hégémoniques de certaines compagnies, décide de pénaliser le géant informatique. En particulier, celui-ci liait automatiquement Internet Explorer à son service Windows, au détriment de Netscape, qui n’avait dès lors aucune possibilité de se développer. Les autorités judiciaires décident donc de démanteler la société : Microsoft doit dorénavant être séparée en deux entités, l’une s’occupant exclusivement des systèmes d’exploitation, l’autre pouvant se spécialiser dans les softwares d’application.
Mais, une année plus tard, changement de décor : l’administration démocrate est remplacée par une des plus conservatrices de l’histoire américaine, celle de Bush Jr. Cette dernière n’est pas prête à mener une croisade contre les firmes, aussi grandes soient-elles. Le jugement est donc cassé au profit d’un arrangement. Celui-ci interdit l’entreprise de Bill Gates de prendre des mesures à l’encontre des fabricants d’ordinateurs et l’oblige à révéler les détails techniques permettant aux firmes de services informatiques d’introduire leur nouveau programme directement en lien avec Windows. La multinationale échappe ainsi à son fractionnement.
Le géant informatique n’en a pas pour autant terminé avec les investigations. Cette fois, les affaires ont traversé l’Atlantique. Depuis 2001, la Commission européenne s’inquiète de l’installation automatique de Windows Media Player à partir du logiciel Windows XP. Pour les instances communautaires, il s’agit d’une pratique anticoncurrentielle, empêchant les systèmes rivaux comme RealPlayer de RealNetworks ou QuickTime d’Apple de se développer, voire de proposer de meilleurs services.
La sanction sera exemplaire. Malgré les efforts de l’ambassade américaine à Bruxelles pour épargner l’entreprise de software, les autorités européennes la condamnent à une pénalité de 497 millions d’euros en 2004. Elles imposent à la firme de révéler les codes permettant aux sociétés proposant des logiciels de lecture de médias de s’y conformer. Mais, en 2006, la Commission constate que les spécifications ne sont toujours pas publiques. Elle ajoute donc un nouveau montant de 280 millions à payer.
En 2008, la compagnie n’a toujours pas changé de comportement. Elle discrimine ses concurrents, leur imposant des prix plus élevés, pour offrir des produits similaires sur la toile. Elle écope cette fois d’une amende de 899 millions, ce contre quoi la société de Bill Gates fait appel. Mais, quatre ans plus tard, le verdict tombe : la multinationale doit payer 860 millions, soit un gain de seulement 39 millions au travers de cette longue procédure.
En 2009, l’entreprise accepte de proposer au même titre les navigateurs rivaux d’Explorer, à savoir Chrome de Google, Firefox de Mozilla ou Safari d’Apple, à partir de son serveur. Mais les autorités communautaires observent qu’il n’en est rien. Microsoft avait accepté d’introduire un écran multichoix, mais en a retardé l’introduction jusqu’en 2012. De ce fait, la Commission a exigé une sanction financière supplémentaire de 561 millions d’euros.
Au total, le géant informatique aura payé en dix ans 2,2 milliards d’euros pour position monopolistique (soit environ 2,8 milliards de dollars). Mais cela ne l’a nullement empêché de continuer ses pratiques.
Il est intéressant également de souligner que les procédures judiciaires lancées aussi bien par les instances américaines qu’européennes l’ont été à partir du non-respect de la concurrence et de la discrimination vis-à-vis d’entreprises rivales et non de la satisfaction et des besoins des consommateurs. A ce niveau, la logique est qu’automatiquement la compétition est favorable aux clients, ce qui est très loin d’être assuré. Les interventions publiques sont donc davantage à l’initiative de firmes privées pénalisées que de ménages qui ont dû payer un prix trop élevé pour le service offert ou qui sont insatisfaits du service rendu.
Pompe à fric
La position indéboulonnable de Microsoft provient d’un choix en 1984 d’IBM. La multinationale omnipotente en informatique s’est lancée à contrecœur dans le nouveau secteur des PC, qui prend son envol à cette époque. Immédiatement, elle a dominé ce marché. Mais elle n’y croit pas. Elle pense que cette branche de l’activité va péricliter bientôt. Alors qu’elle a toutes les compétences pour les développer dans ses propres divisions, elle propose à Microsoft et à Intel d’assurer, pour la première, le système d’exploitation et, pour la seconde, les microprocesseurs des ordinateurs personnels.
Erreur de jugement dont vont profiter les deux nouveaux géants. Les ventes de PC se multiplient. Les principaux concurrents d’IBM, sauf Apple, vont produire des appareils compatibles à ceux fabriqués par la firme d’Armonk (dans l’État de New York). Ils vont donc proposer aux deux opérateurs les mêmes conditions, autrement dit une situation de monopole.
La compagnie de Bill Gates va dès lors imposer son système MS-DOS, puis Windows à tous les acheteurs de PC (à l’exception des utilisateurs de Mac d’Apple). Cela va s’avérer rapidement très lucratif. Le graphique 1 montre l’évolution de la marge opérationnelle, soit le bénéfice d’exploitation par rapport au chiffre d’affaires. Cela estime la marge bénéficiaire moyenne que l’entreprise réalise sur la vente de chaque produit.
Graphique 1. Évolution de la marge opérationnelle de Microsoft 1985-2013 (en %)
Source : Calculs sur base de Microsoft, Rapport annuel, différentes années.
On observe aisément que la multinationale profite de manière croissante de sa situation de monopole. D’un taux de marge bénéficiaire de 30% au milieu des années 80, elle évolue vers un taux record de plus de 50% en 1999. En comparaison, les constructeurs automobiles, même les plus rentables, ne dépassent pas les 10%. Et les firmes pharmaceutiques, elles aussi profitant d’une position monopolistique, tournent autour de 30%.
En 2000, on se trouve à l’apogée de l’illusion technologique, l’ère de la société de l’information et de la communication. Le krach boursier qui affecte alors les sociétés cotées au NASDAQ, la Bourse qui reprenait toutes les start-up de l’époque, va également toucher le géant de Redmond. Le profit net déclaré du groupe passe de 9,4 milliards de dollars en 2000 à 7,3 milliards en 2001. La marge décline jusqu’en 2004.
Elle se redresse par la suite. Mais c’est surtout le taux de profit qui va alors culminer. Le bénéfice net va grimper à plus de 23 milliards en 2011. Le graphique 2 présente l’évolution du taux de profit de la multinationale depuis 1990, soit le rapport entre le profit net et les fonds propres (soit le capital avancé par les actionnaires et les bénéfices accumulés durant les années précédentes et placés dans les réserves de la firme).
Graphique 2. Évolution du taux de profit de Microsoft 1990-2013 (en %)
Source : Calculs sur base de Microsoft, Rapport annuel, différentes années.
La compagnie part d’un niveau de 30% au début des années 90, ce qui est très élevé, à environ 10% en 2004. Il faut, néanmoins, préciser que la société ne verse aucun dividende jusqu’en 2003. Dès lors, tous les profits engrangés jusqu’alors augmentent les réserves et donc les fonds propres. A l’époque, le but premier du géant informatique est d’améliorer le cours boursier et de permettre aux actionnaires de gagner sur ce plan. Les fonds propres passent ainsi de 919 millions de dollars en 1990 à près de 75 milliards en 2004. C’est ce qui va permettre à Bill Gates et Steve Ballmer, les deux dirigeants et propriétaires de la multinationale, de se classer parmi les hommes les plus riches de la planète.
En 2003, changement de politique. L’entreprise va commencer à verser des dividendes. En une dizaine d’années, elle en distribuera plus de 78 milliards. En revanche, les fonds propres resteront relativement stables à son palier de 2003. D’où une montée en flèche du taux de profit pour atteindre un sommet en 2008 à près de 50%.
Pot de fer contre pot de terre
La décision d’arrêter un système d’exploitation encore largement utilisé dans le monde est symptomatique de l’attitude d’une firme qui utilise sa position de monopole pour accroître encore davantage ses bénéfices. Elle illustre le capitalisme actuel, constitué non de sociétés de petite taille qui se livrent « sereinement » concurrence, mais de compagnies géantes qui imposent leurs lois à la planète entière.
Le pouvoir dont disposent ces géants n’est nullement inquiété par les autorités politiques, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, malgré toutes les procédures anti-trusts menées. Et il ne faudra pas s’attendre à ce que ces États prennent des dispositions pour empêcher que Microsoft n’exécute l’arrêt des mises à jour d’un système qui affecte 30% du marché informatique. De quoi s’interroger au profit de qui travaillent ces dirigeants…