Texte traduit de l’anglais par Frédéric Dalléas
Partout en Europe, la confrontation entre les « institutions » et la Grèce a largement occupé le devant de la scène médiatique, à tel point qu’elle a quasiment occulté la publication du rapport sur l’achèvement de l’Union économique et monétaire (UEM) européenne. Ce rapport, signé par cinq présidents [1], dont celui du Parlement européen, aborde différents sujets intéressants, allant de l’union bancaire à la légitimité démocratique. Mais dans le même temps, plutôt que d’essayer de remédier à l’un des défauts majeurs dans la conception de l’Union monétaire européenne, il suggère de mettre en place des instances technocratiques, dont la mission serait d’assujettir les salaires et les droits des travailleurs plus encore qu’ils ne le sont déjà.
Un sujet sensible
Que l’UEM soit inachevée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Le problème essentiel est que les dettes souveraines de chacun des États membres de la zone euro ne sont plus garanties par leurs banques centrales respectives. En effet, en adoptant la monnaie unique, les États membres n’ont pas seulement adhéré à l’UEM, mais également, d’une certaine façon, divorcé d’avec leur banque centrale nationale. La Banca d’España (pour n’en citer qu’une) existe toujours, mais sa compétence en matière de politique monétaire ayant été transférée à Francfort, le gouvernement espagnol ne peut plus, en cas d’urgence, faire appel à l’aide d’une institution autrefois habilitée à créer de la monnaie.
Cette combinaison singulière d’une banque centrale supranationale et de 19 stocks de dettes souveraines a rendu les États membres de la zone euro extrêmement vulnérables à tout mouvement de panique sur le marché des obligations de leur dette souveraine. N’ayant plus la possibilité de se tourner vers leurs banques centrales respectives pour emprunter, les gouvernements faisant partie de l’UEM n’ont d’autre choix, en dernier recours, que d’opter pour une austérité brutale – ou alors pour le défaut de paiement – lorsqu’ils font face à une crise de liquidités. En un sens, les États membres de la zone euro peuvent être comparés à des pays émergents émettant des titres dans une devise étrangère sur laquelle ils ne disposent d’aucun contrôle, et confrontés à de sérieux problèmes lorsque la dynamique du marché change et qu’ils se voient privés de tout accès au financement.
Jusqu’en 2010, cette faille dans la construction de l’Union monétaire en Europe est passée complètement inaperçue. Elle n’est apparue – douloureusement – au grand jour qu’avec la crise des finances publiques grecques, en 2009, lorsque la banque centrale européenne a fait part ouvertement de ses réticences croissantes à considérer la dette grecque comme collatérale. Les marchés financiers ont alors réagi de manière tout à fait prévisible, en paniquant et en travaillant eux-mêmes à l’accomplissement de la prophétie qu’ils redoutaient : réalisant que si la BCE cessait de garantir les dettes souveraines espagnole, italienne, française ou belge, un mouvement de panique pourrait conduire à un défaut de paiement sur ces obligations, ils se sont rués vers la sortie en les vendant massivement à bas prix.
Le reste de l’histoire est bien connu. Dans leur tentative d’apaiser les marchés, les États membres de la zone euro ont expérimenté des politiques d’austérité hautement procycliques, et couronné le tout d’une dévaluation des salaires. Mais leurs espoirs se sont vite avérés vains : ces choix d’austérité et de dévaluation interne ont en effet provoqué une récession à double creux, et ravivé les pires craintes des marchés quant à un possible défaut de paiement, voire à une dissolution de l’Union monétaire. Ce cercle vicieux n’a été rompu que quelques années plus tard (en 2012), quand le président de la BCE, Mario Draghi, a finalement répondu à l’inquiétude des marchés concernant l’absence de prêteur en dernier ressort, en promettant oralement de faire « tout ce qui serait nécessaire » pour sauver la monnaie unique.
L’Europe a payé un prix élevé pour tout cela : la stagnation de son économie, des chiffres records du chômage et une montée des inégalités. Avec en outre l’apparition d’un problème plus inquiétant encore : un effacement du principe de démocratie. Les gouvernements élus se sont trouvés confrontés de manière répétée à des situations où ils n’ont guère eu d’autre choix que de s’incliner devant les demandes des marchés, quand ils ne devaient pas se soumettre dans le moindre détail aux « diktats » leur étant adressés par la BCE dans des courriers – supposés – secrets.
Qu’est-ce que le rapport des cinq présidents dit de tout cela ? Rien, ou très peu. Le rapport ignore tout simplement cette question de la « dénationalisation de la monnaie » au sein de l’UEM. Et sur le sujet de la légitimité démocratique, ses propositions sont loin d’être convaincantes. Si l’on ne peut que se réjouir de la mise en place d’auditions supplémentaires et de l’organisation de nouveaux débats entre la Commission et le Parlement européens, cela ne suffit pas à répondre aux inquiétudes concernant la prise de pouvoir par les marchés et la BCE sur des gouvernements élus, en matière de politiques économique et sociale et, au bout du compte, de choix de société.
Gestion centralisée des salaires : « le pouvoir aux experts »
Au lieu de réfléchir à la façon de compléter l’UEM en instituant un prêteur de dernier ressort pour les dettes souveraines, le rapport des cinq présidents préconise le recours aux mêmes recettes que celles qui ont été essayées tout au long de ces dernières années : si la politique monétaire est « rigide » et qu’elle n’est pas en mesure de protéger les États membres des turbulences qui secouent les marchés financiers, tout le reste doit être le plus flexible possible, en particulier les salaires. Comme le dit l’adage : « si l’on ne peut pas dévaluer la devise, dévaluons les salaires. » .
Le rapport se montre extrêmement ambitieux sur ce point, en proposant que chaque État membre de la zone euro mette en place ce qu’il nomme une « autorité de la compétitivité ». Cette « autorité » (remarquez comme le terme choisi évoque un organe central d’où émanent des directives) est définie comme une « entité indépendante », qui aurait pour mandat de déterminer l’évolution des salaires dans un État membre par comparaison avec l’évolution des salaires dans les autres pays de la zone euro. Les partenaires sociaux « devraient » (remarquez, encore une fois, la terminologie choisie) tenir compte de l’avis des autorités de la compétitivité lors des négociations sur les salaires. En outre, ces « autorités de la compétitivité » devraient former un système au sein de la zone euro, système qui inclurait également la Commission. Cette dernière serait ensuite supposée utiliser les résultats produits par ce système d’autorités chargé des salaires dans la zone euro, pour prendre des décisions au titre de la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques, décisions impliquant de possibles sanctions à l’égard des États membres en situation d’infraction (est-il prévu que la BCE joue un rôle de premier plan dans un tel système de compétitivité de la zone Euro ?) .
Tout cela va trop loin, et ce pour deux raisons.
Même si le rapport des présidents prend bien soin de dire que l’intention n’est pas d’harmoniser, d’un pays à l’autre, les institutions chargées des négociations collectives, le fait que les partenaires sociaux soient forcés, de quelque manière que ce soit, de respecter des lignes directrices au moment de déterminer les salaires constitue une infraction aussi bien au droit fondamental de négociation collective (tel que stipulé dans les conventions de l’OIT), qu’au principe d’un dialogue social autonome (tel que défini dans le traité européen).
Outre le fait qu’un tel système entrerait en contradiction avec notre modèle de dialogue social, il convient également de souligner le fait que la compétitivité des salaires est relative, en particulier au sein d’un territoire aussi intégré que l’est la zone euro. Réduire les salaires dans un pays (en France par exemple) améliorera la compétitivité de ce pays, mais provoquera simultanément un affaiblissement de la compétitivité de ses voisins (l’Espagne, la Belgique et l’Allemagne dans le cas de la France). Aller dans ce sens, c’est jouer un jeu dangereux, un jeu selon lequel les travailleurs et les salaires des différents États membres sont systématiquement dressés les uns contre les autres, dans lequel l’économie qui compresse le plus ses salaires devient l’élément de référence sur lequel doivent s’indexer toutes les autres, un jeu dans lequel tout le monde saborde à la fois sa propre dynamique de demande intérieure et les marchés d’exportation des autres États membres. En résumé, de tels choix reviennent à légitimer, si ce n’est à organiser, un nivellement par le bas des salaires. Il s’agit d’une stratégie protectionniste qui ne peut que mener à la récession, à plus de désinflation, et probablement même à la déflation.
Que les démocraties se conforment aux règles des marchés
Il y a quelques années, au plus fort de la crise de l’euro, la chancelière allemande Angela Merkel a déclaré publiquement que les démocraties européennes devaient « se conformer aux marchés ». Et de fait, avec une politique monétaire entre les mains d’une banque centrale supranationale et une politique fiscale enchaînée par le pacte de stabilité et le pacte budgétaire, avec ses Conseils fiscaux, les démocraties sont bien en train de « se conformer aux marchés », sous la tutelle d’assemblées composées de professionnels indépendants. La prochaine étape semble être à présent de subordonner également les salaires et les négociations sur les salaires aux conseils d’experts, sur la base de règles obligeant les travailleurs de la zone euro à entrer en compétition les uns avec les autres, en se subtilisant mutuellement leurs emplois. Une perspective qui n’est pas de bon augure pour l’avenir de la démocratie en Europe.
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