Les traités entre l’Union européenne, les États-Unis et le Canada (dénommés TTIP et CETA) provoquent une forte opposition en Europe, aux États-Unis et au Canada. À travers de nombreuses actions, de plus en plus de citoyens expriment leur inquiétude par rapport au pouvoir sans précédent que ces traités accorderont aux multinationales, du risque de libéralisation de services publics et d’affaiblissement des droits des travailleurs et normes environnementales. Un des moyens d’action choisis par une alliance de plus de 240 mouvements [1] citoyens à travers l’Europe a été celui d’organiser une « Initiative citoyenne européenne ». Le présent article traitera de l’« Initiative citoyenne européenne » comme moyen d’action pour contrer des décisions politiques qui se prennent au niveau européen.

 Qu’est-ce l’« Initiative citoyenne européenne » ?

Depuis avril 2012, les citoyens européens peuvent fixer leurs propres priorités politiques à travers l’initiative citoyenne européenne introduite par l’article 11 du traité sur l’Union européenne (TUE) tel que modifié par le traité de Lisbonne. Un outil nouveau qui écorne le monopole d’initiative [2] dont disposait la Commission depuis 1958. En soi l’ICE constitue un progrès démocratique qui vise à réduire le fossé entre les peuples et l’Union européenne, mais sa principale faiblesse est que personne ne la connaît.

En deux ans, seulement 40 projets ont été déposés, signés par 5 millions de citoyens, ce qui ne pèse pas lourd sur un total de 500 millions d’habitants. Parmi les 40 projets, 40 % ont été refusés d’entrée de jeu par Bruxelles. Car les règles sont assez claires : l’exécutif européen ne peut être saisi sur tout et n’importe quoi. Les requêtes ne sont enregistrées qu’à certaines conditions : ne pas être « fantaisistes, ni abusives ou vexatoires », ne pas être « contraires aux valeurs de l’Union », mais surtout concerner un domaine dans lequel l’UE a compétence pour légiférer.

Outre des projets rejetés faute de base juridique, comme celle d’abolir le Parlement européen ou de proscrire la tauromachie et la prostitution. La Commission a également débouté une proposition liée à la protection sociale : la création d’un revenu d’existence pour tous. Les politiques sociales, selon les traités européens demeurant principalement du ressort des États membres. Nous allons voir plus loin que chaque initiative déposée auprès de la Commission doit en quelque sorte utiliser tous les stratagèmes pour ne pas être rejetée dès le départ. Un autre élément important pour lancer une ICE, est de réunir un comité d’au moins sept citoyens résidant dans au moins sept pays différents. Ils disposent au total d’un an pour recueillir 1 million de signatures dans au moins sept des 28 États membres. Une fois ce seuil atteint, la Commission a trois mois pour rendre sa décision.

Et c’est la principale limite de l’ICE : elle n’est pas contraignante. Il s’agit juste d’une invitation faite à la Commission européenne de présenter une proposition législative dans un domaine dans lequel l’UE est habilitée à légiférer, mais la Commission n’est pas tenue de le faire. Elle a juste l’obligation de répondre – positivement ou négativement.

Une illustration en est l’initiative « right2water » lancée par une coalition d’associations et de syndicats européens. Dans sa réponse, la Commission promet plusieurs mesures, comme une consultation publique sur l’eau potable, ou une meilleure information des citoyens, mais ne propose aucune initiative de loi reconnaissant le droit humain à l’eau, ou engagement formel de ne lancer aucune initiative visant à libéraliser ces services. L’initiative Stop TTIP évoquée en début d’article a connu un tout autre sort, car la Commission européenne a refusé d’enregistrer l’initiative en argumentant que l’Initiative n’entrerait pas dans le cadre prévu par les traités, et serait de ce fait irrecevable.

Avant de procéder à une analyse plus détaillée de l’argumentation suivie par la Commission, nous allons d’abord expliquer le problème évoqué par les initiateurs de l’initiative.

 Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP)

Depuis de nombreuses années, les groupes d’entreprises nourrissent le rêve d’un accord de commerce et d’investissement entre l’UE et les États-Unis favorable aux entreprises. Le projet de grand marché américano-européen est porté depuis de longues années par le Dialogue économique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby connu aujourd’hui sous l’appellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Créé en 1995 sous le patronage de la Commission européenne et du ministère du Commerce américain, ce rassemblement d’entrepreneurs mène campagne pour la suppression des réglementations auxquelles sont soumises les entreprises transnationales en activité dans l’UE et aux États-Unis.

Depuis sa création, il n’a cessé de plaider en faveur d’un accord de grande portée afin de réaliser cet objectif. La Commission européenne et des représentants du gouvernement américain ont annoncé en novembre 2011 la mise en place d’un groupe de travail de haut niveau [3] (CET) chargé « d’identifier et d’évaluer les opportunités de renforcement des relations UE-États-Unis en matière de commerce et d’investissement ». Peu après, la Commission européenne a initié un cycle de plus d’une centaine de réunions avec des entreprises et des lobbyistes d’entreprises afin d’élaborer ses positions dans la négociation. Ces réunions ont été tenues secrètes jusqu’à ce que la Commission soit contrainte de révéler leur existence suite à une demande d’accès aux documents invoquant le droit à l’information. En février 2013, le président des États-Unis, Barack Obama, a annoncé dans son discours annuel sur l’état de l’Union le lancement des négociations en vue d’un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP).

Le TTIP n’est pas un accord commercial classique dont l’objectif premier serait la réduction des droits de douane à l’importation entre des partenaires commerciaux, puisque les droits de douane applicables entre l’UE et les États-Unis sont déjà au plus faible. Le principal objectif du TTIP consiste bien plus à supprimer les « barrières » réglementaires qui restreignent les profits potentiels des entreprises transnationales sur les marchés américain et européen. Ceci implique notamment la suppression ou l’abaissement de normes sociales ou de réglementations écologiques. Le mandat de négociation de la Commission européenne place l’élimination des obstacles réglementaires parmi les plus hautes priorités du TTIP, ce qui dément l’allégation de la Commission européenne selon laquelle la dérégulation ne serait pas à l’ordre du jour.

Le TTIP vise en outre à créer de nouveaux marchés en ouvrant les services et les marchés publics à la concurrence des sociétés transnationales, ce qui menace de déclencher une nouvelle vague de privatisations dans des secteurs-clés tels que la santé et l’éducation. Mais la plus préoccupante nouveauté introduite par le TTIP, c’est qu’il permet aux multinationales de poursuivre les gouvernements devant des tribunaux d’arbitrage en cas de perte de profit résultant de décisions politiques.

À travers un tel système, les entreprises seraient ainsi en mesure de contrecarrer toute politique de santé, de protection de l’environnement ou de régulation de la finance en réclamant des dommages et intérêts devant des tribunaux extrajudiciaires.

L’initiative « STOP TTIP » visait à utiliser l’Initiative citoyenne pour amener la Commission à proposer au Conseil de mettre fin aux négociations et pour la conduire à s’abstenir de proposer au Conseil la signature et la conclusion du traité déjà négocié avec le Canada.

 Le refus d’enregistrement de l’initiative

La Commission européenne a refusé d’enregistrer l’initiative en argumentant qu’elle n’entre pas dans le cadre prévu par les traités. Elle serait de ce fait irrecevable pour deux raisons de nature strictement juridique. D’une part, l’autorisation d’ouvrir des négociations est un acte préparatoire et non un acte juridique de l’Union en tant que tel. D’autre part, une Initiative a pour objet de solliciter l’adoption d’un acte juridique et non le retrait de celui-ci.

Une interprétation contestée par les organisateurs de l’initiative, pour lesquels la Commission a essayé de faire taire les critiques. Jean-Paul Jacqué, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, s’inquiète d’une interprétation juridique « étriquée » par les services de l’exécutif. Pour lui, il s’agit d’une interprétation susceptible de « faire sombrer en grande partie les tentatives de développer la démocratie participative introduite par le traité de Lisbonne ».

Il pointe également quelques éléments importants pour les futures initiatives citoyennes européennes : « On ne peut qu’être émerveillé par le juridisme étroit, mais surtout par le sophisme [4], des auteurs de la réponse de la Commission. En effet, ce qui est sollicité est un acte de la Commission retirant une proposition. Il est évident qu’elle produira des effets en empêchant une modification de l’ordre juridique de l’Union. En outre, après la conclusion de l’accord, une Initiative demandant à la Commission de proposer au Conseil de mettre fin à l’accord serait recevable puisqu’elle viserait à modifier l’ordre juridique de l’Union. Si la Commission admet qu’une Initiative citoyenne peut porter sur une demande de conclusion d’un accord, elle doit pouvoir porter aussi sur une demande de dénonciation d’un accord. Faut-il attendre qu’un accord soit conclu pour engager avec les citoyens un débat sur son opportunité ? »

 Une décision susceptible d’affaiblir la démocratie participative ?

Les auteurs de l’Initiative ont déclaré qu’ils ont l’intention de soumettre le refus de la Commission à la Cour de Justice européenne. Il reste à souhaiter qu’ils aillent jusqu’au bout de leurs intentions afin de vérifier la portée exacte de l’Initiative citoyenne. Il faut espérer que la CJUE fasse preuve de sagesse en statuant sur un sujet aussi sensible. Une interprétation trop restrictive du traité risquerait de faire sombrer toute future tentative de développer la démocratie participative introduite par le traité de Lisbonne. Une décision qui risquerait d’approfondir le déficit démocratique déjà fortement ressenti par les citoyens européens et qui contribuera à renforcer les eurosceptiques de tout poil.

Webographie

http://stop-ttip.org/fr/

http://www.lavenir.net/article/detail.aspx?articleid=DMF20140911_00526622

http://www.etudes-europeennes.eu/actualite-europeenne/pourquoi-le-rejet-de-linitiative-citoyenne-lstop-tippr-est-contestable-2.html

http://www.monde-diplomatique.fr/2013/11/WALLACH/49803

http://ec.europa.eu/trade/policy/in-focus/ttip/about-ttip/index_fr.htm

http://rosalux-europa.info/userfiles/file/TTIP_FR.pdf

P.-S.

Source originale : article paru en octobre 2014 dans la revue de la FAR D’autres Repères.be disponible via le lien suivant : http://www.far.be/far/publications2014/20141015.PDF

Notes

[1Stop TTIP lancés par Attac, Campact, Friends of the Earth Germany Transparency International Germany, Greenpeace Luxembourg, 38 degrees (UK), War on Want (UK), Unison (UK), and Tierra (Friends of the Earth Spain) et bien d’autres

[2Le monopole d’initiative est un droit qui a été conféré à la Commission européenne, et qui lui donne mandat et obligation de faire des propositions sur les matières contenues dans le traité de l’Union européenne, soit parce que celui-ci le prévoit expressément, soit parce qu’elle l’estime nécessaire.

[3Le Conseil économique transatlantique (CET) est un organisme créé entre les États-Unis et l’Union européenne visant à coordonner l’harmonisation des réglementations et normes, et permettre l’intégration économique transatlantique.

[4Un sophisme, est une argumentation à la logique fallacieuse, c’est un raisonnement qui cherche à paraître rigoureux mais qui en réalité n’est pas valide au sens de la logique