On sait que Friedrich Engels a apporté une aide précieuse à son ami Karl Marx tout au long de leur longue amitié. Et notamment en lui fournissant des données essentielles sur le fonctionnement réel d’une entreprise. Pour gagner sa vie, et adoucir celle de son ami, Engels a en effet travaillé – rongé son frein – pendant deux décennies dans l’entreprise textile familiale à Manchester : il aurait préféré s’occuper à des choses plus stimulantes, intellectuellement parlant, comme en témoigne par exemple le livre phare de sociologie du travail qu’il a publié en 1845, « La condition de la classe ouvrière en Angleterre », il avait alors 25 ans, on était souvent précoce à cette époque.

Mais ses occupations professionnelles dans l’entreprise Ermen & Engels lui ont donc permis d’éclairer Marx sur certains aspects techniques de la machinerie capitaliste. Le 2 mars 1858, ainsi, Marx l’interrogeait sur le renouvellement de l’outillage, dont le cycle est évidemment révélateur du « mouvement industriel » dans la durée. La réponse d’Engels [1], le 4 mars 1858, vaut d’être largement citée :

En la matière, dit Engels, "Le critère le plus sûr est le pourcentage que tout fabricant décompte annuellement pour l’usure et les réparations de ses machines, de sorte qu’au bout d’un certain temps il a complètement amorti son outillage. Ce pourcentage est généralement de 7,5% ; d’après ce chiffre, l’outillage serait amorti en 13 ans et un tiers (...). Toutefois 13 ans et un tiers est un bien long délai au cours duquel peuvent se produire beaucoup de banqueroutes et de changements ; on se lance dans d’autres branches d’industrie, on vend l’ancien équipement et on introduit de nouveaux perfectionnements ; mais si ce compte n’était pas exact en gros, la pratique l’aurait modifié depuis longtemps. D’ailleurs, l’outillage ancien qu’on a vendu ne devient pas immédiatement de la ferraille, il trouve acquéreur chez des petits filateurs, etc., qui l’utilisent encore. Nous utilisons des machines qui ont sûrement vingt ans ; et lorsqu’on a l’occasion de jeter un coup d’oeil dans le tintamarre de vieilles machines d’ici, on aperçoit des machines moyenâgeuses datant d’au moins trente ans. Dans la plupart des machines, il n’y a qu’un petit nombre de pièces qui s’usent au point de devoir être remplacées au bout de cinq ou six ans ; et même au bout de quinze ans, lorsqu’un aucune nouvelle découverte n’a fait périmer le principe fondamental de la machine, les pièces usées peuvent assez facilement être remplacées (je parle spécialement des machines à filer et des machines à dégrossir le fil). De sorte qu’il est difficile de fixer avec précision une limite à la longévité de ces machines. Il faut ajouter que les améliorations apportées ces vingt dernières années aux machines à filer étaient presque toutes de nature à pouvoir être incorporées au cadre existant des machines, la plupart d’entre elles consistent en perfectionnements de détail. (...)

L’affirmation de Babbage [voulant que le renouvellement se fasse en 5 ans] est si absurde que, si elle était vraie, le capital industriel en Angleterre devrait diminuer constamment et qu’il faudrait gaspiller de l’argent. Un fabricant dont l’ensemble du capital fait cinq rotations en quatre ans et en cinq ans six rotations un quart – devrait donc, en plus du profit moyen de 10% par an, gagner encore 20% sur les trois quarts environ de son capital (outillage) pour pouvoir remplacer, sans pertes, les vieilles machines dont il se débarrasse – par conséquent gagner 25%. Le prix de revient de tous les articles en serait énormément augmenté, presque plus que du fait des salaires : et où serait alors l’avantage de la machine ? Les salaires payés au cours de l’année représentant peut-être un tiers du prix de l’outillage – dans les simples filatures et tissages certainement moins – et l’usure représenterait le cinquième de ces sommes – c’est ridicule. En Angleterre, il n’y a certainement pas un seul établissement dans la catégorie normale de la grande industrie qui renouvelle son équipement tous les cinq ans. Celui qui serait assez bête pour le faire, sauterait forcément au premier changement ; le vieil équipement, même beaucoup plus mauvais, prendrait l’avantage sur le nouveau ; il pourrait produire pour bien moins cher, car le marché ne s’aligne pas sur ceux qui comptent 15% d’usure pour chaque livre de filé de coton, mais plutôt sur ceux qui ne majorent son prix de 6% (environ quatre cinquièmes de l’usure annuelle de 7,5%) et par conséquent vendent meilleur marché.« C’est un chouïa technique mais, en même temps, riche en aperçus sur l’évolution du capitalisme, l’accélération de son processus : de 13,33 ans en 1858, la durée d’amortissement (de mise au rebut) de l’équipement productif est entre-temps passée, classiquement, à 10 ans, soit 25% de moins – et c’est sans compter avec l’astuce légale de l’amortissement dit »accéléré« , artifice comptable qui permet de gonfler les profits, ou avec les procédés »d’obsolescence programmée" qui déclassent (obligent à renouveler) l’outil informatique en un temps record. Et puis – développement durable avant la lettre – ce sont ces observations sur le remplacement partiel des machines : on les répare, on les adapte de préférence à un remplacement en bloc... Ajouter à cela le constat, toujours valable, que l’industrie capitaliste, prise dans son ensemble, ne peut s’écarter des règles de production au moindre coût communément appliquées, sous peine de se casser la figure. Le passé éclaire le présent.

Notes

[1Marx et Engels, « Lettres sur « le capital » », Editions sociales, 1964, pages 88-89.