La négociation collective a vu le jour pour protéger les salaires des forces du marché et garantir un progrès social. Depuis 25 ans, avec la mondialisation et des politiques de compétitivité, la négociation collective a profondément évolué : le système des relations collectives subsiste, mais il est largement vidé de sa substance.

Après la seconde guerre mondiale, un système étendu de relations collectives s’édifie en Belgique. En quelques années seulement, les composants principaux du système que nous connaissons encore aujourd’hui dans les entreprises (conseils d’entreprise, délégations syndicales…), dans les secteurs (commissions paritaires) et au plan national et interprofessionnel (conseil central de l’économie, conseil national du travail), sortent de terre. C’est qu’il existe à l’époque, non seulement au sein des syndicats, mais aussi du gouvernement et du patronat, un large soutien en faveur d’un tel système.

La crise des années 1930 et la seconde guerre mondiale avaient en effet provoqué un changement important de la vision des élites. Celui-ci est bien illustré par l’évolution des Etats-Unis : en 1933, l’arrivée de Roosevelt au pouvoir se traduit par l’adoption du « New Deal » (littéralement : la « nouvelle donne » ), qui renforce considérablement le rôle des syndicats dans la vie économique. La collaboration des syndicats est en effet cruciale pour produire en masse les équipements militaires qui permettront aux Etats-Unis de gagner la seconde guerre mondiale.

Les syndicats souhaitent garder un rôle central après la guerre. Certains composantes de la gauche évoquent la possibilité d’un rôle des syndicats dans le contrôle et la gestion des entreprises et de l’économie. Ceci aurait produit un changement profond des structures économiques, le patronat n’ayant plus le monopole de gestion du système. Cette vision radicale n’est cependant pas celle qui va prévaloir : les élites préfèrent canaliser les revendications syndicales vers un compromis productiviste. Les syndicats acceptent alors le principe d’une modernisation de l’appareil industriel et d’une hausse continue de la productivité. En retour, ils se voient promettre un partage équitable des gains de productivité, par l’intermédiaire d’un système nouveau de relations industrielles. L’amélioration du pouvoir d’achat, la réduction du temps de travail et l’intégration des travailleurs dans la « société de consommation », constituent les grands axes du combat syndical. Ces « politiques de productivité » inspirent également les pactes sociaux qui fleurissent en Europe après la guerre. Le plan Marshall, ce vaste plan d’aide de l’Europe par les Etats-Unis, favorise cette diffusion des « politiques de productivité » à l’Américaine.

En Belgique, les Américains incitent le gouvernement et le patronat à lancer une grande campagne en faveur de l’accroissement de la productivité et à y associer étroitement les syndicats. L’Office belge pour l’amélioration de la productivité (OBAP) voit le jour en 1951. Des grandes pointures syndicales siègent dans le conseil d’administration et des missions régulières sont organisées pour permettre aux syndicalistes belges de se familiariser avec les méthodes productivistes américaines.

Le compromis productiviste est officialisé avec la Déclaration commune sur la productivité de 1954 : les interlocuteurs sociaux s’accordent sur l’idée d’un accroissement de la productivité, moyennant un partage équitable des gains de productivité entre les entreprises, les employés et les consommateurs. Le conflit « de classe » ne porte donc plus sur la question de savoir qui, des capitalistes ou des travailleurs, va prendre le contrôle du système économique. Mais sur la question des méthodes à appliquer pour accroître l’efficience productive et pour répartir les « fruits de la croissance ». Les « politiques de productivité » vont ainsi de pair avec l’objectif de la croissance économique. L’augmentation continue de la productivité est structurellement orientée vers l’économie en travailleurs : accroître la productivité, c’est produire autant avec moins de travailleurs. Pendant les décennies d’après-guerre, la réduction collective de la durée du travail et la croissance économique permettent de maintenir le plein emploi.

L’émergence de la compétitivité

À partir du milieu des années 1970, le compromis productiviste s’effondre. Entre 1975 et 1985, plus aucun véritable accord interprofessionnel n’est signé. Le capitalisme traverse une crise structurelle : les politiques d’expansion de la consommation, qui permettaient antérieurement de relancer l’économie, ne fonctionnent plus. La crise favorise donc un changement de politique économique. Alors que dans l’après-guerre le mot-clé de la politique économique était le « progrès social », c’est le terme de « compétitivité » qui en vient à dominer l’agenda.

Les politiques de compétitivité reposent sur un renversement complet de perspective. Dans l’après-guerre, les Etats dominants s’étaient accordés, non sur une suppression du libéralisme, mais sur un certain nombre de politiques destinées à le rendre compatible avec le progrès social. Il s’agissait d’introduire des restrictions à l’ouverture économique et à la mobilité du capital pour éviter que celui-ci ne mettent les politiques sociales sous pression. C’était particulièrement le cas en matière financière. La charte du FMI, par exemple, adoptée en 1944, reconnaissait (et reconnaît d’ailleurs toujours) aux Etats le droit de contrôler les mouvements de capitaux. La plupart des Etats utilisèrent cette clause et dans les faits, les marchés financiers internationaux avaient presque totalement disparu durant les décennies d’après-guerre. Avec l’adoption des politiques de compétitivité, on part au contraire du principe que l’ouverture économique est bonne en soi. Les Etats suppriment donc les diverses formes de restrictions à la circulation internationale des marchandises, des entreprises (délocalisations, investissements à l’étranger…) et des capitaux financiers. On entre dans l’ère de la globalisation financière.

Cette globalisation financière provoque un bouleversement du rapport de forces entre le capital et le travail, de deux façons. Premièrement, avec l’intégration de l’ancien bloc soviétique, de la Chine et de l’Inde dans l’économie mondialisée, un marché mondial du travail se forme, dans lequel le nombre d’offreurs de travail augmente brutalement de 1,5 milliards d’individus. Le capital a désormais les moyens d’exercer un chantage sur le monde du travail : « Ou bien vous baissez les salaires, ou bien nous allons voir ailleurs ». Deuxièmement, la globalisation des marchés boursiers provoque un renforcement du pouvoir des actionnaires dans les entreprises. Pour atteindre le niveau d’hyper-rentabilité exigé d’elles, les entreprises mettent l’emploi et les salaires sous pression. Ces deux évolutions sont les raisons majeures de l’effondrement de la part des salaires dans tous les pays industrialisés. Dans les pays de la zone euro, cette part des salaires a ainsi chuté de 10 % au cours des 25 dernières années.

Le loup dans la bergerie

Les politiques de compétitivité bouleversent les règles de la négociation collective. En Belgique, cette négociation est encadrée depuis 1983 par une norme de compétitivité. Celle-ci prévoit que les coûts salariaux belges ne peuvent pas croître plus vite que ceux de ses principaux partenaires (entendez : compétiteurs) commerciaux. Cette transformation de la négociation fut vendue par l’argument de l’emploi, selon l’adage en vogue à l’époque : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».

Cependant, la création de la norme salariale ou norme de compétitivité modifie le sens même de la négociation collective. À l’origine, cette négociation collective visait à préserver les salaires de l’influence du marché et de la concurrence économique. En obligeant les entreprises, d’un secteur par exemple, à se plier à des conventions collectives de branche, on les empêche de se faire concurrence en abaissant le coût du travail. On réduit également les écarts de salaire entre les travailleurs des entreprises fortes et des entreprises plus faibles. L’instauration d’une norme de compétitivité fait entrer le loup dans la bergerie. Il ne s’agit plus de protéger les salaires de la concurrence, mais au contraire de faire pression sur les salaires au nom de la compétitivité internationale et de l’emploi.

On voit tout de suit l’effet pervers : si nos voisins abaissent le coût du travail, il faudra aussi abaisser ce coût en Belgique. Et c’est précisément ce qui se passe. Depuis deux décennies, les pays européens se font concurrence par le dumping salarial, social et fiscal, comme l’illustre la chute presque continue de la part des salaires dans ces pays. Ces politiques n’ont pas pour autant atteint leur objectif : le plein emploi n’est jamais revenu, tandis que la sécurité sociale est de plus en plus mise sous pression par l’abaissement des cotisations sociales, dans un contexte de vieillissement démographique. Et les politiques de compétitivité débouchent sur des déséquilibres économiques qu’il n’est plus possible d’ignorer.

La crise actuelle trouve son origine non seulement dans les dérives du monde financier, mais aussi dans les déséquilibres engendrés par deux décennies de politique de compétitivité. Ainsi, la crise récente des pays périphériques de la zone euro – Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne - s’explique en majeure partie par l’écart de compétitivité entre ces pays et l’Allemagne. L’Allemagne pratique depuis longtemps une politique de dumping salarial agressive. Sur la période 1999-2007, le coût unitaire de la main-d’œuvre a crû de moins de 2 % en Allemagne, alors qu’il augmentait de 28 à 31 % dans les cinq pays cités. Pour soutenir malgré tout leur croissance, ces pays ont laissé se développer l’endettement des ménages ; jusqu’à ce que les marchés financiers perdent confiance...

Le monde du travail est aujourd’hui à un carrefour. Sans une remise en question du dogme de la compétitivité, d’autres crises surviendront, plus graves encore que celle-ci. Les politiques de compétitivité nuisent aux intérêts des travailleurs, y compris dans les pays réputés compétitifs. Elles ne profitent en réalité qu’au capital financier et aux top managers des grandes entreprises. Alors que les profits des entreprises se remettent à grimper, qu’un « ouragan d’austérité » [1] s’abat d’ores et déjà sur l’Europe, il est temps pour les travailleurs européens de réclamer un autre projet que celui de la guerre économique.

P.-S.

Cet article a été publié à l’origine dans la revue « Droit de l’employé » (octobre 2010) de la CNE (CSC).

Notes

[1Jérôme Duval, Damien Millet et Sophie Perchellet, « Ouragan d’austérité sur l’Europe », http://www.cadtm.org/Ouragan-d-austerite-sur-l-Europe