L’Union européenne (UE), depuis la mise en œuvre du marché unique en 1985, est devenu un acteur politique clé de l’extension du libre-échange en s’appuyant sur un cadre juridique imposé comme supérieur à l’ensemble des autres normes (internationales, nationales, constitutionnelles,…). Tous les droits sociaux conquis à l’échelon national risquent ainsi d’être progressivement balayés. Que font donc les organisations syndicales à l’échelle européenne pour les défendre ?
Le pouvoir politique de l’UE ne laissera pas se développer un syndicalisme de combat au sein d’un système politique qui n’est pas lui-même traversé par la volonté de réaliser la démocratie. La lutte pour renforcer l’eurosyndicalisme passe donc nécessairement par une lutte politique et syndicale pour bouleverser en profondeur la philosophie du régime politique technocratique au sein de l’UE [1]. C’est pourquoi la construction d’un acteur syndical au sein de l’UE constitue un enjeu politique fondamental.
Jusqu’à présent, les structures syndicales nationales, de plus en plus affaiblies, éprouvent des difficultés à s’« européaniser », à constituer des structures articulées entre les niveaux nationaux, transfrontaliers et communautaire [2]. Le niveau supranational du syndicalisme pose en particulier la question de savoir quelles sont les difficultés que rencontrent les eurosyndicats pour se positionner comme contre-pouvoir dans l’espace politique européen. Avant d’exposer nos propositions, nous identifions tout d’abord trois obstacles principaux à l’européanisation syndicale.
Les obstacles à l’européanisation syndicale
En premier lieu, un obstacle institutionnel de taille correspond aux multiples limites de l’accord social, conclu à Maastricht (1992) et inclus dans le traité depuis Amsterdam (1997). Premièrement, les procédures du « dialogue social européen » [3] ne peuvent produire de la norme sociale que si la Commission européenne introduit des propositions de législation sociale. Or, si la première étape du dialogue a bien été celle de la mise en place de standards minima dans les domaines de compétence communautaires jusqu’à la fin des années 1990 (santé/sécurité, conditions de travail,…), elle l’a été du fait de la pression instaurée par le Marché intérieur. Cette période de création d’un socle de droits sociaux en Europe est aujourd’hui révolue. Le discours de Jackie Morin [4] est à cet égard significatif : « Maintenant, on peut adapter ce socle [de droits sociaux], et c’est ce que l’on continue à faire. [...] Mais ajouter de nouveaux droits devient de plus en plus compliqué et de moins en moins nécessaire » [5]. Ainsi, non seulement beaucoup de domaines sociaux restent soumis à un vote à l’unanimité au sein du Conseil mais la voie normative (tant la loi que l’accord-cadre européen) est de moins en moins sollicitée. En effet, depuis le traité d’Amsterdam en 1997, la Commission plaide pour la méthode ouverte de coordination (MOC) qui fixe des objectifs politiques à atteindre, se substituant peu à peu aux normes contraignantes.
Deuxièmement, le système européen exclut aussi explicitement de la capacité législative communautaire tant les salaires que les droits d’association et de grève transnationaux (article 137§6). Ces droits correspondent pourtant aux conditions élémentaires pour la constitution d’un système de négociation collective. La représentation syndicale européenne se trouve ainsi sans moyens de pression légaux [6].
Enfin, le droit communautaire s’est construit en prenant comme colonne vertébrale le droit de la concurrence basé sur le principe absolu de la liberté de commerce et d’établissement. Les droits sociaux et syndicaux, dans un tel cadre, n’ont qu’une existence subordonnée [7]. Ainsi, lorsque le droit de grève et le droit à l’action collective entrent en conflit avec le contenu de chaque droit national et du droit communautaire, l’interprétation des juges se fait toujours par la mise en avant de la liberté de commerce et d’établissement comme principes premiers. Il n’existe donc pas de principe absolu, et unique, de droit social européen pour protéger la grève et l’action collective. La Cour de justice de l’UE en a fait la démonstration dans les récents arrêts qu’elle a rendus.
Les derniers arrêts de la CJCE : le droit européen contre la grève transnationale
Par les arrêts « Viking », « Laval » (respectivement des 11 et 18 décembre 2007) et « Rüffert » (3 avril 2008), la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a tranché : les syndicats n’ont pas le droit d’agir contre des entreprises qui utilisent les libertés économiques garanties par le Traité (liberté d’établissement et libre prestation de services) pour abaisser les salaires ou les conditions de travail.
Ainsi, ces arrêts ont condamné l’action collective des travailleurs pour empêcher une délocalisation dans le premier cas (la compagnie de navigation finlandaise Viking souhaitait faire passer l’un de ces ferries sous pavillon de complaisance estonien), un dumping salarial dans les deux autres cas (la société de construction Laval employait en Suède des salariés lettons et refusait d’adhérer à la convention collective suédoise tandis que dans l’affaire Rüffert, une entreprise de construction polonaise sous-traitante en Allemagne payait à ses ouvriers 50 % du salaire minimum prévu par la convention collective allemande).
Dans les trois cas, l’argument de la CJCE est le même : l’égalité de traitement entre les salariés constitue une restriction de la « libre-prestation de service » garantie par l’article 49 du traité CEE, article repris intégralement dans le traité de Lisbonne. Les règles du commerce sont déclarées applicables aux syndicats sans tenir compte du principe de « libre exercice du droit syndical » garanti par la convention 87 de l’Organisation internationale du travail (OIT). C’est donc le détricotage des droits syndicaux et sociaux qui se voit ici programmé.
Un deuxième obstacle à l’européanisation syndicale vient des rivalités entre les cultures syndicales nationales et des diverses conceptions du syndicalisme qui s’affrontent. Les syndicats expriment souvent la crainte d’abandonner un système national de négociation qui leur donne au moins un ensemble de règles et d’acteurs connus. C’est pourquoi les organisations nationales restent divisées à l’égard des transferts de pouvoir vers leurs eurosyndicats (fédérations syndicales européennes ou Confédération européenne des syndicats). Or, l’articulation de la responsabilité syndicale entre les différents niveaux de pouvoir ne pourra se faire que par une dynamique bottom-up, du niveau national vers le niveau communautaire.
Enfin, le troisième obstacle à l’européanisation identifié ici correspond au fait que les initiatives syndicales européennes souffrent le plus souvent d’un défaut d’interlocuteur patronal. En effet, les représentants des employeurs, fussent-ils organisés – et ce n’est pas toujours le cas au niveau sectoriel – refusent d’entrer en négociation, ou même en discussion, sur certains thèmes, et en particulier sur le thème des salaires. Les organisations patronales interprofessionnelles (BusinessEurope, ex-UNICE) et sectorielles (les Fédérations européennes de branches industrielles – FEBI [8]) sont hostiles au principe même d’une négociation pour laquelle elles ne sont même pas mandatées par leurs membres. La plupart des fédérations d’entreprises ne se considèrent pas comme des employeurs et n’ont pas de véritables lieux de coordination. Les employeurs continuent à refuser toute ingérence européenne dans la composante sociale de leur politique nationale. Ils ne souhaitent pas mettre « un petit doigt dans l’engrenage » pouvant provoquer à terme une négociation salariale européenne à laquelle ils sont farouchement opposés.
Étant donné ces nombreux obstacles à l’européanisation du syndicat, nous avançons des propositions et des pistes de réflexion qui permettraient de constituer un eurosyndicalisme de contre-pouvoir et de combat.
Pour un eurosyndicalisme de contre-pouvoir et de combat
En effet, face à une Union européenne qui programme l’austérité budgétaire et les privatisations et face à la politique monétaire unique menée par la Banque centrale européenne, pour que le syndicalisme représente une force démocratique effective au sein de l’UE, il est devenu indispensable qu’il soit aussi protégé par des droits syndicaux et sociaux également uniques, transnationaux, inscrits dans la loi (2.1.), permettant la construction d’un acteur syndical articulé (2.2.) et la création d’un espace contractuel européen puissant et dynamique (2.3) à tous les niveaux (2.4).
2.1. Pour un droit de grève et d’action collective transnational
Aujourd’hui, la Confédération européenne des syndicats (CES) ou les Fédérations syndicales européennes (FSE) n’ont pas les outils juridiques communs nécessaires à la mise sous pression des employeurs au niveau de l’UE. Pour être associées à la construction d’un droit social européen, les organisations syndicales pourraient revendiquer un certain nombre de solutions institutionnelles, dont les suivantes : une législation sociale européenne du ressort du vote à la majorité qualifiée pour tous les domaines sans exception ; l’extension de la procédure de double consultation du protocole social à l’ensemble de la législation européenne : économique, commerciale et financière, et pas seulement sociale ; et enfin, un tribunal du travail européen mis en place avec des juges spécifiquement formés en droit social. Sinon, la Cour européenne continuera de sévir, le droit européen devenant prédateur des droits sociaux nationaux.
On a également vu que la tendance qui se profile au sein de l’UE est de faire de la grève un droit impraticable : on veut le réduire dans tous les services publics, il ne pourrait pas entraver la libre-circulation des marchandises ni des personnes, il ne pourrait pas restreindre la liberté de commerce,… Or la grève n’est pas un droit bâtard, ni un droit du dernier recours. Elle est au cœur du système des relations collectives de travail dès lors que l’on veut bien se rappeler que les syndicats doivent toujours faire face à des institutions beaucoup plus puissantes en terme de pouvoir (politique ou économique) que ne l’est le collectif salarial [9]. Sans le droit de l’exercer pleinement et librement, la force du syndicalisme se réduit à celle que le pouvoir veut bien lui concéder et le contenu des conventions collectives n’est plus que le contenu des intérêts de la partie adverse.
Le renversement des priorités de l’UE, le bien-être social des peuples et non l’enrichissement des marchés financiers, passe donc par la consécration d’un droit européen à l’action collective transnationale, entier et libre, qui s’impose aux droits nationaux (et donc qui supprime les limitations législatives nationales aux grèves de solidarité et aux grèves dans les services publics). Il s’agit donc de revendiquer, à l’échelle de l’UE, l’affirmation du droit d’association, d’un droit de négociation et la garantie de l’autonomie de l’acteur syndical.
2.2. Pour la construction d’un acteur syndical articulé entre le national et l’UE
L’avenir de la Centrale générale, tout comme celui de l’ensemble des organisations syndicales, se joue désormais à l’échelle européenne et internationale. Un élément essentiel pour stabiliser et développer l’articulation des organisations syndicales entre les niveaux nationaux et communautaire relève de la confiance qu’a chacune des organisations nationales dans son pouvoir supranational (FSE ou CES). C’est bien par la création d’un tissu intersyndical fort et combatif que les centrales et confédérations nationales pourraient accepter peu à peu de lâcher de leur souveraineté pour un mandat européen aux instances supranationales. L’élaboration en commun de revendications dans des processus de coordination [10] constitue en effet l’occasion de dégager une identité positive entre syndicalistes de différents pays par l’échange d’informations pertinentes et l’élaboration d’une stratégie commune.
La question qui se pose aujourd’hui aux instances syndicales communautaires est donc la suivante : est-il possible d’aller vers une CES ou des fédérations sectorielles européennes plus contraignantes sur la base de l’action volontaire des affiliés ? Ainsi, la diffusion de pratiques communes pourrait entraîner une unification progressive des agendas revendicatifs aboutissant à terme à une négociation simultanée dans les différents pays ainsi qu’à une harmonisation de la durée de validité des conventions collectives. Mais la tâche est immense et l’exercice complexe. Ces souhaits correspondent en fait à la création d’un espace contractuel européen.
Le développement d’une telle politique de coordination des négociations s’accompagne de la création d’institutions et de lieux d’observation réciproque des organisations syndicales engagées dans ce mouvement et en phase d’apprentissage des différents systèmes. La question reste bien celle des structures syndicales capables (en terme de rapports de force politique) de promouvoir un projet de redistribution de la richesse pour empêcher que le rapport salarial macro-économique (modération imposée depuis le début des années 1980 par la sphère économique) ne continue d’affaiblir les relations salariales dans chacun des États membres. Au niveau national (dans les États continentaux en particulier) le salaire se caractérise par le fait qu’il est délibéré politiquement et défini nationalement. Pourrait-on imaginer la définition d’une délibération politique du salaire à une autre échelle ?
Par ailleurs, le renversement du projet anti-démocratique actuel de l’UE nécessite de construire une alliance large avec toutes les organisations progressistes en marche pour rétablir l’objectif d’émancipation et d’épanouissement, individuel et collectif, comme priorité absolue. Il s’agit de renforcer ces alliances sur une base transnationale par l’organisation de contacts et par le développement de réseaux d’action au sein du mouvement syndical et du mouvement social européen.
2.3. Pour le développement d’un espace contractuel européen dynamique
Si les syndicats européens n’ont pas la capacité au niveau communautaire d’établir un rapport de force favorable aux salariés, il leur sera évidemment très difficile de développer une négociation collective européenne protégeant et renforçant leurs droits. C’est pourquoi il est essentiel que l’eurosyndicalisme acquière une autonomie de projet, qu’il ose se poser comme acteur du conflit. Pour cela, les syndicats doivent cesser de tirer leur capacité d’action du seul fait de leur légitimation par le pouvoir politique dans le cadre du dialogue social [11]. C’est la mise en place de revendications syndicales véritablement européennes, c’est-à-dire articulées entre les niveaux nationaux et communautaire (telles que le salaire minimum européen [12], la sécurité sociale professionnelle [13], la RTT [14],...), qui déclenchera la mise en place d’un acteur patronal européen, alors forcé d’apparaître comme interlocuteur.
Le développement des comités de coordination permet la création d’un espace de production idéologique interne au syndicat, espace autonome qui peut devenir un lieu d’activation de la mobilisation. En effet, la coordination des négociations collectives devra être soutenue par une coordination des mobilisations nationales, contre-poids nécessaire à l’extrême institutionnalisation issue du dialogue social pour aller vers une négociation collective européenne autonome. Une coordination des négociations collectives, renforcée par la mobilisation, permettra alors de réintroduire la référence au conflit social disparu dans le dialogue social et par là même de parvenir à une négociation collective européenne.
2.4. Défendre la branche, menacée par la décentralisation
Récemment, une initiative de la Commission européenne a inscrit à l’agenda social 2005-2010 l’intention de créer un « cadre optionnel pour la négociation transnationale au niveau européen » ayant comme visée sous-jacente de stimuler l’entreprise comme niveau de négociation. Les questions posées par le choix du « meilleur » niveau de négociation (entre la branche et l’entreprise), variable au fil du temps ou des rapports de force, se voient encore renforcées depuis l’élargissement à l’Est. En effet, dans la plupart des nouveaux États membres, les activités syndicales européennes se déroulent surtout dans les Comités d’entreprise européens car l’entreprise y est le niveau principal de négociation. Les faiblesses de la négociation collective sectorielle européenne se voient donc accentuées par l’entrée de ces nouveaux syndicats dans le paysage des relations professionnelles européennes.
Pour que se mette en place un espace contractuel européen, les relations socioprofessionnelles entre les niveaux interprofessionnel, sectoriel et d’entreprise doivent être structurées dans un même cadre juridique européen, imposant une solidarité pyramidale (selon la hiérarchie des normes). Sans l’organisation d’un tel système, la négociation européenne d’entreprise pourrait se substituer aux niveaux supérieurs suivant la tendance de décentralisation constatée dans les États nationaux, affaiblissant alors les dimensions interprofessionnelles et sectorielles du syndicalisme, lieux de l’institution syndicale les plus porteurs des valeurs de solidarité et de transformation sociale.
Mais surtout, la nécessaire constitution de mouvements sociaux européens impose aux syndicats traditionnels de tous les pays de renouer avec une culture de la confrontation et du conflit, autour d’un nouveau projet global de transformation de la société afin que la négociation débouche sur de réelles réformes politiques et sociales en faveur de l’amélioration des conditions de vie et de travail dans le progrès.