Les prix des produits de base ont connu des fluctuations considérables au cours de la dernière décennie. Leur envolée entre 2002 et 2008 a été la plus forte depuis plusieurs dizaines d’années de par son ampleur, sa durée et sa portée. La contraction des prix survenue ensuite après le déclenchement de la crise mondiale actuelle au milieu de l’année 2008 a été particulièrement forte et a touché un nombre important de produits. Depuis le milieu de l’année 2009 et surtout depuis l’été 2010, les prix mondiaux des produits de base sont néanmoins repartis à la hausse, mais ils se sont quelque peu stabilisés par la suite.

David Bichetti et Nicolas Maystre sont économistes à la division Mondialisation et stratégies de développement de la CNUCED. Ce texte s’inspire en partie de plusieurs publications publiées par la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement indiquées dans les notes de bas de page. Néanmoins, les opinions exprimées dans le présent document, y compris la désignation et la terminologie sont celles des auteurs et ne doivent pas être considérées comme les points de vue officiels de la CNUCED ou de ses États membres.

Ce texte a été publié par la revue Informations et Commentaires. Ce trimestriel est édité par l’Association Pour un Nouveau Développement.
Pour de plus amples informations : http://www.ismea.org/ISMEA/infocom.html

Selon certains observateurs, cette récente évolution des prix des produits de base s’explique par les profondes transformations des relations fondamentales entre l’offre et la demande. Parmi celles-ci, on compte notamment : la forte croissance économiques dans les économies émergentes couplées par une urbanisation rapide et des changements de régimes alimentaires des classes moyennes, les tentatives de réduire l’utilisation des énergies fossiles et le recours aux biocarburants, la diminution de la productivité de certains produits agricoles liés à des chocs d’offre en lien ou non avec le réchauffement climatique.

Néanmoins, les analyses valident de plus en plus l’idée que ces fluctuations s’expliquent aussi par la présence de plus en plus intense des investisseurs financiers dans le négoce des produits de base pour des motivations purement financières [1] . Ce phénomène est souvent qualifié de « financiarisation du négoce des produits de base ».

Depuis le début du millénaire, les investissements dans les matières premières (ou leurs dérivés) sont devenus un élément dans des stratégies plus vastes d’allocation de portefeuille des investisseurs. Cela s’est traduit par une augmentation significative des actifs sous gestion des produits de base qui sont passés de moins de 10 milliards de dollars vers la fin du siècle dernier à un niveau record de 458 milliards de dollars en avril 2011 [2] . Ainsi, les volumes des produits dérivés en cours (open contracts) négociés en bourse sur les marchés des matières premières sont aujourd’hui 20 à 30 fois supérieurs à la production physique [3] .

Si l’on s’accorde en général à reconnaître que la participation des acteurs financiers aux marchés des produits de base est un élément normal des marchés, toute la question consiste à savoir de quelle ampleur sont ces flux financiers et dans quelle mesure ils déconnectent les prix par rapport aux fondamentaux, et/ou contribuent à l’instabilité de ces prix. En général, la participation de ces acteurs pouvait être bénéfique du point de vue économique en contribuant à approfondir les marchés et à mieux prendre en compte les besoins en matière de couverture des utilisateurs commerciaux et à réduire les coûts correspondants, mais les avantages ainsi procurés peuvent aussi être anéantis par les comportements grégaires de ces acteurs qui suivent souvent des stratégies d’investissements similaires. Du fait de cette financiarisation, les marchés des produits de base obéissent moins à la logique d’un marché normal de marchandises qu’à celle des marchés financiers.

 Des mouvements corrélés sur les marchés des actions et des produits de base

Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le niveau et l’instabilité des prix des produits de base sont liés aux investissements financiers, faute de transparence et de données suffisamment détaillées. Il existe néanmoins des éléments qui étayent l’idée que les investisseurs financiers influencent la dynamique des prix, du moins dans le court terme. Il peut notamment être fait référence aux fortes corrélations existant entre les mouvements des prix des produits de base et les évolutions sur les marchés des actions.

Historiquement, les prix des produits de base et celle des prix des actions évoluaient habituellement en sens opposé [4] . Néanmoins, dès 2009, la CNUCED a commencé à signaler de plus fortes corrélations positives entre les prix des matières premières et ceux de plusieurs autres actifs financiers [5] . Depuis, ces corrélations se sont renforcées. Dans un récent document de travail de la CNUCED, Bicchetti et Maystre [6] ont analysé les co-mouvements entre les rendements sur plusieurs produits de base et sur le marché des actions aux États-Unis durant la période 1997-2011 à l’aide des données ventilées par échelon de cotation (données « tick »). Les données montrent l’apparition des co-mouvements positifs entre les rendements des contrats à terme du pétrole ou d’autres produits agricoles avec le marchés actions des Etats-Unis, y compris sur des intervalles temporels extrêmement courts. Dans le cas du pétrole, Bicchetti et Maystre [7] ont été jusqu’à considérer des intervalles d’une seconde…

De toute évidence, ces mouvements à très court terme des prix des matières premières ne peuvent être justifiés par les variations de l’offre et de la demande sur des marchés spécifiques. Les fondamentaux entre les produits de base et le marché actions des États-Unis sont distincts. En principe, ces différences ne peuvent induire des corrélations positives à des fréquences si élevées et durant une si longue période, qui plus est sur une telle variété de produits de base. En effet, étant donné les divers produits de base considérés, on s’attendrait à des comportements distincts en raison notamment des saisonnalités, de l’utilisation industrielle et physique, et plus généralement des dynamiques propres à chacun de ces produits de base. Étrangement, ces différences n’apparaissent pas réellement dans les observations. À l’inverse, le marché boursier et des matières premières partagent une caractéristique essentielle commune : la forte présence d’investisseurs financiers. Cela met en relief une autre conséquence préoccupante et jusqu’à présent sous-estimée de la financiarisation : sa capacité de porter préjudice à l’économie réelle en envoyant les mauvais signaux pour la gestion macroéconomique.

Un exemple récent éclaire ce changement. Les graphiques 1 et 2 illustrent l’évolution des prix de l’Euro Stoxx 600, le prix du pétrole brut WTI – l’indice de référence aux États-Unis - et l’indice des matières premières de Standard & Poor et Goldman Sachs (SPGSCI) de février à septembre, en 2002 et en 2012, respectivement.

En comparant l’évolution de ces prix au cours de 2012 avec celle d’il y a dix ans, on s’aperçoit que la financiarisation des marchés de produits révèle un changement radical. Malgré certaines similitudes entre 2002 et 2012 en termes de chocs réels — insécurité au Moyen-Orient, lendemain d’un krach boursier et faibles récoltes pour certaines céréales — l’évolution des trois indices ne pourrait être plus divergente. Il y a dix ans chaque marché avait sa propre dynamique, mais en 2012, ils se déplacent en tandem. En particulier, en 2012, les prix du SPGSCI et du WTI suivent de près les événements qui se déroulent dans la zone euro. Ces similitudes sont d’autant plus frappantes que la livraison du sous-jacent aux contrats à terme sur pétrole brut WTI reste confinée au Midwest des États-Unis, ce qui restreint grandement les possibilités d’arbitrage avec le pétrole utilisé en Europe [8] .

Une autre illustration de l’influence des investisseurs financiers sur les marchés des produits de base se trouve dans le redressement sur les marchés pétroliers qui s’est opéré suite à l’accord de recapitalisation des banques dans la zone euro à la fin de juin 2012. À cette époque, le prix du Brent a augmenté de 7% en une seule journée et celui du WTI de 9% - une augmentation, bien visible sur le graphique 2, qui n’était pas liée à des changements fondamentaux de l’offre et de la demande dans les mois à venir.

Graphique 1 : Evolution de l’Euro Stoxx 600, du pétrole brut WTI et de l’’indice des matières premières de Standard & Poor et Goldman Sachs (SPGSCI) – 31 janvier au 30 septembre 2002
Note : Indices de prix (prix au 31/01/2002 = 100)
Graphique 2 : Evolution de l’Euro Stoxx 600, du pétrole brut WTI et de l’’indice des matières premières de Standard & Poor et Goldman Sachs (SPGSCI) – 31 janvier au 30 septembre 2012
Note : Indices de prix (prix au 31/01/2012 = 100)
Source : calculs du Secrétariat de la CNUCED basés sur la base de données de Bloomberg.

 Des mesures contre l’instabilité des prix des produits de base

Des mesures d’urgence à court terme s’imposent pour prévenir ou atténuer les effets des évolutions défavorables des prix des produits de base. Dans le même temps, il faut réfléchir aux moyens d’améliorer le fonctionnement des marchés de produits dérivés adossés aux produits de base pour permettre à ces mécanismes de mieux remplir leur rôle en envoyant des signaux de prix valables aux producteurs et aux consommateurs de produits de base, ou au moins pour les empêcher d’envoyer les mauvais signaux.

Compte tenu du rôle vital de l’information dans l’évolution des prix des produits de base, quatre mesures devraient permettre, prises ensemble, d’améliorer le fonctionnement de ces marchés, surtout pour les denrées alimentaires et pour l’énergie.

Premièrement, il faudrait accroître la transparence des marchés physiques en fournissant des informations plus fiables et plus actuelles sur les produits de base, concernant par exemple les capacités disponibles et les stocks détenus au niveau mondial pour le pétrole, et les superficies plantées, les récoltes attendues, les stocks et les prévisions de demande à court terme pour les produits agricoles. Cette mesure permettrait aux acteurs commerciaux de mieux apprécier les rapports fondamentaux entre l’offre et la demande de produits de base à l’heure actuelle et dans l’avenir.

Deuxièmement, il faudrait améliorer les flux d’information sur les marchés de produits dérivés adossés aux produits de base ainsi que l’accès à ces flux, notamment concernant les prises de position des différents opérateurs sur les marchés de ces produits, ce qui permettrait également de gagner en transparence. En particulier, des mesures pour assujettir les opérations sur les bourses en Europe à des obligations en matière d’informations comparables à celles en vigueur aux États-Unis devraient considérablement améliorer la transparence des opérations et décourager le « nomadisme réglementaire ».

Troisièmement, il conviendrait de resserrer la réglementation des acteurs financiers, par exemple en plafonnant le volume des positions, pour limiter l’impact des investisseurs financiers sur les marchés des produits de base. Et il faudrait interdire aussi les transactions pour compte propre aux institutions financières qui effectuent des opérations de couverture au bénéfice de leurs clients, pour cause de conflit d’intérêts. Cela impliquera de trouver le juste milieu entre une réglementation trop restrictive, qui empêcherait les bourses de produits de remplir leurs fonctions de transfert des risques, et une réglementation trop laxiste, qui les empêcherait aussi de s’acquitter de leurs fonctions de base.

Quatrièmement, les autorités de surveillance des marchés pourraient être chargées d’intervenir directement, mais ponctuellement, sur les marchés des produits de base en achetant ou en vendant des contrats de produits dérivés pour éviter un effondrement des prix ou pour dégonfler des bulles de prix. Cette intervention pourrait être considérée comme une solution de dernier recours pour lutter contre la formation de bulles spéculatives s’il n’était pas adopté de mesures de réforme pour assurer une plus grande transparence des marchés et leur réglementation plus rigoureuse, ou bien au cas où ces mesures se révéleraient inefficaces. Si le mécanisme de déclenchement des interventions pouvait être essentiellement fondé sur des règles, et prévisible par conséquent, l’intervention proprement dite impliquerait nécessairement une certaine part de jugement. Or il a parfois été émis des doutes quant à la capacité des autorités de marché ou des institutions publiques de comprendre et de suivre le marché. Ces doutes sont sans fondement car il n’y a aucune raison que ces organismes n’appréhendent pas le problème tout aussi bien que les autres acteurs du marché ; sur les marchés qui prêtent à des comportements grégaires, chacun a accès aux mêmes informations. En outre, contrairement aux autres acteurs du marché, l’autorité chargée d’intervenir n’aurait aucune raison de s’engager dans une quelconque forme de comportement grégaire. Elle pourrait au contraire interrompre les chaînes d’information qui nourrissent de tels comportements en annonçant à un moment donné qu’elle considère que les prix ne reflètent absolument plus les fondamentaux.

P.-S.

Publication originale : David Bichetti et Nicolas Maystre, La financiarisation des matières premières, in Informations et commentaires, le développement en questions, n°161, octobre-décembre 2012.

Notes

[1On peut voir sur ce point : CNUCED, « Don’t Blame the Physical Markets : Financialization is the Root Cause of Oil and Commodity Volatility », Policy Brief n°25, septembre 2012 ; CNUCED, Rapport sur le commerce et le développement, 2011, publicatiuon des Nations Unies, UNCTAD/TDR/2011, n° de vente : F.11.II.D.3, New York et Genève, 2011.

[2BARCLAYS, The Commodity Investor, divers numéros, 2012.

[3A. SILVENNOINEN et S. THORP, « Financialization, Crisis and Commodity Correlation Dynamics », Research Paper 267, Quantitative Finance Research Centre, University of Technology, Sydney,2010.

[4G. GORTON et K.G. ROUWENHOST, « Fact and Fantasies about Commodity Futures, Financial Analyst Journal, n°62, 2006.

[5CNUCED, The Global Economic Crisis : Systemic Failures and Multilateral Remedies, Publication des Nations Unies, n° de vente : E.09.II.D.4, New York et Genève, 2009 et CNUCED, Price Formation in Financialized Commodity Markets : The Role of Information, Publication des Nations Unies, UNCTAD/GDS/2011/1, New York et Genève, 2011.

[6D. BICCHETTI et N. MAYSTRE, « The synchronized and long-lasting structural change on commodity markets : evidence from high-frequency data », UNCTAD Discussion Papers, n°208 (UNCTAD/OSG/DP/2012/2), 2012.

[7D. BICCHETTI et N. MAYSTRE, Ibid.

[8L’arbitrage désigne les possibilités d’échanges pétroliers entre les marchés européen et américain, ayant pour effet de rapprocher le prix américain du pétrole de référence (WTI : Western Texas Intermediate) de celui du Brent européen. (ndlr)