Parmi les 28 pays que compte l’Union européenne 21 ont un salaire minimum. Ce n’est pas le cas de l’Allemagne, de l’Autriche ou encore des pays scandinaves. Dans ces pays, on considère que la négociation des salaires doit relever exclusivement des syndicats et du patronat et non de l’État.
La situation actuelle va cependant changer avec l’arrivée au pouvoir de la nouvelle coalition CDU-CSU-SPD [1] en Allemagne. Le présent article tentera de présenter le compromis trouvé entre les futurs partenaires de la nouvelle coalition quant à la mise en place d’un salaire minimum garanti. Au moment de la rédaction de l’article, les membres du parti social-démocrate (SPD) ne se sont pas encore prononcés sur la participation du parti à la coalition, on reste donc toujours dans l’expectative...
Un peu d’histoire pour situer le débat dans son contexte
Le débat sur l’introduction d’un salaire minimum légal en Allemagne remonte aux années 1990. Suite à la réunification allemande et l’introduction d’une économie de marché sur le territoire de l’ancienne RDA, les travailleurs se sont retrouvés avec des salaires bien inférieurs aux salaires de leurs collègues à l’Ouest. De nombreuses voix se sont levées à l’époque pour attirer l’attention sur les conséquences néfastes de cette situation déséquilibrée. Le débat est cependant longtemps resté limité à quelques secteurs, tout particulièrement le secteur de la construction et du bâtiment, avec l’objectif de lutter contre la concurrence salariale déloyale exercée par les entreprises des nouveaux pays membres de l’Union européenne, qui détachaient leurs salariés en Allemagne avec des rémunérations inférieures à celles prévues dans les négociations collectives. Il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour voir arriver la première revendication syndicale commune pour l’instauration d’un salaire horaire minimum interprofessionnel (7,5 euros l’heure à l’époque). Ce niveau a ensuite été revalorisé à 8,5 euros en mai 2010.
Le parti social-démocrate avait fait sienne cette revendication en proposant l’instauration d’un salaire minimum légal de 8,5 euros de l’heure (brut), qui s’appliquerait à tous les salariés, indépendamment des minima conventionnels de branche. Il s’agirait d’en finir avec le « patchwork des salaires minima de branche à branche et de région à région [2] ». Selon les résultats d’une recherche effectuée en 2013 sur base des chiffres de 2011 [3], quelques 6,9 millions de personnes verraient ainsi leur salaire horaire revalorisé de 30% en moyenne et de plus de 80% pour les 1,8 million de salariés percevant moins de 5 euros de l’heure. Un cinquième environ des salariés serait concernés, dont plus de la moitié ayant un emploi soumis à des cotisations sociales. La même publication pronostique un choc de revenu et de compétitivité de grande ampleur et une remise en cause de l’économie à bas salaires qui caractérise désormais certains secteurs (agriculture, agro-alimentaire, commerce de détail, hôtellerie restauration, sécurité et nettoyage, etc. [4]).
Des vues divergentes en matière de salaire garanti
En cours de la campagne électorale, les partis chrétiens (CDU et CSU) étaient plus réservés sur la question du salaire minimum, ils ne voulaient pas « d’un montant minimum défini par la loi ». La résolution prise lors du congrès de 2011 est assez explicite « Nous souhaitons un seuil minimum de rémunération défini par des conventions collectives, en fonction de l’économie du marché. Et non un salaire minimum politique [5] ». Dans la conception des partis chrétiens, il fallait faciliter l’extension des conventions existantes (c’est- à-dire à réformer la procédure par laquelle une convention collective devient obligatoire pour toutes les entreprises de la branche concernée) et obliger la fixation de minima salariaux dans les branches sans convention collective. Plusieurs branches avaient eu recours à des procédures d’extension [6]pour se mettre à l’abri de la concurrence exercée par les entreprises n’adhérant pas aux conventions collectives et du dumping social dans le cadre du détachement de travailleurs. La CDU propose une intervention de l’Etat dans les seuls cas de défaillance des interlocuteurs sociaux. L’objectif étant de permettre à un maximum de salariés d’être rémunérés en fonction des minima conventionnels, tout en laissant aux interlocuteurs sociaux le soin d’en fixer le niveau, pour mieux tenir compte de la diversité des situations régionales et sectorielles.
Vu cette divergence des positions, le volte-face de la chancelière allemande Angela Merkel (CDU) qui a finalement accepté le principe d’un salaire minimum généralisé a été d’autant plus surprenant « Nous allons prendre des mesures que je ne considère pas comme justes, parmi lesquelles un salaire minimum généralisé », a-t-elle déclarée, jeudi 21 novembre. Nous allons le faire, même si on n’y croit pas...
Le contenu de l’accord gouvernemental
Outre des considérations générales sur le plein emploi, la productivité et l’importance d’un salaire décent, l’accord gouvernemental ne donne que quelques indications quant à l’instauration d’un salaire minimum généralisé en Allemagne qui « doit assurer une protection minimale pour les travailleurs et travailleuses » [7].
- Un salaire minimum horaire de 8,50 euros brut est introduit par la loi, pour l’ensemble du territoire fédéral au 1 janvier 2015 ;
- Des exceptions restent cependant toujours possibles : elles sont autorisé jusqu’au 31 décembre 2016 sur base des conventions sectorielles conclues entre les interlocuteurs sociaux ;
- Le salaire minimum garanti s’appliquera au niveau fédéral à partir du 1 janvier 2017 ;
- Resteront d’application les conventions existantes visant à atteindre jusqu’au 31 décembre 2016 le niveau du salaire minimum garanti ;
- La nouvelle loi s’appliquera à toutes les conventions collectives qui n’ont pas permis d’atteindre le niveau du salaire minimum garanti jusqu’au 31 décembre 2016,
- Le niveau du salaire minimum garanti sera évalué pour la première fois le 10 juin 2017. Il sera ensuite adapté ou étendu par voie légale jusqu’à la date du 1 janvier 2018. Il appartiendra à une commission paritaire constituée de 3 représentants des employeurs, de 3 représentants des travailleurs et d’un président de commission de se prononcer sur la question.
Selon les prévisions, l’accord permettrait de relever les salaires de 5,6 millions de personnes, soit 17% des salariés, qui gagnent actuellement moins de 8,50 euros, surtout les salariés peu qualifiés et travaillant à temps partiel. Même si à l’heure actuelle rien n’est encore décidé au niveau de la participation au gouvernement allemand du SPD et qu’il n’y a pas encore de cadre légal, il y déjà des voix qui se lèvent pour critiquer la décision. C’est ainsi que le président de l’association patronale BDA, Ingo Kramer, se demande « pourquoi les politiques pensent en savoir plus que les partenaires sociaux ? ». Bien qu’il prétende juger « inacceptables » les salaires de misère dans certaines branches et entreprises, il pense néanmoins qu’il y a de « bonnes raisons » pour que les salaires d’embauche soient faibles dans certains cas.
C’est dans la même lignée d’idées que les principaux instituts économiques allemands (proches du monde patronal) ont jugé néfaste pour l’emploi l’instauration d’un salaire minimum légal : "Un salaire minimum de 8,50 euros l’heure nuirait à l’économie allemande et détruirait un nombre considérable d’emplois [8] ». Selon le même institut (DIW), un salaire minimum de 8,50 euros se traduirait par une hausse de 35% du coût horaire du travail. Seraient principalement affectés les petites entreprises et les travailleurs indépendants dans le secteur des services, comme les coiffeurs, les chauffeurs de taxis, les hôtels et restaurants, les services de nettoyage et d’aide à domicile.
Un autre « éminent » spécialiste de la question, le professeur Friedrich Schneider de l’université de Linz, estime que le travail au noir va augmenter en conséquence de l’introduction d’un salaire minimum de 8,50 euros. Il situe le coût à 1 à 2 milliards d’euros par an. Au total, cela pourrait détruire ou empêcher de créer environ un million d’emplois en Allemagne selon Institut IFO.
La réforme apporterait des recettes fiscales et sociales supplémentaires
Il est assez curieux de constater que le salaire minimum à 8,50 euros a trouvé un défenseur en la très libérale OCDE qui reconnaît que le salaire minimum peut également constituer une mesure de retour à l’emploi et estime le niveau de salaire fixé en Allemagne comme étant « très raisonnable ».
Selon les calculs de l’IAB (Institut für Arbeitsmarkt- und Berufsforschung) proche de l’agence fédérale de l’emploi, un salaire minimum légal de 8,50 euros rapporterait environ 800 millions d’euros de recettes fiscales supplémentaires et près de 1,7 milliard de recettes sociales. Une étude de mai 2011 de la fondation Friedrich Ebert [9], proche du SPD, avance des chiffres encore plus positifs : une hausse du revenu des ménages de 14,5 milliards d’euros, des recettes fiscales et sociales de 5,4 milliards et 1,7 milliard d’économies de transferts sociaux pour l’État.
Vu les arguments avancés par les adversaires et les défenseurs du salaire minimum, il reste fort à parier que les discussions quant à l’instauration du SMG risquent d’être animées au sein du nouveau gouvernement allemand.
Quelques réflexions en fin d’article
L’introduction d’une Loi sur le salaire minimum en Allemagne a une valeur hautement symbolique en Europe, mais va finalement avoir des effets limités sur les grands équilibres macro-économiques en Europe. Le revenu disponible des ménages, donc leur consommation, pourrait en bénéficier, mais pas avant 2015.
Selon une étude de BNP Paribas [10], le rééquilibrage attendu de cette mesure sur les excédents courants allemands sera donc inexistant à court terme et limité à moyen terme. Les résultats économétriques montrent une réponse modeste : une hausse de 2% des salaires réels abaisserait de 0.75 point le PIB allemand à l’horizon de dix ans, tandis que la croissance des pays périphériques (Espagne, Grèce, Portugal, Irlande) demeurerait quasiment inchangée. Comme l’économie n’est pas une science exacte et que les prévisionnistes se sont souvent plantés ces dernières années, il faut attendre pour voir quel sera le vrai impact sur l’économie allemande.
En dehors de l’approche économique, il faut néanmoins signaler que certains points risquent de poser problème :
- A défaut d’adaptation annuelle (à l’exemple de l’indexation en Belgique), le salaire minimum fixé à 8 ;50 € actuellement, ne vaudra plus que 7 € (avec un taux d’inflation de 1.5%) au moment de la première adaptation en 2018.
- Les exceptions pour les travailleurs saisonniers et certaines catégories de minijobs [11], font craindre que les employeurs vont tout tenter pour élargir ses activités à d’autres secteurs également.
Le diable va donc être dans le détail. La confédération syndicale DGB et ses centrales professionnelles auront tout intérêt à suivre de près la transposition dans la législation allemande.