L’Union européenne (UE) a fait du néolibéralisme son credo politique. A présent qu’un marché concurrentiel unit ses 27 pays membres, l’UE veut imposer cette logique marchande au monde entier. Elle a choisi pour se faire un partenaire privilégié (les Etats-Unis), fixé un calendrier (grand marché transatlantique pour 2015) et prend ses conseils auprès de puissantes multinationales.
Introduction
L’Europe libérale n’est pas un mythe, mais une réalité. Initiée en 1957 avec le Traité de Rome, confirmée en 1986 avec l’Acte unique européen, la vie législative de l’Union européenne (UE) se noue depuis longtemps autour d’une priorité absolue : la libéralisation des échanges commerciaux et financiers entre les pays membres. C’est dans cet axe prioritaire que l’UE prépare, en toute discrétion, un nouveau projet de libéralisation qui doit aboutir pour 2015 à la réalisation, en partenariat avec les Etats-Unis d’Amérique (USA), d’un « marché transatlantique », soit une vaste zone de libre-échange sans entrave à la liberté de commerce et d’industrie entre les deux puissances.
Négocié sans publicité ni débat, cet accord pose des questions d’ordre démocratique, politique, éthique et social qui ne sont pas sans rappeler d’autres accords :
l’Accord multilatéral sur les Investissements (AMI [1]) négocié depuis 1995, en secret, au sein de l’OCDE et qui avait échoué dès que l’opinion publique en avait pris connaissance ;
la directive services [2] (appelée aussi « directive Bolkestein ») votée une première fois en 2003, mais qui fit, elle aussi, l’objet d’une vive protestation de la part des citoyens.
Cette « logique néolibérale » dépasse les clivages politiques traditionnels et recueille, au sein du Parlement européen, un large consensus, à gauche comme à droite. C’est pourquoi, même contestés, de tels projets finissent toujours par revenir. Mais cette fois, peut-être que les enjeux sont encore plus destructeurs. C’est ce que nous allons montrer ci-après.
La genèse du projet
Les accords transatlantiques sont nés en 1990, soit l’année qui suivit la chute du mur de Berlin. Les accords prévoyaient, à l’époque, pour les USA et l’UE, de se rencontrer régulièrement afin de « dialoguer » et de « collaborer » de part et d’autre de l’océan Atlantique.
Bien entendu, en près de vingt ans d’existence, les relations transatlantiques ont eu le temps d’évoluer, de définir des axes de travail prioritaires et de construire des projets précis, menés très discrètement, loin de tout débat public, alors même que les enjeux qu’ils définissent vont modifier radicalement le monde… et la façon d’y vivre.
Vers une « démocratie concurrentielle » mondialisée ?
Le projet transatlantique a, par essence, une importante dimension internationale. Officiellement, l’UE, par ce partenariat avec les USA, veut faire avancer dans le monde « des valeurs communes telles que la liberté, la démocratie, les droits de l’homme et l’état de droit ». De même, le projet vise à soutenir « des économies et un développement durables » [3]. Les deux puissances estiment leur démarche naturelle car elles ont en commun la « responsabilité de promouvoir la paix, la démocratie et la stabilité dans le monde et de répondre aux défis économiques mondiaux, notamment les crises sur les marchés financiers, les déséquilibres commerciaux et monétaires et les problèmes aigus d’endettement de certains des pays les plus pauvres » [4].
Qu’en est-il concrètement ?
En matière de liberté et de démocratie, remarquons tout d’abord que l’UE voile son message d’un épais brouillard sémantique. La démocratie qu’elle entend promouvoir et dont elle fait un préalable à toute discussion, n’est jamais définie. Comme si le concept se suffisait à lui-même et ne nécessitait aucune clarification. Or, la démocratie ne se décrète pas, elle se prouve au quotidien [5].
Par ailleurs, à lire les déclarations de l’UE, on peut craindre que la notion de « démocratie » s’y confonde avec l’idéologie du libre-échange. Ainsi, dans un chapitre consacré à l’attitude des partenaires transatlantiques face à l’Amérique Latine, l’UE cite explicitement deux objectifs à poursuivre : la « consolidation démocratique » et le « renforcement des économies de marché ».
Donnons un exemple de « consolidation démocratique » selon l’UE. En 2002, au Venezuela, un coup d’Etat renversa provisoirement le président élu, Hugo Chavez, anticapitaliste déclaré. Tout comme la Maison Blanche, l’UE prit rapidement le parti des putschistes : « [L’Union européenne] fait confiance au gouvernement de transition pour respecter les valeurs et les institutions démocratiques afin de régler la crise actuelle dans le cadre de la concorde nationale et dans le respect des droits et libertés fondamentales » [6]. On le voit : ce que l’Europe entend par démocratie, c’est un gouvernement (élu ou non) mettant en œuvre des politiques en adéquation avec l’idéologie qu’elle prône.
Main dans la main avec les Etats-Unis d’Amérique, l’Europe entend être un outil politique pour façonner le monde (et donc les citoyens) selon des logiques strictement commerciales et financières.
Un grand marché transatlantique
C’est à l’initiative des plus grosses entreprises privées européennes et américaines, regroupées au sein du TransAtlantic Business Dialogue (TABD) [7], qu’a été lancé le projet d’une zone de libre-échange entre les deux puissances. Et c’est en 2004 que le Parlement européen a, pour la première fois, adopté une résolution officielle visant la création d’un grand marché transatlantique pour l’horizon 2015. Selon les partisans du projet, il s’agit de démanteler un maximum d’« entraves étatiques » et de « barrières » au commerce, afin de « libérer » la circulation des marchandises, des entreprises et des capitaux d’un continent à l’autre.
Le paradoxe de cette « libéralisation » (c’est-à-dire moins d’Etat), c’est qu’elle nécessite énormément d’énergie … institutionnelle (et donc plus d’Etat) car le marché n’est pas un fait naturel, mais une construction politique qui nécessite l’appui constant de puissants réseaux sociaux (privés comme publics). Ainsi, parvenir à un grand marché sans entraves implique une harmonisation des législations entre les deux puissances, ce qui représente un travail éminemment politique et renvoie à des questions fondamentales de choix de vie.
Donnons un simple exemple : tournés vers un modèle agricole très productiviste, les USA autorisent la production de viande aux hormones et le plongeon de poulets dans des bains de chlore. L’UE, actuellement plus stricte, interdit de telles pratiques et proscrit l’importation d’aliments produits selon ces méthodes. On le constate : ce qui, pour certains, apparaît comme un simple obstacle au commerce se révèle au final être un enjeu citoyen d’importance qui pose la question de savoir quelles normes de production nous jugeons décentes, et finalement quelle nourriture choisit-on de voir dans nos assiettes ?
La « libéralisation des entraves » n’est pas anodine. C’est un choix politique, soulevant des questions fondamentales quant à la société dans laquelle nous voulons vivre. Dans un processus « démocratique », on pourrait s’attendre à ce qu’un large panel d’interlocuteurs soit associé aux décisions afin de trouver une sensibilité proche de celle de la population. Or, ce n’est pas le cas.
Une démocratie non représentative
Pour libéraliser leurs échanges, les USA et l’UE ont créé en 2007 une nouvelle institution : le Conseil économique transatlantique (CET). Composé paritairement d’Européens et d’Américains, cet organe n’a aucun élu européen parmi ses membres, mais uniquement des représentants de la Commission européenne. Dépourvus de la moindre légitimité démocratique, les travaux du CET n’ont jamais fait l’objet d’un débat avec la société civile, ni même été traduits, ce qui révèle un manque de transparence. Pire : alors que le Parlement européen appelait en 2007 à une participation active des industries, des syndicats ou des groupements des consommateurs [8] au projet transatlantique, dans les faits, à l’heure actuelle, seules les multinationales pèsent sur les décisions [9]. Ainsi, le TABD est, de l’aveu même des gouvernements [10], le principal conseiller des Etats en matière de commerce. On ne s’en étonnera pas car selon le Conseil européen : « Les relations transatlantiques vont au-delà des gouvernements. Les liens entre les milieux d’affaires et les sociétés en constituent le fondement » [11].
Enjeux et conséquences du marché transatlantique
Outre le déni démocratique, on peut craindre, sur base de l’expérience du marché commun européen, que ces accords n’accouchent d’une nouvelle vague de fusions et d’acquisitions d’entreprises, lesquelles donneront naissance à des multinationales privées titanesques. Sur fond de licenciements massifs et d’euphorie boursière (comme on l’a vu dans les années ’90), les sièges sociaux décisionnels des entreprises concernées s’éloigneront de petits pays comme la Belgique avec, à la clé, une impuissance grandissante du monde politique à peser favorablement sur l’emploi, comme nous le montre l’actualité récente avec Opel Anvers [12]. Une impuissance certes paradoxale, puisque c’est le monde politique lui-même qui l’aura consentie.
Dans les faits, le marché transatlantique écrasera davantage le pouvoir politique, laissant les multinationales avec de moins en moins d’opposition capable de les réguler [13].
Il faut se rendre compte que l’objectif des firmes est toujours égoïste et vise à maximiser leurs bénéfices ou à accroître leur taille, sans considération pour le bien-être de la population [14]. L’enquête menée par Monique Robin à propos de Monsanto [15] est éloquente à ce propos. Pour vendre (OGM, dioxine, hormone de croissance bovine), la firme biotechnologique est prête à tout : mentir au public sur la toxicité de ses produits, infiltrer les structures étatiques pour obtenir des réglementations sur mesure, manipuler des données scientifiques pour asseoir la crédibilité de ses produits [16].
Et l’Europe sociale dans tout ça ?
Pour estimer ce que deviendrait l’emploi dans un grand marché transatlantique, on peut utilement consulter le Livre vert de la Commission européenne : Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle [17].
Pour la Commission, dans un univers concurrentiel, « les marchés du travail européens doivent être à la fois plus favorables à l’intégration et plus réactifs à l’innovation et au changement ». Un conseil suivi par la plupart des Etats membres qui ont entrepris des réformes visant à « instaurer des formes d’emploi plus souples assorties d’une protection moindre contre le licenciement ». Une politique qui a abouti à une multiplication des contrats précaires [18].
Tout en reconnaissant que cette prolifération de contrats atypiques « peut avoir certains effets préjudiciables », la Commission n’en propose pas moins de baliser l’avenir par plus de dérégulation et de revoir à la baisse « les délais de préavis, les coûts et les procédures de licenciement individuel ou collectif, ou encore la définition du licenciement abusif » car, à son estime, « l’existence d’une législation de protection de l’emploi trop rigide tend à réduire le dynamisme du marché du travail ». En outre, la Commission plaide pour des politiques d’activation des chômeurs dont on sait par ailleurs les effets destructeurs [19].
La perspective qui se dégage est une évolution du droit européen vers un système législatif à l’américaine, où les entreprises ont toute liberté pour recruter et toute liberté pour licencier, où les contrats sont précaires et non assortis de garanties juridiques ou financières pour protéger les salariés. Il est à noter enfin que le nombre de travailleurs pauvres est particulièrement élevé aux USA [20], ce qui n’est pas de bon augure pour la qualité des emplois à venir chez nous.
Le rôle à venir du Traité de Lisbonne
Entre une Europe sociale et l’Europe transatlantique qui se prépare, l’écart est grandiose. C’est sans doute pourquoi Commission et Parlement européens avancent en toute discrétion vers la deuxième option. Ainsi, le marché transatlantique n’a été soumis à aucune forme de débat public, pas même lors des dernières élections européennes qui s’y seraient pourtant parfaitement prêtées.
Le Traité de Lisbonne est un maillon essentiel du projet transatlantique. En effet, le Traité doit notamment accorder la personnalité juridique à l’UE, ce qui autorisera cette dernière à signer des accords internationaux contraignants pour les Etats membres. C’est pourquoi, le 26 mars 2009, le Parlement européen préconisait de négocier de nouveaux accords transatlantiques « une fois le traité de Lisbonne entré en vigueur ». Un fait que le Parlement européen tient d’ores et déjà pour acquis, ne faisant pas grand cas du second référendum irlandais, prévu à ce sujet le 2 octobre prochain.
Conclusion
La grande discrétion dans la construction des accords et l’accent ultralibéral de ceux-ci relèvent d’un déni démocratique et d’un abandon de l’outil politique, au profit d’une logique commerciale et financière sans relation avec les intérêts des citoyens ordinaires mais privilégiant ceux des multinationales.
Quand la politique a pour ambition de livrer le monde aux intérêts financiers et commerciaux de grandes sociétés privées, les Etats et leurs populations deviennent des concurrents les uns pour les autres, et la démocratie se vide de toute substance : on peut voter, mais pour élire des gens de plus en plus soumis aux choix et diktats de multinationales hégémoniques.
Si les accords transatlantiques devaient se concrétiser, l’Europe de demain ressemblerait encore davantage à une énorme société anonyme où le rôle des gouvernements se borne à faire la police, que ce soit pour réprimer les infractions aux lois du marché, ou pour garantir la bonne circulation des investissements, biens et services. Quant aux véritables décisions, elles seront de plus en plus le fait de multinationales privées, n’ayant de comptes à rendre qu’à leurs seuls actionnaires - lesquels investissent pour gagner de l’argent, et non pour préserver l’éthique, le social ou garantir une quelconque forme de bonheur humain.
Par le passé, ce décalage entre le bien-être général et les intérêts particuliers des multinationales a déjà conduit à des mobilisations citoyennes qui, parfois, ont enrayé la machine à libéraliser. C’est sans doute pourquoi les accords transatlantiques se négocient dans la discrétion. C’est d’ailleurs ce qu’on appelle des « accords Dracula » : ils se négocient dans le noir, mais ne résistent pas au grand jour. D’autres projets sont du type boomerang : refusés une première fois sous la pression populaire, ils reviennent de gré ou de force à l’agenda politique. Il en est ainsi du Traité de Lisbonne : présenté comme un renfort de la démocratie européenne, il est - plus secrètement - l’arme juridique dont compte se servir l’UE pour réaliser, dans les six années à venir, le grand marché transatlantique.
Ces accords ne sont pas un aboutissement, ils ne sont qu’une première étape. L’objectif des deux puissances est de créer, probablement avec l’appui du Canada [21] et du Mexique, une zone de libre-échange de plus en plus large. Et il est probable que l’objectif final des grands groupes privés est de voir un jour naître un seul et unique « marché mondial », érigé sous la forme d’une « gouvernance universelle » où le pouvoir de décision leur appartiendrait.
Cela suppose une grammaire économique connue : dérégulation, libéralisation, maximisation des profits, … et cela se conjugue avec : inégalités, licenciements, emplois précaires, bas salaires, droits limités, aucune préoccupation éthique ni de souci du bien-être public …
Mais cette Europe, nous n’en voulons pas !