Philippe Defeyt, économiste, ancien secrétaire fédéral d’Ecolo et actuel président du CPAS de Namur, a écouté le discours du ministre-président Paul Magnette sur les jeunes. Ce texte prononcé à l’occasion des fêtes de Wallonie a fait réfléchir Philippe Defeyt, mais surtout lui a inspiré beaucoup de questions qui prennent la forme d’une lettre ouverte.

Monsieur le Ministre-Président,

Cher Paul ,

J’ai hésité mais va pour le tutoiement. Tout compte fait je me sens encore un peu jeune et entre jeunes on peut se tutoyer.

Cette lettre ouverte ne s’adresse pas qu’à toi ; elle s’adresse aussi à tous ceux qui sont d’une manière ou d’une autre responsables de l’état du monde que nous laissons à nos jeunes, à nos enfants.

Ce n’est pas le militant d’un parti qui t’écrit. C’est à la fois le citoyen, le père, l’économiste et le président de CPAS.

J’ai je pense écouté attentivement ton discours à Namur. Merci pour les jeunes. J’aurais certes apprécié que tu évoques aussi le sort réservé aux indépendants qui trinquent, aux aînés, aux pauvres, aux chômeurs, aux CISP, etc., dans les arbitrages budgétaires à venir.

Mais soit. Parlons des jeunes.Et acceptons la sincérité de la démarche.

L’emploi des jeunes sera la priorité as-tu martelé.

Mais penses-tu que le taux d’emploi des jeunes va augmenter suite à la mise en œuvre des mesures déjà décidées (je ne parle pas de celles à venir) en matière de pensions ? Tout retardement de l’âge effectif de départ à la (pré)retraite impacte négativement l’emploi des jeunes. Et pendant de très nombreuses années.

Mais penses-tu vraiment que le sort des jeunes va s’améliorer avec les nouvelles règles en matière d’allocations d’insertion ? Sans parler des exclusions du chômage qui touchent jeunes et parents de jeunes, renforçant les inégalités socioculturelles et socio-économiques que tu as évoquées.

Ce sont pourtant deux mesures qu’une majorité de parlementaires francophones a adoptées au fédéral au cours de la législature 2011-2014.

Penses-tu que le non remplacement de 4 départs sur 5 dans la fonction publique wallonne va favoriser l’emploi des jeunes ? Comme président de CPAS j’enrage de ne pouvoir engager plus de jeunes, corseté que je suis par les contraintes budgétaires et par les mesures en matière de pensions qui font que les travailleurs âgés quittent la vie active de plus en plus tard.

Penses-tu vraiment que le problème essentiel des jeunes en matière d’emploi se trouve du côté de la formation, comme tu l’as dit à Namur ? Pour certains c’est une évidence. Mais pour beaucoup, leur offre-t-on, même après de longues années, un emploi dont le contenu est à la hauteur de leurs compétences et aspirations ?

Penses-tu que l’avenir des jeunes s’est trouvé amélioré à la suite des nombreux traités européens que la Belgique a ratifiés depuis 1993 pour « rester le bon élève de la classe ». Qu’on se n’y méprenne pas. Il faut plus d’Europe et mieux d’Europe. Mais pas l’Europe des dumpings sociaux et de l’austérité suicidaire. Trop facile de réclamer depuis 20 ans une Europe plus sociale quand on a voté, sans état d’âme, le Traité de Maastricht qui exige une unanimité pour harmoniser à la hausse. Erasmus c’est bien. Mais le droit pour tous de vivre dans des sociétés plus solidaires, plus justes, plus durables est plus important que celui de vivre 6 mois à Barcelone pour certains.

Penses-tu encore avoir trouvé la recette magique pour éviter deux défauts majeurs de la plupart des aides à l’emploi des jeunes : ils génèrent de gigantesques effets d’aubaine (cela a été le cas avec le dispositif win-win) et laissent souvent le jeune en plan quand il arrive à ses 26 ans ?

C’est vrai. Je pense comme toi qu’une partie de nos jeunes est moins consumériste que ta et ma générations. Ils sont par exemple moins « bagnole » que nous. Mais il faut alors soutenir les transports en commun. La réduction de la dotation aux TEC va-t-elle dès lors dans le bon sens ?

L’emploi est un problème. Le logement en est un aussi pour nos jeunes. Ils trouvent des solutions conviviales comme la co-location. Mais arrive un moment où l’envie de s’installer se fait plus fort. Va-t-on aider les jeunes en ne touchant pas au bonus-logement ? Beaucoup d’entre eux n’auront de toute manière pas l’occasion d’activer une mesure qui profite le plus souvent à des ménages relativement aisés et fait gonfler le prix des logements.

Je suis presque tétanisé de voir à quel rythme se creusent les inégalités : entre les « in » et les « out », entre les enfants des « élites » et des familles plus ou moins aisées et ceux de nombreuses familles populaires, pauvres, en difficultés, voire même de classes moyennes quand elles sont touchées par la crise et les mesures d’austérité. Je suis plus frappé encore par l’indifférence au sort des autres qui a grandi dans nos sociétés. Dommage que la majorité des hommes et femmes politiques ne veut pas comprendre que ces deux évolutions sont intimement liées au modèle de croissance économique qui est devenu le nôtre, décision après décision, renoncement après renoncement. Dommage aussi que beaucoup de jeunes ne mesurent pas l’importance de la protection sociale, en santé notamment, et qu’ils ne sont pas vraiment prêts à la défendre.

Nos deux générations ont laissé se développer une société pleine de potentialités formidables pour ceux qui démarrent leur vie et grandissent avec les nécessaires atouts et des voies de garage pour d’autres. Tu sais comme moi qu’il n’y a pas assez d’emplois pour tous les wallons pour des années encore.

Commençons donc par parler vrai. Et la récente campagne électorale, qui n’a pas abordé ni cette réalité ni les questions budgétaires, n’a pas été un modèle de parler-vrai aux jeunes (et moins jeunes).

Beaucoup ont raillé ta proposition d’offrir un repas chaud gratuit le midi dans les écoles maternelles et primaires. Pas moi. Je l’ai même défendue. Le fait qu’on puisse la railler - alors qu’elle fait partie du modèle finlandais d’école tant vanté par ailleurs - montre bien à quel point notre société wallonne et ses décideurs de toute nature ne sont pas vraiment prêts à faire ce qu’il faut pour donner une place à tous les jeunes, quels que soient leurs gênes, les revenus de leur famille, leur parcours, leurs limites et leurs atouts.

Je ne demande qu’une chose : que le gouvernement wallon puisse y arriver.

Philippe Defeyt

Namur, le 21 septembre 2014