Les investissements que les grosses limousines de l’économie privée (entreprises multinationales et Cie) effectuent aux quatre coins du monde font partie des boussoles qui servent à diagnostiquer l’état de santé de l’économie mondiale. A juste titre ? Décryptage.
Les investissements directs à l’étranger, les flux transfrontières de capitaux mis en branle par les entreprises multinationales forment l’un des baromètres du bien-être mondial. Il n’en pas toujours été ainsi. Mais, là, aujourd’hui, ce type d’information fait partie du tableau de bord et il convient de s’y intéresser. Le bonheur de chacune et de chacun en dépendrait.
Il s’agit, internationalisation de l’économie oblige, de montants gigantesques, difficiles à concevoir pour l’homme de la rue. Depuis 2006, le volume monétaire des montants qu’on appelle par convention « investissements » et qui à ce titre se déplacent par-delà les frontières, dépasse le trillion de dollars. Un trillion, c’est mille milliards, douze zéros.
On l’a dit, ces chiffres ont valeur magique. Ils ont une grande influence sur les chancelleries. Les analystes financiers les introduisent dans leur boule de cristal et les scrutent avec soin. La presse économique, conseillère grise du Prince, y est également très attentive. Le raisonnement est relativement simple : si ces investissements transfrontières affichent une belle croissance d’une année à l’autre, ce seront, dans les sphères dirigeantes, cocoricos et soupirs d’aise. Tout va bien, le cap a été maintenu, le « climat des affaires » donne des signes d’optimisme encourageants. Dans le cas inverse, s’il y a eu tassement et recul, les clignotants rouges ne manqueront pas d’inquiéter.
Depuis 2008, crise aidant, on s’inquiète un peu. Le montant des investissements transfrontières demeure certes au-dessus de la barre du trillion mais, par rapport au pic de 2007 (1.833 milliards de dollars), on a assisté à un net fléchissement : 1.771 milliards en 2008 (- 3,3% sur un an), 1.114 milliards en 2009 (- 37% sur un an). L’embarras est perceptible chez les rédacteurs du « World Investment Report » (WIR pour les intimes), le rapport annuel de référence que publie à Genève, depuis vingt ans, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, en abrégé la Cnuced.
Dans l’édition 2010 (données 2009), ainsi, le WIR cherche sans cesse à tempérer les résultats navrants de l’année écoulée en se disant confiant dans le rebond qu’amènera indubitablement 2010. Indubitablement ? On note, ici, un « optimisme prudent », là, une « reprise prévisible des flux » en 2010. Dans le langage courant, on dira : peut-être. Peut-être ben que oui, peut-être ben que non. Pour notre propos, on se contentera de garder à l’esprit que, chez ces « gens-là », on fait manifestement un lien entre la prospérité des nations et la vitalité des activités d’investissement international.
C’est, on le sait, devenu une constante dans les politiques industrielles des gouvernements de la plupart des pays. Faute de disposer de leviers pour intervenir directement dans l’économie, ils cherchent tantôt à susciter, tantôt à attirer l’investissement prometteur d’emplois et de richesses nouvelles, y compris fiscales. En Wallonie, c’est par exemple la succession de plans « Marshall » : relance de l’économie par stimulation (subsidiation) de l’initiative (investissement) privée. Fermons la parenthèse.
Voilà qui mérite d’être passé au peigne fin. Il y a beaucoup à dire au sujet de ces gigantesques flux monétaires qui quittent un pays pour aller « s’établir » dans un autre. Cela rime à quoi ? Et puis, que représentent-ils par rapport aux autres composantes de l’économie, quelle est leur part relative dans la vie économique ? On va commencer par là.
1er constat : tout est relatif
Pour prendre correctement la mesure de l’importance économique des investissements directs à l’étranger, il faut commencer par relativiser. Il s’agit de sommes astronomiques, certes, mais ramenées à leur part relative, elles sont nettement moins impressionnantes. C’est ce que montre le tableau suivant.
Que nous montre ce tableau ?
Que, en effet, le flux des investissements transfrontières n’a cessé de croître depuis 1982, première année d’enregistrement de ces données. Entre 1982 et 2008, ils ont été plus ou moins multiplié par trente, et plutôt moins que plus : il s’agit de montants exprimés en dollars dits courants, c’est-à-dire non corrigé de l’inflation.
Que la part relative prise par les fusions et acquisitions (c.-à-d. des rachats d’entreprises à l’étranger, ne créant aucune valeur nouvelle) est cependant considérable sur toute la période : pour chaque dollar « investi » à l’étranger, la moitié ne correspond, chez l’entreprise ciblée, qu’à un changement de propriétaire (avec, en 2007, une pointe de 89%).
Que, enfin, de manière plus significative, la part du PIB consacrée à un investissement créateur de moyens de production nouveaux ou accrus (FBCF) reste, au plan mondial, assez constante, entre 21 et 23 % - et ne doit donc rien à la croissance des investissements transfrontières dont les montants, bien qu’impressionnants et bien qu’en croissance constante, ne représentent qu’une part infime du PIB mondial (elle passe de 0,5 à 3%).
2ème constat : c’est une « mini-mondialisation »
Le ballet mondial des investissements transfrontières ne s’arrête devant aucun obstacle. C’est une ronde à bride abattue, un immense jeu de chaises musicales, partout les dollars jouent au saute-mouton. C’est l’image qui vient à l’esprit. Là, encore, il faut nuancer.
C’est le deuxième élément de relativisation. En effet, les investissements transfrontières ne voyagent que très marginalement en direction des pays du Tiers-monde.
C’est un paradoxe. Le salut des pays en voie de développement est souvent présenté comme intimement lié à l’ouverture de leurs économies au commerce et à l’investissement international. Des pressions et des chantages considérables sont exercés pour qu’ils en adoptent la religion.
L’investissement transfrontière, cependant, fonctionne essentiellement en circuit fermé, entre pays riches. C’est ce que montre le tableau suivant, qui donne la liste des vingt pays accueillant en 2009 les plus grands montants d’investissement étranger.
Qu’est-ce qui apparaît clairement ici ? Plusieurs choses.
Que sur l’ensemble des pays du monde, les flux d’investissements transfrontières se concentrent sur un très petit groupe de vingt pays. Ils recueillent 71% des dollars baladeurs. Et c’est 50% pour les dix premiers : un dollar sur deux...
Que, sur ces vingt pays, les États-Unis viennent en tête, et que l’Europe, pour sa part, ne compte pas moins de 9 pays figurant dans le peloton de tête (9 sur 20, presque la moitié).
Que, exception faite de la Chine, devenue « usine » du monde, son atelier de sous-traitance numéro un, on ne compte, au titre de pays « émergents » ou en développement, que trois pays, le Brésil, la Russie et l’Inde (formant avec la Chine le complexe « BRIC ») ; Hong Kong et l’Arabie saoudite constituent des cas particuliers, « hub » chinois pour le premier, vassal pétro-stratégique états-unien pour le second.
Que le paradis fiscal des sociétés-écrans y occupe une place plus qu’honorable, ce sont les Iles Vierges, en n°15.
Que les « pays en développement », formant la grande majorité des nations et des populations, demeurent périphériques dans le total (34%), et encore plus l’Afrique sub-saharienne (3,5%). Les IDE, en d’autres termes, c’est largement un « club privé ». Faut être membre.
3ème constat : données peu fiables
Quiconque jette de temps en temps un regard sur les pages économiques des journaux sait que les multinationales sont devenues des choses aux contours insaisissables. Elles ont des centaines de filiales. Elles ont imaginé des montages financiers grâce auxquels leurs investissements transitent ni vu ni connu. Elles ont une comptabilité dont la tuyauterie multiplie les vases communicants et les ramifications en labyrinthes indéchiffrables. Obtenir des données objectives sur les flux devient dès lors malaisé. Deux exemples.
Dans une étude sur ce qu’il faut bien appeler les flux d’investissements fictifs, conduisant à surévaluer les montants réels investis, il a été démontré que, pour la France, en 2008, les investissements sortis des frontières n’étaient pas de 136,8 milliards d’euros mais, en réalité, de 80,1 milliards – et déduction faite des flux fictifs, les investissements entrés en France n’étaient quant à eux pas, comme le veut la comptabilité « officielle », de 66,3 milliards d’euros mais seulement de 9,7 milliards.
La correction est considérable. Les investissements sortants ont été surévalués de 41% - et les investissements entrants de 85%. Voilà qui invite à prendre les statistiques officielles d’investissements avec une forte pincée de sel. Pas très fiables. En cause, la « tuyauterie » savante des opérations d’investissement conduites par les multinationales. Pour illustrer, mis en forme à partir de l’étude, un petit schéma explicatif.
D’évidence, comme on le voit, les mêmes 10 milliards « investis » par l’entreprise française A dans l’acquisition de l’entreprise allemande B vont faire carrousel. Grâce à ce montage à vocation essentiellement fiscale, les 10 milliards sont comptabilisés non pas deux fois (un IDE sortant français, un IDE entrant allemand) comme on s’y attendrait logiquement, mais... six fois !. Artificiellement, s’entend. Il n’y a pas eu « multiplication des pains ». Il y a eu, pour parler clair, en toute légalité, « faux en écritures ».
Restons sur les montages. Une agence de conseil spécialisée à Londres dans l’allègement fiscal des investissements transfrontières (ICD Ltd.) offre ouvertement ses services de trucages légaux et en livre, sur son site, quelques schémas qui parlent d’eux-mêmes . En voici un.
On a ici une filiale chinoise créée sous une forme juridique qui entraîne en Chine l’exonération d’impôts sur le rapatriement des bénéfices et une société créée de toutes pièces aux Iles Seychelles pour les faire transiter à moindres frais fiscaux (« compte tenu de la convention bilatérale liant les Seychelles et l’Afrique du Sud, aucune autre taxe ne sera perçue en Afrique du Sud sur les dividendes provenant de cette société offshore » précise ICD)… Voilà qui montre que les voies suivies par les investissements directs étrangers sont aussi mystérieuses que celle du « seigneur ». Tirons-en deux conclusions provisoires :
Les montants d’investissements transfrontières renseignés dans les statistiques officielles sont, grâce à de savantes constructions de prêts intra-groupes, artificiellement gonflés.
Ces mêmes constructions aboutissent souvent à réduire à la portion congrue les recettes publiques auxquelles les Etats pourraient prétendre.
Là, pour fermer la boucle, c’est un dernier aspect de la question : sachant que les nations se font toutes concurrence pour attirer cette manne, source de croissance et de prospérité, qu’en est-il, à bien regarder ?
4ème constat : des profits profitables pour qui ?
C’est sans doute l’occasion de rappeler que les investissements transfrontières prennent essentiellement deux formes. Tantôt ils s’investissent en outils de production étrangers, soit neufs, soit par rachat d’entreprises existantes : c’est, on l’a vu, le cas le plus fréquent. Et tantôt c’est la partie réinvestie des revenus provenant de ces investissements qui sera comptabilisée comme investissements directs à l’étranger.
Là, il faut marquer un temps de réflexion. Car il y a donc addition (1) du montant investi et (2) des revenus réinvestis. Mais seulement de ceux-là : les statistiques sont très discrètes sur les revenus rapatriés sous forme de dividendes au « propriétaire » de l’investissement.
Ce propriétaire, on ne le soulignera jamais assez, est désormais, dans le pays étranger où il a « investi », propriétaire (1) de l’investissement réalisé (la société rachetée lui appartient), (2) des revenus réinvestis (la décision lui appartient) et (3) des revenus rapatriés (qui lui retournent en propre) .
De ce point de vue, le pays « hôte » est trois fois perdant : il a été dépossédé d’un outil de production et il n’a plus qu’une prise très faible sur les revenus que cet outil va engendrer. Perdant, jusqu’à quel point ?
Le volume des revenus rapatriés (sortis du pays hôte) en est un bon indice. Les statistiques officielles sont avares en détail là-dessus, on l’a dit. Le rapport 2010 de la Cnuced offre sur le sujet un graphique non chiffré qui permet néanmoins de s’en faire une idée. Cela donne à peu près ceci :
Un gros tiers des revenus (entre 31 et 43%) quittent en d’autres termes le pays hôte. Là, c’est au plan mondial. Le Tiers-monde est nettement plus « perdant ». C’est ce que montre le tableau suivant pour une série de pays africains.
Le tableau parle de lui-même. En Guinée, au Mali et au Nigeria, le rapatriement de revenus excède le volume total des investissements étrangers qui y ont été faits. Au Kenya, au Sénégal et en Tunisie, les revenus de l’investissement étranger qui repartent vers leur propriétaire représentent plus de 75% des investissements étrangers qui y ont été réalisés. Et le « retour sur investissement » est en moyenne pour ces onze pays de 60%, quasi les deux tiers.
Lorsqu’on sait que ce sont les pays les plus pauvres qui font le plus d’efforts pour attirer et faciliter l’investissement étranger – ou plutôt qui y sont invités avec le plus d’insistance – il y a comme un problème.
L’argent, a dit le poète, est le crottin du diable. D’aucuns, plus prosaïquement disent aujourd’hui qu’il ne fait pas le bonheur. Ce qui est sûr, c’est qu’on peut le suivre à la trace. Il donne alors à voir le « circuit imprimé » des stratifications sociales. Qui est en bas de l’échelle et, ceci expliquant cela, qui est en haut.