Introduction

L’ensemble des services publics est gravement mis en péril par les stratégies de « mondialisation » qui sont mises en œuvre tant par de puissantes multinationales que par la majorité de la classe politique européenne. Cette classe politique dispose d’un instrument de pouvoir fabuleux pour mettre en œuvre une politique néo-libérale obsédée par la transformation de tous les rapports sociaux en rapports de marché : l’approfondissement du marché intérieur au sein de l’Union européenne. Exprimées dès l’origine en 1985, les
intentions des politiques qui posaient sur les fonds baptismaux ce projet de grand marché intérieur européen étaient pourtant clairement annoncées : transférer l’expression du pouvoir politique et économique hors des contrôles de l’Etat national et donner au secteur privé le pouvoir de s’approprier tous les domaines des droits fondamentaux, qui, grâce aux luttes sociales et syndicales historiques, avaient été « socialisés », c’est-à-dire soustraits aux lois du
profit. Le projet de 1985 présentait ce mouvement comme nécessaire et naturel : la modernité exigeait que l’on passât du national à l’international et des régimes publics vers le secteur privé.
Le combat syndical pour renverser cette tendance lourde – active depuis plus de 20 ans – est
très difficile, car à l’heure actuelle la majorité des hommes et des femmes politiques sont
convaincus que le libre-échange et la libre concurrence sont les valeurs centrales et bénéfiques
de toute société moderne. Mais ce combat est nécessaire et fondamental ; il s’agit purement et
simplement de défendre la démocratie, c’est-à-dire l’idéal d’une société de partage des
richesses où tout être humain, grâce à une Autorité publique démocratiquement contrôlée, se
voit garanti l’accès aux infrastructures collectives qui lui permet de mener une vie digne et
autonome (enseignement, santé, transport, logement,…). Il s’agit aussi de préserver la planète
comme patrimoine commun inaliénable, aujourd’hui gravement menacée par la recherche
maximale du profit des entreprises privées dont l’action n’est plus guère soumise à des limites
de la part des pouvoirs politiques.
Pour permettre le renforcement de ce combat, il est utile de rappeler comment la dérive du
mot « service public » a permis à la droite politique et aux conservateurs de tous bords de
propager le mythe du « tout marché ».

 L’Union européenne : un univers technocratique et néolibéral pour le « tout marché »

Nos mots politiques nationaux, transposés dans l’univers politique particulier de l’Union
européenne changent progressivement de sens. Ainsi est-on passé de l’idée de « service
public » à celle de « service d’intérêt économique général » durant ces quinze dernières
années. Et cela est très grave ! Comment et pourquoi ?
L’Union européenne a été précédée de la Communauté économique et européenne (CEE) qui,
elle, naquit en 1958. La CEE a représenté pour la droite politique l’occasion d’opérer une
transformation extraordinaire de l’ordre politique par rapport à ce qui s’était passé à l’échelon
des Etats nationaux et de la CECA : construire une société pensée avant toute chose comme
un marché à gérer en commun, le marché commun, à l’intérieur duquel serait fortement
réduite l’intervention des Etats dans l’économie en consacrant comme principe politique
premier de ce nouvel ordre, la libre concurrence [1]. Cette vision économiciste et technocratique de la société se fait contre les principes démocratiques qui exigent l’intervention permanente d’un pouvoir public qui défend l’intérêt collectif contre les multiples intérêts privés. Dans ce modèle européen, il n’y a pas d’Etat, il y a une communauté d’experts (administratifs,
juridiques, commerciaux) qui n’est pas au service de l’intérêt collectif mais au service du respect du Traité, et de son principe premier, la libre concurrence. L’impact de ce modèle technocratique et ultra-libéral a été limité tant que la culture politique dominante, à l’intérieur des Etats, en Europe occidentale reposait sur le modèle social-démocrate et le keynésianisme, tant que s’organisait ainsi un travail constant de partage des richesses à travers la création d’outil d’intervention publique dans la société : la sécurité sociale, le budget de l’Etat via ses dépenses sociales et culturelles, le développement des services publics.
C’est parce que le projet keynésien s’engageait vers la voie d’un partage des richesses
fortement renforcé, suite aux revendications sociales de l’après-68, qu’il a été mis au pilori et
désavoué par le monde patronal et ensuite, peu à peu, par la majorité de la classe politique
européenne, conseillée par des économistes formés à la croyance des « lois du marché ».
Á partir de ce moment-là, tout commença à aller mal d’abord pour les entreprises publiques,
ensuite pour les services publics. Jusqu’alors les rivalités entre la culture socialiste et la
culture libérale avaient permis que soit respecté un petit article du Traité de Rome (ex-article
222, actuel article 295 du Traité UE) qui laisse aux Etats le droit entier de disposer du régime
de propriété lié à l’activité socio-économique. Cependant, grâce à la directive du 25 juin 1980
(fondé sur l’article 86 du Traité UE, ex-article 90), au tout début de cette conquête néolibérale,
la Commission européenne va s’octroyer le droit de contrôler les relations financières
existant entre les Etats et leurs entreprises publiques, pour voir si les Etats respectaient les
règles de concurrence, situation tout à fait discriminatoire par rapport au secteur privé. C’est
par ce biais, au nom d’une politique de contrôle des aides d’Etat, que la Commission
imposera diverses privatisations. Le grand marché de 1985 ne fera que systématiser et
généraliser un état d’esprit déjà bien en place. Les services publics, insérés dans un système
de pensée dominé en toute chose par le culte de l’initiative privée, furent attaqués en tant que
symbole de l’intervention de l’Autorité publique et furent rabaissés à des services que l’on
devait offrir au public. La notion de « public » renvoyait dès lors au service à offrir à des
consommateurs, « à un public » et n’était plus rattachée à l’expression de la souveraineté
économique d’une Autorité publique. Les conflits autour de ces deux conceptions
antagonistes ont produit cet oxymore, ce monstre linguistique, de « service d’intérêt
économique général » qui remplace aujourd’hui dans tous les textes européens la notion de
« service public ». Cette substitution consacre la victoire de la droite politique et du monde
patronal car la concession faite à la gauche est mineure et n’a guère de substance. N’est
reconnu que le fait qu’il existerait des services particuliers dits d’intérêts généraux (voir
article 86 du présent Traité). Mais tout aussitôt, le secteur privé marchand réimpose sa
logique : il s’agit de « services économiques », donc des services à rendre à des
consommateurs sur le marché, ces services pouvant être remplis indifféremment par des
opérateurs privés, publics ou mixtes, du moment que tous se conforment au respect des règles
de la concurrence. Certes le texte du Traité actuel concède que les règles de la concurrence ne
doivent pas être appliquées de façon à mettre en échec la mission d’intérêt général mais tout
aussitôt cette limitation est détruite par une affirmation plus forte : l’intérêt supérieur de l’UE
se concentre dans le développement du libre échange.
Or aujourd’hui, un des thèmes de l’actualité politique au niveau mondial se concentre
justement sur l’extension du libre échange à tous les « services » -quels qu’ils soient
(éducation, santé, culture, accès à l’eau, aux autres énergies…) : l’OMC (l’organisation
mondiale du Commerce) y travaille à travers la négociation, en plusieurs rencontres, avec les
Etats d’un accord généralisé sur le commerce et les services (AGCS). Lors du dernier round
de négociation, à Cancun au Mexique, l’Union européenne par la voix de son commissaire
Pascal Lamy a défendu des positions ultra-libérales qui n’épargnent aucun secteur de
l’activité humaine ni aucun besoin fondamental (comme l’accès aux soins, à l’eau, à
l’enseignement,…) : tout devrait être soumis à la libre concurrence, c’est-à-dire à la primauté
de la recherche du profit.

 État social européen et service public européen : seule combinaison gagnante pour la démocratie

Tout démocrate doit refuser sans relâche à la fois que la société soit réduite à un marché où
tout est régi par la loi de la recherche du profit privé maximal et que la politique économique
se réduise à l’organisation du « laisser-faire ».
Le mythe du « libre-échange » doit être cassé et combattu par le « peuple de gauche » car il a
toujours signifié l’imposition par les plus forts de leurs conditions de commerce au mépris des
droits sociaux collectifs (dont les droits syndicaux) des populations soumises à ce joug ; « le
libre échange » n’est rien d’autre que l’impérialisme économique : l’imposition du pouvoir
des grands actionnaires. Un Etat démocratique doit être, nécessairement, protectionniste. Il
doit en effet garantir la protection de l’intérêt collectif de sa population face aux diverses
puissances privées (marchandes, religieuses, mafieuses,…), nationales ou internationales. Les
droits fondamentaux (politiques, sociaux, culturels, environnementaux) ne relèvent pas de
l’économie, ils lui sont supérieurs car l’économie ne peut pas être autre chose, dans une
démocratie, qu’un outil au service de l’épanouissement individuel et collectif des peuples. La
revendication courante d’un équilibrage entre social et économique au sein d’une Union
européenne gangrénée par un autoritarisme de marché est dangereuse car c’est laisser
entendre tout d’abord que le néo-libéralisme et la mondialisation actuelle pourraient
s’harmoniser avec une société de droits sociaux alors que ces phénomènes se sont au contraire
développés, poussés par des politiques conservatrices, pour attaquer et affaiblir toutes les
conquêtes démocratiques et sociales des siècles précédents. En outre, cette pseudoadéquation
présente l’économie comme un secteur « séparé » de la société, secteur qui
produirait ses propres lois et logiques. Or présenter l’économie comme une sorte de « corps
vivant » autonome empêche simplement qu’un contrôle et un débat collectifs puissent avoir
lieu de façon permanente sur les questions fondamentales à la base de la
société démocratique : que produire ? comment ? pourquoi ? dans quelles limites ?
L’histoire sociale du 19ème siècle nous montre que l’Etat démocratique prend naissance dès
qu’il commence à refuser son instrumentalisation par la logique du libéralisme économique et
qu’il développe des outils qui servent à protéger une part de plus en plus grande des rapports
sociaux contre la logique de l’accumulation financière, de la recherche de toujours plus de
profit par les nantis. Cette naissance est produite par les luttes politiques, sociales et
syndicales. Créer des services publics, des entreprises publiques, la Sécurité sociale, c’est
produire de la Puissance publique démocratique – un Etat social – pour que celui-ci impose
l’égalité d’accès aux droits fondamentaux pour tous (propriétaires ou non-propriétaires). Le
combat pour un Etat social de service public est un combat politique, philosophique qui n’a
pas à être perturbé par un quelconque « pragmatisme économique ». La production de
richesse est aujourd’hui au sein de l’Union européenne deux fois supérieure à celle de 1970 :
il est deux fois plus facile aujourd’hui d’organiser et de renforcer cette philosophie du service
et de la protection publique. Si les services publics et la Sécurité sociale (les deux dossiers
sont liés par la même philosophie de la solidarité collective) sont aujourd’hui à ce point
attaqués par le néo-libéralisme et l’Union européenne, c’est que l’Etat social avait soustrait
grâce à eux une part très élevée de la richesse produite à la logique de l’accumulation
financière. La Sécurité sociale par exemple correspond à près d’un tiers des richesses
collectives qui sont directement distribuées sous forme de droit, sans qu’aucun propriétaire de
capitaux ne puisse en retirer le moindre profit. Il s’agit de « patrimoines collectifs/publics ».
La socialisation d’une part très importante des richesses, opérée dans les démocraties
nationales, a été ressentie comme une menace de plus en plus grave pour la logique de
l’accumulation financière. L’essence du libéralisme, c’est cela : privatiser pour en retirer un
maximum de profit, quelles qu’en soient les conséquences. Et les conséquences sont
connues : le développement de la paupérisation et des inégalités sociales et culturelles.
Avec la construction de l’Union économique et monétaire, le combat doit se déplacer.
L’économie européenne est aujourd’hui transnationale. L’ensemble des droits sociaux – dont
le droit fondamental d’avoir un Etat social démocratique de service public – doit être conquis
à l’échelon de l’Union européenne : condition sine qua non pour arrêter la chute des
financements publics nationaux et renverser la tendance actuelle de « privatisation » de nos
patrimoines collectifs. Nous devons nous battre pour des services publics européens (la
dimension transnationale de l’Union européenne se prête à la mise en commun publique de la
gestion de l’eau, des énergies, des transports,…) hors de toute considération de type marchand
(car nous sommes dans la sphère des droits démocratiques et non du commerce). Mais cette
bataille ne pourra être gagnée que si elle s’inscrit dans la reconquête des structures du pouvoir
européen pour les rendre démocratiques : mise en place d’un gouvernement politique de
l’Europe, octroi de l’initiative législative au parlement européen, revalorisation de la loi
contre la « soft law », fin de l’indépendance de la banque centrale,…
Il n’y aura plus de droits sociopolitiques collectifs nationaux sans l’imposition de droits
communs européens, il n’y aura pas de droits sociaux européens sans l’imposition d’un Etat
social européen démocratique. L’enjeu des élections européennes de juin prochain doit enfin
devenir sérieux et non anecdotique : le parlement européen complété par des élus nationaux
devrait pouvoir s’instituer en assemblée constituante et rédiger une vraie constitution, une
constitution qui protège tous les droits démocratiques (individuels, publics et collectifs) contre
la dictature du marché et du libre-échange.

P.-S.

Source : article paru dans la brochure du 1er mai 2004 de la FGTB-Bruxelles.

Notes

[1Il s’agissait de casser les tendances considérées comme « dirigistes » de la France et de l’Italie des années
cinquante. Pour toute une série de causes dans lesquelles entre notamment celle de la forte personnalité de
Charles de Gaulle et du poids de l’agriculture dans la France d’alors, ce régime d’économie libérale, épargnera
l’agriculture et ne s’appliquera qu’au commerce des autres marchandises jusqu’au projet de 1985 de « grand
marché » qui étend la logique de libre concurrence et de libre circulation aux services et aux capitaux.