La rentrée 2009 française a été marquée par le 24ème suicide d’un employé de France Telecom, le 28 septembre. Il faut savoir que le suicide et le burn-out sont, en France, les maladies professionnelles qui connaissent la plus forte progression. Un spécialiste de la souffrance au travail, Christophe Dejours, nous explique les mécanismes psychologiques redoutables mis en œuvre dans ce genre de situations.

La série de suicides à France Telecom soulève de nombreuses questions et suscite des polémiques. Que faut-il faire pour ne plus en arriver là ? Le phénomène n’est-il pas à relativiser si on le compare au nombre de suicides dans la population totale ? Qui en est responsable ? Une chose est sûre en tout cas, c’est que la situation n’est certainement pas à mettre sur le seul compte de la direction, des syndicats, de la fragilité émotionnelle des employés, ou de la crise… Les suicides, tout comme le burn-out, sont le fruit d’un système bien installé, le fruit des nouvelles formes d’organisation du travail.

France Telecom, aujourd’hui une des plus grosses entreprises mondiales de télécommunications, n’est d’ailleurs pas la seule entreprise concernée. Depuis 2005, cette situation a touché d’autres grandes sociétés comme La Poste, EDF ou encore Renault, où trois employés s’étaient donné la mort entre octobre 2006 et février 2007. L’un d’eux avait laissé ces mots très durs : « Je ne suis qu’une merde, je vais être licencié. »

 Bien plus qu’un épiphénomène

Le suicide étant l’étape ultime d’une situation d’anxiété extrême, il est intéressant de citer quelques chiffres pour prendre la mesure de la situation (source : Clinique du stress à Liège – Cites). Selon le Conseil économique et social français, une personne se suiciderait chaque jour à cause du stress dû au travail. Au niveau européen, une enquête réalisée en 2000 par la Fondation Dublin a placé le stress en deuxième position des problèmes de santé les plus courants chez les travailleurs européens. Son impact socio-économique au niveau européen ayant été estimé à 20 milliards d’euros par an.

En Belgique, dans un rapport de Securex de 2004, 52,78 % des absences pour cause de problèmes psychiques sont occasionnées par le stress, et 23,89% par le stress professionnel. Enfin, selon des données d’Eurofound (Fondation européenne pour l’Amélioration des Conditions de Vie et de Travail) de 2005, les personnes estimant, en Belgique, que leur santé est altérée dans l’exercice de leur travail attribuent cette altération au stress pour 30%, et à une fatigue accrue pour 22% (en France : 32% de stress et 33% de fatigue importante liés au travail).

 Responsabilités individuelles ou collectives ?

Pour expliquer cette situation à France Telecom, et de façon plus large la souffrance au travail, certains pointent les plans de gestion et de réorganisation du travail mis en place par l’entreprise. France Telecom, en l’occurrence, a été marquée par un plan de mobilité particulièrement dur.
Dans le cas de cette société, on a souligné aussi une certaine arrogance de la part de la direction et une absence de considération pour la situation. Le patron de France Telecom, Didier Lombard, s’est d’ailleurs fait tirer l’oreille – ceci dit après 24 suicides tout de même… -, par le gouvernement français. Mais même si beaucoup réclamaient son départ, il a « résisté » aux pressions et a finalement préféré se débarrasser de son numéro deux. Sous la pression des syndicats et de l’Etat, la nouvelle équipe a ainsi entamé des négociations ainsi que la mise en place d’une série de mesures censées endiguer cette vague de suicides.

Pour d’autres, c’est la crise économique et la course aux profits qui sont en cause. D’autres soulignent encore le manque d’efficacité des syndicats, peu outillés, il est vrai, pour faire face à ces situations de souffrance psychologique.

Enfin, du côté des employeurs, on pointe souvent la fragilité émotionnelle des employés concernés. Ou, comme dans le cas de France Telecom, « l’incapacité de fonctionnaires à s’adapter à la dure réalité économique ».

Toutes ces raisons sont certainement à retenir. Elles font partie d’un système qui a entrainé de profonds changements dans les comportements au travail, notamment à cause d’une individualisation extrême de la vie au travail.

Pour comprendre ce phénomène, nous avons rencontré Christophe Dejours, spécialiste de la psychosomatique et de la psychopathologie du travail. Professeur titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) à Paris, et Directeur du Laboratoire de Psychologie du Travail et de l’Action, il s’intéresse à la souffrance au travail depuis une trentaine d’années et est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont « Travail, usure mentale », et plus récemment co-auteur de « Suicide au Travail : que faire ? ».

Avant de comprendre comment certains maux apparaissent, il est intéressant de savoir que si les maladies professionnelles ont toujours existé, c’est sans doute depuis que les cadres ont commencé à être touchés par des pathologies habituellement « réservées » aux travailleurs manuels qu’un intérêt massif pour la souffrance au travail s’est manifesté. Les professionnels ont en effet été étonnés de constater qu’un certain nombre de pathologies liées au travail, comme par exemple les troubles musculo-squelettiques, une maladie chronique extrêmement invalidante qui affecte a priori uniquement les travailleurs accomplissant des tâches manuelles répétitives sous contrainte de temps, touchent aujourd’hui également les travailleurs les plus qualifiés, autrement dit les cadres.

 Taylorisation : travailler plus vite pour anesthésier la souffrance

Comment les troubles musculo-squelettiques se développement-ils ? Selon Christophe Dejours, c’est la conséquence d’un processus redoutable. Chez les ouvriers, ces troubles sont apparus avec le taylorisme. Les cadences étaient alors déjà poussées à leur maximum, mais le taylorisme a entrainé des cadences-machines encore plus élevées. Concrètement, pour y arriver, les travailleurs doivent absolument rester concentrés sur leurs gestes et ne pas se laisser distraire par des pensées ou des rêves.

Le « bénéfice » secondaire est qu’ils n’ont plus le loisir non plus de réfléchir à leur condition. Sinon cela pourrait s’avérer psychologiquement redoutable : ils pourraient commencer à penser qu’ils deviennent « cons » à réaliser du travail répétitif. Pour pallier à ce risque, les travailleurs mettent alors en place une stratégie terrible : l’auto-accélération de la cadence. A un moment donné, quand le travailleur a bien saturé, il est « automatisé », devient abruti, et peut enfin ralentir. Les études ont effectivement montré que lorsqu’on privilégie la performance productive, il y a un effet de saturation sur la pensée, et par la même occasion un effet anesthésiant sur la douleur.

Selon Christophe Dejours, ce processus se poursuit d’ailleurs souvent après l’usine. Une fois dehors, soit les travailleurs se remettent à penser, et là beaucoup tombent malades - ce qui permet à nouveau de ne pas penser -, soit ils maintiennent la cadence, de façon la plus abrutissante possible, dans tout ce qu’ils font.

On observe désormais le même phénomène dans les services, où la taylorisation a été introduite. Chez les caissières de supermarchés ou les employés de poste, par exemple. Ainsi, une solution pour ne plus ressentir le stress des files et l’agressivité des clients est d’accélérer la cadence.

  L’évaluation individuelle a tué la solidarité

Selon Christophe Dejours, une autre évolution qui a complètement bouleversé le monde du travail est l’introduction de l’évaluation individualisée des performances, qui touche particulièrement les cadres. Le problème, selon le psychanalyste, est que le travail n’est justement pas mesurable. Travailler avec zèle, c’est en réalité faire différemment du mode opératoire prescrit, car les choses ne marchent jamais comme elles ont été prévues. Travailler, c’est donc être en avance sur les incidents, c’est mobiliser son intelligence pour faire face aux imprévus et à ce qui résiste à la maîtrise. C’est également être capable d’être en échec et de l’endurer. Tout cela n’est pas mesurable, si ce n’est par un jugement subjectif.

Or, à cause de la menace de licenciement en cas de mauvaise évaluation, la peur s’est installée et les cadres sont devenus déloyaux. Cela a déstructuré tout ce qui constitue le vivre ensemble. Le collectif s’est dégradé. Les gens se sentent seuls. Ainsi, la capacité à rêver a également disparu chez les cadres. Et face à la surcharge de travail, ceux-ci utilisent la même stratégie de défense : l’auto-accélération et l’arrêt ou la répression de la pensée. Ils sont ainsi anesthésiés. Et les maladies de la modernité apparaissent…

Christophe Dejours fait remarquer que toutes ces maladies concernent surtout les travailleurs les plus impliqués par leur travail. Les suicidés ne sont généralement pas les déprimés, mais les meilleurs, les travailleurs les plus performants. Selon lui, ces travailleurs ont fait l’expérience de la solitude. Ils ont tout donné à l’entreprise mais celle-ci les a trahis, et il n’y a eu personne pour bouger autour d’eux.

Alors que faire pour prévenir ces situations extrêmes ? Selon Christophe Dejours, une des solutions à envisager est la prévention : permettre aux personnes de parler de leur travail et de leur rapport à celui-ci. Par ailleurs, il a axé depuis quelques temps ses recherches sur d’autres formes d’évaluation. Il travaille sur une approche d’évaluation collective. L’idée est que la compétitivité d’une entreprise ou d’une organisation passera par l’acquisition d’habiletés collectives, c’est-à-dire la capacité à travailler ensemble et à formaliser les compétences acquises en collectif, pour ensuite pouvoir les transmettre. En mettant l’accent sur la coopération et le collectif, on permet aux individus de se faire reconnaître. Ainsi, le travail peut devenir médiateur de la réalisation de soi.

 Quelques ouvrages supplémentaires

Christophe Dejours, Conjurer la violence - Travail, violence et santé, Payot, 2007.
Christophe Dejours, en collaboration avec Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?, PUF, 2009.
Ivan du Roy, Orange stressé, le management par le stress à France Télécom, La Découverte, 2009.