Pour qu’un « marché du travail » existe, il faut d’une part qu’il existe une marchandise « travail » à échanger et de l’autre que des individus soient prêts à l’échanger. Cela semble couler de source aujourd’hui, mais c’est loin d’avoir toujours été le cas. D’abord parce que la notion même de « travail » est une invention relativement récente [1]. En effet, si de tout temps l’homme a produit (des objets, de la nourriture, de l’art, etc.), il n’a que très rarement réuni toutes ces productions sous une catégorie unique de « travail » entendue comme activité de production indépendante de ses réalisations concrètes. Cette évolution décisive intervient en réalité en Europe à partir de la fin du Moyen-Âge pour finir par s’imposer dans les sociétés modernes où elle fut l’une des conditions d’émergence du capitalisme.
Ensuite, parce que la transformation de ce « travail » lui-même en marchandise est encore plus récente. Elle suit ici la généralisation des « économies de marché » dans le courant du 18e Siècle, c’est-à-dire des économies où, du moins en théorie, toute production doit être destinée à la vente sur un marché, et tout revenu doit être tiré de la vente d’un produit sur le marché. Évidemment, on retrouvait des « marchés » bien avant cette généralisation, mais ceux-ci avaient toujours joué un rôle marginal dans l’économie par rapport à d’autres mécanismes de production, de distribution et de consommation comme l’autosubsistance, le troc, l’esclavage, etc. Or, ce qui change à partir du 18e Siècle, c’est que l’on commence à considérer qu’il serait beaucoup plus juste et efficace d’organiser l’ensemble de l’activité économique sur une base marchande, dans la mesure où cela permettrait à la fois de profiter des bienfaits de la division du travail et de la concurrence, tout en respectant les libertés (et responsabilités !) individuelles. Dans un tel contexte toutefois, pour ceux qui n’ont aucune possession dont ils pourraient tirer un revenu pour (sur)vivre, la seule possibilité restante consiste à vendre l’unique possession universellement partagée : leur « force de travail ». Pour ce faire, ils doivent se rendre sur le « marché du travail » pour trouver des individus qui disposent quant à eux de « moyens de production » qu’ils ne peuvent valoriser seuls et qui ont donc besoin de « travail » supplémentaire pour le faire. Après négociation, ces deux acteurs se mettront éventuellement d’accord sur un « contrat de travail » qui fixera les conditions auxquelles le travail du premier sera utilisé par le second.
Le « marché du travail » comme institution de pouvoir.
Pour les libéraux, à condition qu’elle puisse se dérouler le plus librement possible, cette situation devait nécessairement conduire à un optimum économique et social. Économique, parce qu’elle devait permettre à chacun de pouvoir produire ce pourquoi il est le plus efficace et au prix le plus bas.
Mais social aussi, parce que ce faisant, on donnait à chaque individu la possibilité de participer à l’enrichissement collectif en poursuivant son propre enrichissement personnel, la pauvreté et la misère ne pouvant, dans cette optique, qu’être le fruit d’un échec personnel que l’on pallierait éventuellement par le biais de la charité publique. Cette vision libérale de la société et des rapports de production ont toutefois historiquement posé au moins trois problèmes qui ont conduit à les remettre en cause d’un point de vue théorique, mais aussi et surtout dans la pratique.
Le premier, c’est qu’à l’inverse de la fiction libérale du « mérite individuel », il est rapidement apparu que l’origine et la perpétuation d’une séparation entre ceux qui possèdent des moyens de production et les autres devait en réalité assez peu aux « efforts » passés des premiers (ou de leurs parents), mais bien plus, d’une part à la violence de l’« accumulation primitive » [2], et d’autre part au fonctionnement même du capitalisme qui entraîne structurellement une concentration croissante des richesses et des moyens de production. Autrement dit, non seulement le « libre marché » ne s’est pas développé à partir d’une égalité réelle entre individus échangeant librement entre eux pour le plus grand bien de tous, mais il tendrait même plutôt à favoriser l’inverse, c’est-à-dire une situation où seuls les puissants sont réellement « libres » de tirer profit de leur position de force pour accumuler encore plus de pouvoir. Dans un tel contexte, travailler plus et mieux n’était donc absolument pas une garantie de réussite, ce qui explique d’ailleurs que des millions de travailleurs aient pu effectuer des journées de plus de 14h sans jamais parvenir à sortir de la misère...
Le second problème, c’est qu’il est dès lors également rapidement apparu que derrière l’égalité formelle des parties prenantes au « contrat de travail » se cachait en réalité une relation de pouvoir profondément asymétrique, entre d’un côté des individus pour lesquels être engagés était une question de survie et de l’autre, des individus qui pouvaient jouer sur cette vulnérabilité (et sur le nombre des vulnérables !) pour tirer les conditions de travail vers le bas. Cela signifiait ici que la « liberté commerciale » des travailleurs se limitait la plupart du temps à la liberté de choisir entre la misère du chômage et des conditions de travail exécrables, les employeurs se contentant quant à eux de constater que des travailleurs étaient prêt à travailler « librement » dans ces conditions pour les considérer comme légitimes, peu importe la réalité de cette « liberté » et les conséquences humaines et sociales des conditions ainsi acceptées.
Or, et il s’agit du troisième problème, le travail n’est pas une marchandise comme les autres [3]. D’abord, parce qu’il ne peut jamais être séparé de celui qui le produit. En effet, si vous louez une machine à un client et qu’il en abuse, le risque est simplement qu’elle casse et qu’il faille ensuite la remplacer. Lorsque c’est de votre propre force de travail dont on abuse, le risque c’est d’y perdre votre santé, voire même votre vie... De la même manière, lorsque le « besoin en travail » diminue, ce sont bien des hommes et des femmes de chairs et de sang qui sont menacés de tomber la précarité et non des machines qu’il suffirait d’entreposer pour les réutiliser plus tard lorsque la demande repartirait à la hausse. Ensuite, on ne peut pas davantage séparer les enjeux et finalités économiques des enjeux et finalités extra-économiques qui sous-tendent toujours une relation de travail. C’est ainsi qu’au-delà du salaire par exemple, la question du sens et de la fierté que l’on parvient à tirer de son travail sont au moins aussi importantes, et ce d’autant plus que l’on vit dans une société où une partie importante de notre identité se définit précisément dans et par notre rapport au travail. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des emplois bien payés mais vides de sens peuvent être une source de souffrance terrible pour les travailleurs qui les occupent, et c’est également ce qui fait toute la violence des appels à la « reconversion professionnelle » effectués au nom des nouveaux « besoins du marché du travail » dans la mesure où ils négligent tout ce que cela implique de déchirements parfois très douloureux en termes d’identité et de savoirs professionnels qui se trouvent ainsi disqualifiés au nom du marché.
De la« démarchandisation » historique du travail...
Pour toutes ces raisons, dès le 19e Siècle, on assiste à travers les États industrialisés à la multiplication de mécanismes destinés à limiter et à encadrer le « libre jeu » du marché en matières de relations de travail (mais pas seulement), afin d’éviter que la liberté reconnue à chacun de poursuivre son enrichissement comme bon lui semble ne se traduise par des abus grossiers d’un point de vue moral, social, sanitaire, etc. C’est ainsi que des normes minimales commencent à être introduites, par exemple, en matière de temps de travail, de travail des enfants ou encore de sécurité et d’hygiène au travail. Parallèlement, au lieu de continuer d’obliger chaque travailleur à négocier individuellement ses conditions travail avec un employeur vis-à-vis duquel il se trouve dans une position structurellement défavorable, on va également progressivement leur permettre de les négocier collectivement par l’intermédiaire d’organisations chargées de représenter l’ensemble des travailleurs d’une entreprises, d’un secteur, voire d’un pays donné. Enfin, le développement de la « protection sociale » va également venir limiter la dépendance des travailleurs vis-à-vis des aléas du marché et de l’arbitraire patronal en leur donnant la possibilité de pouvoir se passer (plus ou moins facilement selon les cas) de leur salaire grâce à des prestations sociales de plus en plus nombreuses.
Ce faisant, on assiste ainsi à une « démarchandisation » relative du travail puisque toutes ces évolutions viennent limiter et encadrer la possibilité d’acheter et de vendre du travail librement, d’une part en fixant des conditions minimales à respecter pour le faire (à la fois directement par l’adoption de normes juridiquement contraignantes et indirectement grâce aux garanties offertes par la sécurité sociale) et d’autre part en permettant que les termes de l’échanges soient le fruit d’une négociation collective et non plus individuelle. Or, si ces évolutions sont évidemment perçues comme autant de conquêtes par des travailleurs qui ont d’ailleurs souvent dû les arracher au prix de luttes acharnées, il en va tout autrement des employeurs qui y voient d’abord et avant tout des limitations potentiellement ruineuses imposées à leur liberté de pouvoir obtenir et utiliser du « travail » à moindre coût, ce qui explique qu’ils y soient « structurellement » défavorables, c’est-à-dire indépendamment des opinions qu’ils peuvent avoir sur telle ou telle mesure concrète.
...À sa« remarchandisation » néolibérale
C’est d’autant plus le cas que vers la fin des années 1960, cette « socialisation » progressive de l’économie (puisqu’elle dépend de plus en plus de critères socialement déterminés) atteint un degré tel qu’elle commence à menacer les fondements mêmes de l’économie de marché. Cette situation pousse dès lors les milieux conservateurs à réagir en lançant une vaste contre-offensive d’abord idéologique, puis politique que consacre l’arrivée au pouvoir des premiers gouvernements « néolibéraux », à commencer par ceux de Thatcher au Royaume-Uni et de Reagan aux États-Unis. Ceux-ci imputent la responsabilité des multiples « crises » qui ont marqué les années 1970 au développement « excessif » de l’État social et du pouvoir syndical. Et en un sens, ils ont raison puisque ces « crises » illustrent en effet l’impossibilité croissante de satisfaire à la fois les exigences de l’accumulation capitaliste et les exigences démocratiques et sociales qui se sont multipliées durant les décennies précédentes. Mais toute la question est évidemment de savoir lesquelles de ces exigences on souhaite privilégier.
Côté néolibéral, le choix est clair. Il faut d’abord garantir des profits suffisants aux capitalistes, avant de pouvoir envisager satisfaire d’autres considérations « sociales » ou « politiques ». Et comme ces profits se fondent très largement sur la capacité de ces mêmes capitalistes à pouvoir disposer librement du travail des autres, il faut rétablir au maximum cette « liberté » en commençant par démanteler tout ce qui s’y oppose.
Depuis les années 1980, on observe ainsi une mise en cause systématique de tout ce qui avait permis la « démarchandisation » (relative) du travail au motif de « relancer » une économie qu’il faut entendre ici comme la simple accumulation de capital. De ce point de vue, l’opération est d’ailleurs une réussite, puisque la part des profits dans la croissance mondiale a explosé durant la même période, au détriment toutefois des salaires et des conditions de travail (sans même parler de l’environnement...) [4].
Un tel processus ne peut toutefois pas uniquement s’appuyer sur la force pour réussir. Il doit aussi et surtout s’appuyer sur une représentation du monde qui le fonde et qui le légitime, en particulier auprès de ceux qui ont à en subir les effets. Dans le cas du (néo)libéralisme, cela consiste notamment à naturaliser le « marché du travail » de manière à en évacuer les enjeux et conflits politiques sous-jacents. Dans cette optique, la diffusion massive de l’expression même de « marché du travail » dans le discours politique, académique, médiatique, etc., contribue de manière décisive à cette naturalisation, en faisant de ce marché la référence obligée pour penser et agir sur les enjeux liés au travail en général. C’est ainsi que le chômage, par exemple, sera présenté comme un « déséquilibre sur le marché du travail », que ce soit au niveau de la demande (ex : les salaires sont trop élevés) et/ou au niveau de l’offre (ex : les travailleurs ne sont pas assez qualifiés), ce qui justifiera de baisser les salaires ou encore d’imposer aux travailleurs de se former en permanence pour mieux coller aux « besoins du marché du travail » ». De la même manière, présenter la pauvreté comme un « problème d’accès au marché du travail » permettra de légitimer des mesures (par exemple d’« activation ») qui conduisent à accentuer la concurrence entre salariés sur le marché du travail... et donc la pauvreté.
L’exemple de l’organisation internationale du travail
Aujourd’hui, on retrouve ce genre de procédés discursifs y compris dans des instances pourtant historiquement dédiées à contrer la logique du « marché du travail », à l’image de l’Organisation internationale du Travail (OIT), par exemple, dont la Constitution proclame pourtant fièrement que « le travail n’est pas une marchandise ». Une analyse lexicale de l’ensemble des rapports annuels publiés par cette Organisation depuis 1970 montre ainsi que l’expression « marché du travail » en était tout simplement absente jusqu’au milieu des années 1980, avant de s’imposer par la suite pour devenir non seulement quantitativement incontournable, mais aussi qualitativement, puisqu’un nombre croissants d’enjeux y ont été progressivement redéfinis en termes de « fonctionnement du marché du travail ». Il en va ainsi, notamment, du chômage (« un problème structurel d’inégalité sur le marché du travail »), du droit des femmes (dont il faut « améliorer la position (...) sur le marché du travail ») ou encore de la pauvreté (qui implique d’« agir sur la demande comme sur l’offre sur le marché du travail des pays en développement »). Pire encore, ce sont progressivement les modalités et finalités mêmes de l’action politique menée ou prescrite par l’OIT qui ont été redéfinies à travers des expressions comme « politiques du marché du travail » [5], « institutions du marché du travail » [6] ou encore, plus récemment, « gouvernance du marché du travail », qui ont toutes pour effet de faire du « marché du travail » l’objet (et donc le critère d’évaluation ultime) desdites politiques...
De telles évolutions posent évidemment question, mais elles ont également le mérite de rappeler qu’il a été possible au moins durant 15 ans à l’OIT de penser les enjeux liés au travail en-dehors de la (seule) catégorie du marché. Cela signifie qu’on le peut à nouveau, à condition toutefois de commencer par ce réapproprier les mots et les discours du (et sur le) travail.