Publié en juillet 2000 dans la revue « L’économie politique », cette analyse met en exergue la synthèse réalisée par Joan Robinson entre les apports de Keynes et ceux de Marx.

Le nom de Joan Robinson (1903-1983) [1] est associé à trois grandes « révolutions » qui ont secoué l’histoire de la pensée économique du XXe siècle : la concurrence imparfaite, la demande effective et la critique du marginalisme. Connue pour son franc-parler, Joan Robinson n’a eu de cesse de dénoncer les aberrations du modèle de la concurrence pure et parfaite qui, à ses yeux, n’avait aucun lien avec la réalité économique. Les économistes néoclassiques, dit-elle en substance, s’y sont très mal pris pour défendre le marché et la libre entreprise. L’auteur avait en ligne de mire les misères de notre monde, voyant le chômage et la pauvreté ronger la société en dépit de ressources technologiques inestimables. Elle a alors entrepris un long travail d’analyse critique et de rénovation de la pensée de Keynes. Sa réflexion a été fortement influencée par les événements de son temps. La Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et la course aux armements sont présents de manière constante dans son œuvre. Elle va jusqu’à établir une corrélation positive entre la croissance économique de l’après-guerre et la guerre froide, pour s’élever contre les politiques, soutenues par certains économistes keynésiens, qui ont détourné les principes fondamentaux de l’analyse du bien-être en justifiant l’expansion des dépenses militaires.

La pensée de Joan Robinson a évolué, débutant par la critique méthodique du modèle néoclassique pour déboucher sur une analyse du capitalisme en termes d’instabilité et de contradictions. Joan Robinson explique que, lorsqu’elle était étudiante, il n’y avait qu’une seule référence, celle d’Alfred Marshall, qui n’était confrontée à aucune autre analyse. Un jeune étudiant ne pouvait facilement échapper à l’emprise de la communauté scientifique dominante, car, dit-elle, pour y entrer, puis en gravir les échelons, il fallait pouvoir restituer le modèle de la concurrence pure et parfaite et ce qui en découle, en particulier la fonction de production [2]. Mais Joan Robinson a lu quelques auteurs prohibés par les économistes libéraux pour en tirer des conclusions pertinentes et des rapprochements insolites : Karl Marx, bien sûr, mais également Rosa Luxemburg, qu’elle a étudié avec beaucoup d’attention, avec une plume critique, pour mettre en lumière son analyse de l’impérialisme.

Pour comprendre la pensée hérétique de Joan Robinson, il faut la replacer dans son contexte historique et dans les débats théoriques du moment. Car, dans son œuvre, l’histoire conditionne les choix, les fonctions et les activités des acteurs de l’économie. Or, écrit-elle, « l’absence d’un traitement correct du temps historique et l’incapacité à spécifier les règles du jeu dans le type d’économie envisagé font que l’appareil théorique offert par les manuels néoclassiques ne permet pas d’analyser les problèmes contemporains, que ce soit dans la sphère micro ou dans la sphère macro-économique » [3]. Joan Robinson est une économiste de son temps, dans le sens où elle se nourrit de la réalité à laquelle elle est confrontée. Une réalité qui n’a rien à voir avec celle que propose l’économie néoclassique. Elle y puisera ses interrogations sur la place des monopoles et le rôle de l’Etat.

1. La réalité économique et la pensée de Joan Robinson

Avec la fin de la Première Guerre mondiale, commence une période marquée par une grande instabilité, tant politique qu’économique. Le XIXe siècle prend définitivement fin et les traits caractéristiques du XXe siècle apparaissent : grande industrie d’une part, opposition entre capitalisme et socialisme d’autre part. La révolution russe est le catalyseur d’une contestation sociale sans précédent. Jusqu’au milieu des années 20, une vague de grèves et de mouvements d’insurrection secoue l’Europe, en particulier l’Allemagne, la Hongrie, la France, l’Angleterre, l’Italie, la Slovénie et la Pologne. Ce chaos social débouche sur l’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne et du fascisme en Italie. Quant à l’Espagne, elle est le théâtre d’une guerre civile où s’affrontent les deux blocs de la guerre froide à venir.

Pendant ce temps, des fortunes immenses se constituent, en grande partie alimentées par le Premier Conflit mondial : automobile, chimie, aviation. Ces industries sont devenues les moteurs de l’activité économique. La puissance industrielle doit aussi énormément aux marchés financiers. La Bourse bat des records et la société anonyme, qui emploie plusieurs milliers de salariés et mobilise des équipements industriels très sophistiqués, s’impose, détrônant l’entrepreneur individuel. Rien de commun avec l’hypothèse d’atomicité du marché de la concurrence pure et parfaite !

En 1931, Joan Robinson obtient un poste d’assistante auxiliaire à l’université de Cambridge. Deux ans après, elle publie The Economics of Imperfect Competition [4]. Un livre qui, dans la lignée marshallienne, ne se détache pas de l’approche néoclassique, tout en la révolutionnant par l’introduction du monopole. Les acquis marginalistes (le prix tend à égaliser le coût marginal et les salaires, le produit marginal du travail) sont balayés : l’équilibre est obtenu avec un prix qui est au-dessus du coût marginal et avec des capacités excédentaires. Seule la concurrence parfaite peut réduire la rente du monopole. Cet ouvrage a le mérite de renouveler les débats néoclassiques, mais il souffre aussi de nombreuses faiblesses soulignées par l’auteur elle-même : sa plus grande faiblesse « est l’échec de traiter le problème du temps » [5].

Après la Deuxième Guerre mondiale, la situation politique et sociale n’est plus la même. L’Europe, ruinée et toujours instable politiquement, est prise dans un jeu de blocs : les Etats-Unis lancent le plan Marshall et s’accordent sur un nouveau partage du monde à Yalta, avec l’Union soviétique et la Grande-Bretagne. La guerre froide s’installe. Puis la décolonisation commence. L’Inde et la Chine se libèrent de l’emprise européenne et optent pour une voie dirigiste. Les transformations éco nomiques profondes et les tensions politiques très fortes font que nombre d’économistes, dont Joan Robinson, remettent en cause le rôle central du marché. L’Etat devient, dans cette période, un acteur incontournable de l’économie. L’effort de guerre a mis au premier plan les dépenses publiques, tandis que les contours flous d’un Etat providence se dessinent en réponse à la pression sociale.

Les politiques économiques keynésiennes s’imposent. Joan Robinson s’éloigne de la microéconomie et de l’analyse des firmes en intégrant le séminaire de Keynes, appelé The Circus [6]. Elle y fréquente (avec son mari, Austin Robinson, professeur à Cambridge) Richard Kahn, Pierro Sraffa et James Meade, apporte ses lumières à la Théorie générale de Keynes et publie en 1937 un recueil de textes écrits en 1935, Essais sur la théorie de l’emploi. En dépit d’un certain consensus qui se manifeste entre quelques économistes libéraux et keynésiens à travers la « grande synthèse », d’autres sont sceptiques sur la possibilité de maintenir un taux de croissance en constante augmentation. Les débats sur le plein-emploi vont alors bon train. Certains auteurs redoutent qu’il ne nourrisse l’inflation (Paul Samuelson, Robert Solow), tandis que d’autres y voient, à travers l’action de l’Etat, la formule quasi magique pour faire face aux crises endémiques du capitalisme. Or, pour Joan Robinson, le plein-emploi (à supposer qu’il puisse être atteint) est un leurre, car le chômage, dit-elle, est nécessaire au fonctionnement du marché du travail, faisant sienne de cette façon la formule de « l’armée industrielle de réserve » de Marx : « Le succès même d’une politique de l’emploi fait surgir de nouveaux problèmes. Dans un système fondé sur l’entreprise privée, l’existence d’une réserve de chômeurs jouait un rôle important. (...) Le chômage maintenait la discipline dans l’industrie (...), donnait une souplesse suffisante au mécanisme de la production pour lui permettre de s’adapter à l’évolution de la technique et aux variations de la demande [et], en freinant la tendance à la hausse des salaires nominaux (...), assurait une stabilité suffisante à la valeur de la monnaie. Le chômage était une méthode cruelle et coûteuse pour obtenir des résultats. Mais, s’il doit être aboli, d’autres méthodes sont à trouver pour accomplir ces mêmes fonctions » [7].

Sa rencontre avec Michal Kalecki (émigré polonais, connu pour sa macroéconomie intégrant la concurrence imparfaite, la dynamique de l’innovation et l’intervention de l’Etat pour soutenir la demande) va lui ouvrir de nouvelles voies de recherche, plus particulièrement sur l’accumulation du capital, les ressorts de la croissance et la nature des crises du capitalisme.

Supposant que l’économie repose sur une sorte d’ordre divin, les néoclassiques soutiennent que les crises sont dues à des accidents (fluctuations imprévisibles des prix des matières premières, évolutions démographiques, nouvelles techniques, etc.) qui peuvent remettre en cause l’équilibre du marché. Un nouvel équilibre se rétablit peu à peu grâce au libre jeu de la loi de l’offre et de la demande. Cette conception de la crise est à ce point ancrée dans les esprits et les pratiques au début du XXe siècle et jusqu’à la fin des années 30 que les politiques publiques n’ont alors qu’un objectif : restaurer les mécanismes du marché. Joan Robinson l’explique avec à la fois de l’amertume et de l’ironie : « Hitler avait déjà trouvé un remède au chômage avant que Keynes ait fini d’en expliquer les causes » [8].

L’autre façon de concevoir la crise consiste à considérer que le capitalisme est par nature instable. Les crises qu’il traverse résultent de ses propres contradictions. Joan Robinson étudie plus particulièrement Marx, Marshall et Keynes à ce sujet, et réalise des rapprochements étroits entre Marx et Keynes. Keynes « développait une analyse qui est essentiellement celle de Marx » [9], et de s’étonner que les marxistes contemporains n’aient pas avant Keynes élaboré un concept comparable à celui de la « demande effective » pour montrer les liens entre répartition du revenu, demande et croissance. Elle va même jusqu’à recommander la lecture du Capital aux économistes néoclassiques.
Dans la première édition (1941) de son Essai sur l’économie de Marx, elle écrit dans la préface que, « jusqu’à une date récente, on n’accordait à Marx, dans les milieux universitaires, qu’un silence méprisant, rompu occasionnellement par quelques notes railleuses en bas de page. Mais les développements de la théorie universitaire, imposés par le développement de la vie économique - analyse des monopoles et analyse du chômage -, ont ébranlé la structure de la doctrine orthodoxe, et détruit la complaisance avec laquelle les économistes avaient coutume de considérer les effets du capitalisme libéral » (p. VII). Dans la préface de la seconde édition (1965), elle écrit de façon plus crue et volontairement anachronique : « On connaît peu ce qu’il y a de »keynésien« dans Marx » (p. IX).

Jusqu’aux années 30, la loi de Say, reprise par Alfred Marshall, domine toujours les conceptions économiques, et Joan Robinson se réfère à Marx pour la critiquer en le citant longuement : « Rien n’est plus niais que le dogme d’après lequel la circulation implique nécessairement l’équilibre des achats et des ventes, vu que tout achat est vente, et réciproquement... Si l’on n’achète pas, l’autre ne peut vendre... Personne ne peut vendre sans quautre achète ; mais personne n’a besoin d’acheter immé diatement parce qu’il vient juste de vendre (l’identité parfaite entre le fait de vendre et d’acheter, la circulation les scinde...). Si la scission entre l’achat et la vente s’accentue, leur liaison intime s’affirme - par une crise » [10]. Reliant Marx et Keynes, Joan Robinson est l’économiste d’une autre synthèse.

2. L’instabilité structurelle du capitalisme et le néomercantilisme

Joan Robinson n’en est pas moins critique vis-à-vis de la politique keynésienne suivie par les Etats des pays capitalistes d’après-guerre. A ses yeux, les années de forte croissance sont le produit d’un ensemble de circonstances exceptionnelles, dont les deux composantes majeures sont les dépenses publiques et la guerre froide : « Je ne pense pas que l’on puisse véritablement supposer que la guerre froide et plusieurs guerres ne furent inventées que pour résoudre le problème de l’emploi. Mais elles y ont certainement contribué. Le système avait l’appui, non seulement des industries qui en tiraient profit et des travailleurs qui y trouvaient un emploi, mais aussi des économistes qui approuvaient la dépense publique et l’impasse budgétaire comme prophylaxie de la stagnation » [11].

Dans L’accumulation du capital [12], Joan Robinson entreprend une critique approfondie des principes de base du modèle néoclassique (équilibre, parfaite substituabilité des facteurs de production, transparence du marché), qui lui permettra de jeter les bases d’une analyse fine de l’Etat et du devenir du capitalisme.

Elle explique, en substance, qu’un marché ne peut être considéré en équilibre que si les prix y sont stables. Mais si les ventes alimentent les profits des entreprises, ces dernières vont produire davantage (si les profits sont satisfaisants) ou réduire leur production (si le taux de profit est insuffisant). La situation d’équilibre va par conséquent se modifier constamment. Elle poursuit son analyse en critiquant l’idée de la transparence du marché. Quand un marché particulier devient très attractif, de nombreux entrepreneurs vont prendre la décision d’y investir, sans connaître la situation du marché dans son ensemble et, en particulier, les décisions des autres entrepreneurs. Or, les décisions d’investissement vont modifier le volume de l’offre. A partir du moment où de nouveaux équipements productifs sont installés dans une industrie donnée, on ne peut (facilement) les transférer vers d’autres industries. Dans ces conditions, le marché peut se trouver dans une situation où l’offre sera supérieure à la demande sur une période assez longue.

L’équilibre entre l’offre et la demande n’est pas instantané, et, surtout, il est incertain. Il n’est pas sûr que le marché (y compris à longue échéance) revienne à l’équilibre : il peut en être empêché par des perturbations diverses qui modifient le comportement des individus, lesquels ignorent l’avenir et les décisions prises par les autres protagonistes (comme le pensait Keynes). « Le monde capitaliste est toujours, d’une certaine manière, un marché d’acheteurs, en ce sens que la capacité de production excède ce qui peut être vendu à un prix profitable. » La concurrence et la myopie des entrepreneurs, liées à l’opacité des marchés et à la rétention de toute sorte d’informations, conduit autant à la surproduction qu’au monopole. Joan Robinson s’accorde avec Marx et Schumpeter sur l’idée que la concurrence mène à une situation de suraccumulation et de concentration de la production capitaliste, tout en favorisant le progrès technique. Elle jette ainsi un regard critique sur les conceptions de Werner Sombart et de Max Weber sur l’esprit du capitalisme. Des technologies nouvelles sont sans cesse inventées, qui modifient les rapports de force entre les entreprises concurrentes. L’entrepreneur n’y est pour rien. La situation exceptionnelle qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale est riche d’enseignements à ce propos, car elle doit peu à la rationalité des marchés, mais beaucoup à l’Etat.

Joan Robinson est donc amenée à formuler une autre explication de la crise économique. Celle-ci n’est pas le produit d’un choc extérieur au capitalisme, mais le produit de son propre développement. A ses yeux, la concurrence pure et parfaite est incompatible avec le progrès social. Le calcul économique est tout aussi irréaliste dans un environnement incertain. Par contre, les phénomènes psychologiques de masse peuvent avoir des effets inattendus. Joan Robinson reprend ainsi les analyses de Keynes sur la spéculation, en expliquant que pour qu’un événement se produise, il faut qu’on en ait décidé ainsi. A force de répéter qu’il faut placer ses capitaux dans tel type d’activité parce qu’elle est promise à un bel avenir, les capitaux affluent forcément, le marché croît et le taux de profit augmente. Si les mouvements de hausse peuvent assez facilement (et rapidement) se produire, ils peuvent tout aussi soudainement s’inverser suite à une rumeur économique, financière, politique ou à un événement quelconque, d’où le fonctionnement chaotique de l’économie capitaliste. La croissance économique est donc par nature incertaine, mais la volonté politique y contribue.

Joan Robinson montre que le chemin de la croissance est très difficile à atteindre. Pour que l’économie soit dans une situation dite « d’âge d’or », une condition bien précise doit se vérifier : le taux de profit et les créations d’emplois doivent suivre l’augmentation de la population active. Mais cette équation est rarement vérifiée, parce que les entrepreneurs inves tissent en fonction d’un taux de profit anticipé à partir du taux de profit passé. Résultat : le taux d’accumulation réalisé à partir des anticipations des entrepreneurs détermine le taux de profit effectif (atteint). Or, pour qu’il en soit ainsi, il faut qu’un ensemble de circonstances particulières soient réunies, qui tiennent à la fois bien sûr de l’économie, mais aussi du social et du politique. En bref, l’économie est plus souvent dans la situation de « l’âge de plomb » que de « l’âge d’or ».

Dans ces conditions, le capitalisme ne rime pas avec « équilibre », comme l’affirment les marginalistes, mais avec « déséquilibre », comme l’ont également montré les économistes autrichiens, en particulier I. Kirzner, pour qui les opportunités de profit et d’investissement naissent d’une situation de déséquilibre et d’information imparfaite. Pour Joan Robinson, la raison majeure est la suivante : la séparation entre le travail et la propriété, qui permet aux entreprises d’atteindre des tailles importantes, alimente des conflits entre des groupes sociaux dont les intérêts sont par définition opposés. On sent bien là l’influence de Marx, qui conduit du même coup Joan Robinson à balayer le principe de la main invisible pour lui préférer celui du « hasard historique ».

Résumons-nous : une situation économique à un moment donné est le résultat d’un ensemble de circonstances qui ont été modelées en fonction d’un principe de fonctionnement (ici la recherche du profit) et à laquelle est attachée une structure sociale particulière (appropriation privée du produit obtenu collectivement). Le comportement économique des agents économiques (travailleurs, entrepreneurs, banquiers, politiques), contrairement aux affirmations des néoclassiques, échappe totalement aux règles du calcul rationnel, puisque ces agents économiques ne vivent pas dans la transparence, mais dans l’ignorance des décisions des autres agents économiques. Les taux de profit et d’investissement se fixent donc, explique-t-elle en substance, par hasard, sans que personne ne l’ait décidé. Mais existe-t-il une cohérence derrière ce désordre apparent ? Joan Robinson en est absolument persuadée, sans parvenir cependant à apporter une réponse convaincante. Pourtant, elle met à l’épreuve ce raisonnement pour expliquer la croissance des années 50-70, en montrant que les faits économiques ne sont pas des objets que l’on peut étudier indépendamment de l’histoire. L’économie est régulée par des conflits sociaux et politiques qui sont les faiseurs de l’histoire. Ce qu’elle met en lumière en reprenant la conception du temps que Keynes avait soulignée : le temps historique, c’est-à-dire le temps réel fait d’événements politiques et sociaux, non le temps aseptisé, théorique, qui se matérialise par la succession de situations d’équilibre.

Le monde déstabilisé

Les rapports Etat-entreprises-marchés se prolongent, pour Joan Robinson, sur la scène internationale. Elle ne manque pas alors d’intervenir dans l’autre débat majeur de l’après-Deuxième Guerre mondiale (après celui sur le rôle de l’Etat) sur la décolonisation et le sous-développement. Elle tourne le dos aux libre-échangistes et, en s’inspirant de l’approche de Rosa Luxemburg sur l’impérialisme, montre que le capitalisme poursuit son expansion en intégrant progressivement des économies non capitalistes, favorisant ainsi l’expansion des rapports marchands au niveau mondial : « (...) Rosa Luxemburg avance sa thèse centrale selon laquelle le système capitaliste survit grâce à son expansion au détriment des économies primitives » [13]. « Le reste du monde (qui était en grande partie dominé par les empires européens avant que ne commence la révolution industrielle) contribua à la croissance du capitalisme en lui fournissant son approvisionnement dans nombre de ressources animales, minières et végétales, et une force de travail à exploiter » [14].

Les nouvelles nations ne pourront « rattraper » leur retard en s’ouvrant au libre-échange, parce que le « nouveau mercantilisme » des pays industriels les en empêchera toujours. Si, en effet, la croissance des marchés internationaux n’est pas suffisante pour absorber les exportations mondiales, chaque puissance commerciale essaiera de réaliser un excédent de ses comptes extérieurs.

L’actualité de la pensée de Joan Robinson est d’autant plus flagrante que, dès 1965, l’auteur souligne avec force que « les règles des relations économiques internationales sont conçues pour avantager le pays le plus puissant » [15]. De tout temps, les économies les plus puissantes ont toujours été « mercantilistes de cœur ». Elles cherchent à déverser dans les autres pays ce qu’elles ont de trop (marchandises et capitaux), tout en sélectionnant minutieusement leurs achats à l’étranger. Elles soutiennent ainsi l’activité nationale. Et lorsque leur épargne excédentaire est prêtée aux pays du tiers monde, elles se désintéressent de la solvabilité à terme des débiteurs. La « spirale de l’endettement » est due aussi au fait que les pays riches ne souhaitent pas vraiment le développement des économies pauvres et, par conséquent, ne se préoccupent pas du remboursement de la dette. D’autant que le tiers monde, par la structure de ses exportations (essentiellement des matières premières), se heurte à une demande rigide (inélastique) dans les pays industrialisés, tandis qu’il doit assumer des dépenses incompressibles en important des armements et des biens manufacturés. D’un autre côté, les effets multiplicateurs du financement extérieur des investissements dans les pays en développement peuvent être faussés par la présence des multinationales, qui récupèrent et rapatrient les profits. Parce que ces multinationales « ne témoignent de patriotisme que vis-à-vis du capitalisme en tant que tel et ne font aucune distinction entre production intérieure et extérieure » [16].

L’inflation dans les pays industriels, due à la hausse des taux de salaire nominaux et au gonflement de l’offre excédentaire, et l’endettement couplé à l’insolvabilité chronique des économies du tiers monde font dire à Joan Robinson que le remède préconisé par les autorités monétaires du monde pour éviter la dépression, « est le remède suranné d’une réduction du crédit, engendrant une contraction de l’activité suffisante pour réduire les importations et un chômage suffisant pour faire échec aux demandes d’augmentation de salaires. Cette méthode maintient le pouvoir des autorités financières sur l’industrie ». Et d’ajouter, plus tard, que la concurrence entre économies néomercantilistes (Etats-Unis, Japon, Allemagne) s’accentuant et la démonétisation du dollar aidant, la spéculation a provoqué des « mouvements incontrôlés de capitaux [qui] sont devenus un facteur majeur de déstabilisation ». Le FMI est alors « inadapté dans sa tâche spécifique de protection des économies nationales contre les chocs externes » [17].

C’est ainsi que Joan Robinson termine ses réflexions hérétiques : les questions économiques nationales et internationales sont intégrées dans une même logique, celle de la dynamique des inégalités du capitalisme. Si on laisse le marché agir, la concurrence, instrumentalisant la science, entraîne sans cesse l’apparition de nouveaux biens, et donc de nouveaux besoins. Dans ces conditions, la quantité moyenne de biens à consommer augmente sans cesse, mais également le niveau de qualification des travailleurs pour maîtriser des technologies de plus en plus complexes. Ceux qui n’accèdent pas aux connaissances nouvelles sont exclus des entreprises et alimentent une sorte d’armée industrielle de réserve. La pauvreté absolue augmente avec la croissance économique : « Non seulement la croissance ne supprime jamais la pauvreté subjective, mais, de plus, elle accroît la pauvreté absolue... Avec l’extension de la croissance, de plus en plus de familles se retrouvent au bas de la hiérarchie sociale. La misère absolue augmente avec la richesse. Le vieux cliché »pauvreté au milieu de l’abondance« prend un nouveau relief » [18].

Fonctionnement chaotique du marché, décisions arbitraires des entrepreneurs, pauvreté absolue, inégalités sociales et entre nations, etc., le fonctionnement du capitalisme est par nature chaotique, selon Joan Robinson. Son œuvre a de nombreux points communs avec les analyses de Marx et de Rosa Luxemburg, sans pourtant qu’elle en tire les conclusions politiques de ces deux auteurs. Car, si ses prises de position politiques ont souvent été radicales, en particulier sur la question du sous-développement, Joan Robinson sera finalement restée attachée à la recherche d’un capitalisme aménagé, celui de Keynes plutôt que celui de Marx.

P.-S.

Cette analyse de Sophie Boutillier et de Dimitri Uzunidis (laboratoire Redéploiement industriel et innovation, université du Littoral (Dunkerque), a été publiée à l’origine dans L’Economie politique n° 7, daté du 3ème trimestre 2000. Voir son site Internet : http://www.leconomiepolitique.fr/l-economie-heretique-de-joan-robinson---1-_fr_art_233_25568.html

Notes

[1La pensée de Joan Robinson n’a rien perdu de son intérêt. Cet article se nourrit des nombreuses contributions présentées lors du colloque international « Joan Robinson. Hérésies économiques », organisé par le laboratoire Redéploiement industriel et innovation les 16 et 17 mars 2000, à l’université du Littoral (Dunkerque), avec le concours du ministère de l’Education nationale.

[2« La fonction de production s’est révélée être un instrument puissant de déséducation. L’étudiant en théorie économique doit écrire Y = f(K,W), où W est la quantité de travail, K la quantité de capital et Y le niveau de production des biens. Il doit supposer que tous les travailleurs sont interchangeables et mesurer W en termes de travail d’homme ; (...) et on le pousse à passer très vite à la question suivante dans l’espoir qu’il oubliera de se demander en quelles unités on mesure K. Avant même qu’il se soit posé la question, il est devenu professeur, et c’est ainsi que se transmettent, de génération en génération, des habitudes de pensée nébuleuses. » Extrait d’un article dans Review of Economic Studies, 1953.

[3« L’histoire contre l’équilibre », Thames Papers in Political Economy, repris dans Contributions à l’économie contemporaine, éd. Economica, 1985.

[4Traduction française : L’Economie de la concurrence imparfaite, éd. Dunod, 1975.

[5« Imperfect Competition Revisited », The Economic Journal, 1953.

[6Voir à ce propos C. Marcuzzo, L. Pasinetti et A. Roncaglia, The Economics of Joan Robinson, éd. Routledge, Londres, 1996.

[7Joan Robinson, Introduction to the Theory of Employment, éd. MacMillan, 1937. Traduction française : Introduction à la théorie de l’emploi, éd. Puf, 1948, p. 10.

[8J. Robinson, « La deuxième crise de la théorie économique », conférence organisée par le Congrès de l’American Economic Association le 27 décembre 1971. Repris dans Contributions..., op. cit., p. 14.

[9J. Robinson, « Marx, Marshall et Keynes », conférence donnée à la Delhi School of Economics en 1955. Repris dans Contributions..., op. cit., p. 138.

[10J. Robinson, Essai sur l’économie de Marx, éd. Dunod, 1977, p. 35.

[11J. Robinson, « La deuxième crise de la théorie économique », op. cit., p. 12.

[12J. Robinson, L’accumulation du capital, éd. Dunod, 1972, première édition en anglais 1966.

[13Introduction à la préface anglaise de L’accumulation du capital publié en 1951.

[14J. Robinson, Développement et sous-développement, éd. Economica, 1980, p. 7, 1979 pour l’édition originale en anglais.

[15J. Robinson, « Le nouveau mercantilisme », in Contributions..., op. cit., p. 235.

[16Développement et sous-développement, op. cit., p. 92.

[17J. Robinson, « Qu’est devenue la politique de l’emploi ? », in Contributions..., op. cit.

[18J. Robinson, « La deuxième crise de la théorie économique », op. cit., p. 14.