Le projet de traité « transatlantique » a fait couler beaucoup d’encre. Le « transpacifique », beaucoup moins. Ils ont pourtant un point en commun qui est crucial. Washington. 1943
« J’analyse le système global du commerce comme une machine de guerre. » Traduction libre de la salve ouvrant le livre de combat que, sous un titre qui résume cela [1] , Yash Tandon vient de publier sur la question du commerce mondial en tant que « arme de destruction massive (…) des nations riches d’Occident contre le reste du monde ». Il faut garder cela en mémoire.
Sans cela, on n’y comprendra rien. On ne comprendra rien à la raison d’être de l’Organisation mondiale du Commerce, rien non plus aux traités qui se sont succédés dans son sillage, ni rien, pour atterrir dans l’actualité du jour, au projet de « partenariat » transatlantique entre les États-Unis et l’Union européenne, en abrégé TTIP ou TAFTA [2]. C’est une guerre des riches contre tous les autres, ce n’est rien d’autre que de l’impérialisme sous des habits neufs. Yash Tandon le précisera au fil des pages.
Vu de Bruxelles
Le TTIP n’est pas entièrement inconnu sous nos latitudes. Plus de trois millions de personnes ont fait en Europe l’effort de s’informer pour ensuite signer une pétition contre. Ou plutôt : pour. Pour l’arrêt immédiat des négociations [3] . Une autre pétition, les contestataires réclamant cette fois d’être entendus par les organes de décision de l’Union européenne, a recueilli en moins de deux mois un million de signatures – pour aussitôt se voir opposer une fin de non recevoir par les excellences desdits organes [4] . C’est – mettons – dans le droit fil des pratiques usuelles en ces tours d’ivoire.
La commissaire au commerce Cecilia Malström a voici peu condensé cela en quelques mots lorsque, confrontée par John Hilary, de l’association britannique War on Want, au gouffre existant entre son intransigeance pro-TTIP et l’opposition massive des citoyens, elle lui a répondu : « Je ne reçois pas mon mandat des peuples européens » [5] . Il arrive au rois, et aux reines, d’être nus. De dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas.
Dans les actes, l’Union européenne, ce grand Marché commun, ne fait pas preuve de moins d’arrogance. Exemple récent que la première session, du 5 au 10 juillet 2015, du groupe intergouvernemental chargé, au sein des Nations unies, d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer les activités des sociétés transnationales, un vieux rêve porté par les nations prolétaires du Sud depuis des lustres et que l’Équateur a réussi à remettre à l’agenda. L’Union européenne s’y est distingué en cherchant à conditionner sa participation par une série de manœuvres dilatoires pour, dès lors qu’un compromis s’est dessiné afin de rencontrer ses exigences, ensuite boycotter la séance durant tout le reste de la semaine, comme la plupart des États occidentaux d’ailleurs. En rapportant « l’incident » [6], le Cetim ne s’en étonnera guère, l’empressement de ces États à ce montrer « proactifs lorsqu’il s’agit de promouvoir les intérêts des sociétés transnationales en négociant de nouveaux traités de libre-échange et d’investissement » n’étant plus à démontrer.
Vu de Washington
Dans le cas du projet de traité de libre-échange et d’investissement transatlantique, les choses se présentent un peu différemment. C’est sans aucun doute, par un titre qui résume tout, la revue Alternatives économiques qui l’a au mieux mis en évidence. Au lendemain de la signature, le 5 octobre 2015, du versant oriental dudit traité, la revue en a ramassé l’analyse en sept mots : « Partenariat transpacifique : la Chine et l’Europe hors-jeu » [7].
C’est rappeler, on ne saurait plus crûment, primo, que l’Europe n’a jamais été que le jouet des États-Unis, secundo, que seuls les États-Unis tenaient les cartes en main par son contrôle exclusif des deux versants du dossier, vers l’Est avec le « transpacifique » et vers l’Ouest avec le « transatlantique », et, tertio, que l’affaire ne prend de sens qu’au travers des exclus du dispositif, à commencer par la Chine, mais aussi la Russie, le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Inde, le groupe de pays émergents et, par là, concurrents (donc, à mettre hors-jeu) à la domination états-unienne du monde.
C’est qu’on l’oublie trop souvent. Le projet de traité dit « transatlantique » (États-Unis – Union européenne) n’a de sens que couplé avec son grand frère dit « transpacifique » (États-Unis – Japon plus quelques autres seconds couteaux pour faire bonne mesure, Australie, Malaisie, Singapour, Mexique, Chili, Pérou, Vietnam et, presque pour rire, l’enclave du Brunei). Sur le premier, le Japon n’a rien eu à dire. Sur le second, l’Europe, non plus. Dans le scénario, il n’y a qu’un opérateur, les États-Unis.
Non, bien sûr, que le TTIP ne méritait pas la levée de boucliers à laquelle on a assisté un peu partout en Europe, y compris dans le monde syndical, tant les risques de démantèlement d’acquis sociaux abondent dans ce texte de traité – au point qu’un commentateur avisé tel que Raoul Marc Jennar, un ancien d’Oxfam, évoque à cet égard le spectre d’une transformation des « 28 États européens en 28 colonies américaines » [8] . Mais Jennar, c’est aujourd’hui, en 2015. Pour en prendre correctement la mesure, ne pas regarder le dossier par le petit bout de la lorgnette, c’est la date de 1943 qu’il s’agit de retenir. L’historien Perry Anderson le rappelle utilement dans l’ouvrage qu’il a consacré à la politique étrangère des États-Unis [9].
Vu de haut
Anderson ferme la boucle de son analyse à l’endroit où il l’a entamée : « Le projet de 1943, mis en veilleuse pendant un demi-siècle d’urgence, mais jamais abandonné, c’était la construction d’un ordre international libéral avec, à sa tête, les États-Unis. »
Le demi-siècle d’urgence, c’est la durée de la guerre froide. En s’achevant, en 1989-1991, le projet mis en veilleuse n’avait plus devant lui aucun obstacle. Il pouvait renouer avec celui que le président Roosevelt voyait en 1943 s’ouvrir tel un boulevard : pour les États-Unis, dont l’économie, « stimulée par les dépenses militaires, avait connu un taux de croissance phénoménal », il apparaissait comme une évidence que « le monde était mûr pour l’une des expériences les plus radicales de l’histoire : l’unification du monde entier sous une domination dont le centre serait aux États-Unis. » Au sortir de la guerre, les principaux rivaux industriels des États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Betagne et le Japon, étaient soit brisés, soit affaiblis, « laissant Washington en position de remodeler l’univers du capitalisme conformément à ses besoins. »
On en connaît les étapes, qu’Anderson égrène une à une. La consolidation de l’Europe (son « intégration », via Plan Marshall, Otan et réarmement de l’Allemagne). Idem au Japon, où l’occupation « dispensait des banalités de la démocratisation » comme notait crûment le diplomate et figure clé de la guerre froide Georges Kennan. Extension militaire tous azimuts : au milieu des années 1960, rappelle Anderson, les États-Unis comptaient quelque 3.375 bases et installations militaires tout autour du globe – et cela restera une constante : deux ans après son élection, le président Obama a « créé pas moins de soixante-trois nouvelles agences de contre-terrorisme » et, durant son premier mandat, « ordonné un assassinat par drone tous les quatre jours, un rythme plus de dix fois plus élevé que sous la présidence Bush », joli palmarès pour un prix Nobel de la paix. Bien sûr, en cours de route, il y a eu quelques revers, vite surmonté : Cuba, l’Iran de Mossadegh, l’Irak de Saddam Hussein, la Lybie de Kadhafi…
Pour fermer la boucle, l’Otan économique du TTIP « européen » a dans ce cadre une signification qu’Anderson qualifie de « plus symbolique ». Beaucoup plus que son versant oriental, le TPP dont le but visé, souligne-t-il, « est clair : il s’agit d’entourer la République populaire de Chine d’un réseau d’alliés et d’installations militaires et, en particulier, de maintenir la supériorité navale états-unienne dans le Pacifique jusque et y compris dans la mer de Chine orientale. »
L’Europe hors-jeu ? À en croire le théoricien états-unien Zbigniew Brzezinski, qu’Anderson cite non sans malice, cela ne date pas d’aujourd’hui : « La dure réalité, c’est que l’Europe occidentale et de plus en plus l’Europe centrale restent pour une large part un protectorat américain, avec des États alliés qui rappellent les vassaux et les tributaires d’autrefois. » [10] De l’intérêt de savoir dans quelle pièce on joue…
Pour citer cet article :
Erik Rydberg, « Retour sur le TTIP : naissance, 1943 », Gresea, décembre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1474