Une nouvelle théorie de l’entreprise a fait son apparition à partir des années 1980, résumée dans l’expression de « corporate governance ». Cette théorie postule que le renforcement du pouvoir des actionnaires améliore la gestion de l’entreprise. L’évolution des entreprises depuis deux décennies ne confirme pas ce postulat. Ni sur le plan du contrôle des dirigeants, ni sur celui des performances des entreprises, la corporate governance n’a été un succès. Elle a en revanche contribué à une captation de richesses sans précédent par les rentiers et les dirigeants d’entreprises et aux dérives spéculatives de ces dix dernières années. La résolution de la crise actuelle ne se fera pas sans une remise en question politique de l’idéologie de la corporate governance.

 Introduction

L’impact de la finance sur les entreprises a été très important depuis deux décennies, au point que certains auteurs parlent de financiarisation des stratégies des entreprises. Alors que la théorie économique dominante se félicite de cette évolution, la finance étant a priori censée aller de pair avec une allocation optimale des ressources et une gestion adéquate du risque, d’autres auteurs alertent sur l’impact potentiellement néfaste de la finance sur les entreprises. Les exigences actionnariales seraient devenues telles aujourd’hui qu’elles engendreraient un certain nombre de dérives des stratégies d’entreprises et des comportements de leurs dirigeants. Ceci amène à se demander si la financiarisation des entreprises est bien compatible avec un développement à long terme de la compétitivité des entreprises et avec la préservation du modèle social européen.

 La « convention 15 % »

L’évolution majeure de ces vingt dernières années dans les entreprises est la montée en puissance du pouvoir des actionnaires. Cette financiarisation des entreprises traduit un changement de mentalité de leurs dirigeants. En schématisant, on pourrait l’expliciter de la façon suivante : dans les années 1980, ce qui préoccupait un CEO, c’était la concurrence exercée par les entreprises japonaises. La compétition était interprétée en termes productifs, c’est-à-dire en termes d’amélioration des produits et des processus de production pour défendre ses parts de marchés face à une concurrence de plus en plus envahissante des produits asiatiques. C’est l’époque où on théorise la supériorité du modèle de production « toyotiste » japonais sur le modèle fordiste. Aujourd’hui, c’est le cours de l’action de l’entreprise qui préoccupe avant tout le CEO. La concurrence s’interprète de plus en plus en termes financiers. Il s’agit d’accroître son cours en bourse, ce cours de bourse conditionnant la croissance externe, c’est-à-dire par fusions et acquisitions, de l’entreprise. La bourse est un levier permettant à l’entreprise de se redéployer au niveau mondial, condition sine qua permettant à l’entreprise de devenir leader sur un marché globalisé.

La financiarisation des entreprises ne reflète bien évidemment pas le seul changement subjectif des CEO. Elle résulte aussi et surtout d’évolutions pratiques et idéologiques remontant aux années 1980 : la déréglementation des marchés financiers (mondialisation financière) ; l’essor des investisseurs institutionnels grâce à la canalisation de l’épargne privée vers les marchés financiers (fonds de pension) ; l’émergence d’un modèle de gestion orienté actionnaire dans les entreprises (la corporate governance). Cette nouvelle théorie de la firme a émergé vers la fin des années 1970 aux Etats-Unis à partir d’un discours de suspicion des managers accusés de privilégier la croissance et la constitution de conglomérats aux dépens des intérêts de l’actionnaire. Les partisans de cette théorie avancent un catalogue de procédures destinées soit à inciter les dirigeants à privilégier l’actionnaire (rémunération par stock-options), soit à mieux contrôler les dirigeants (nomination d’administrateurs indépendants), soit à sanctionner les dirigeants en les licenciant (instauration d’un marché du contrôle des entreprises, OPA hostiles, suppression des règles anti-OPA, etc.). D’origine américaine, la doctrine de la corporate governance a gagné l’Europe dans les années 1990. Elle s’est concrétisée dans une floraison de codes nationaux de corporate governance. La Belgique a le sien depuis 2004, le code Lippens, qui énonce clairement dans son préambule cette prédominance d’une logique actionnariale : « L’objectif principal de ce Code est de contribuer à la création de valeur à long terme ».

Dans les années 1990, les critères financiers sont donc devenus prépondérants dans la stratégie des firmes. Les marchés boursiers ont assigné deux objectifs aux dirigeants d’entreprises :

Les entreprises doivent atteindre une rentabilité financière [1] au moins équivalente à 15 %. Le Commissariat du Plan en France parle de « convention 15 % » [2]. L’économiste français F. Lordon utilise l’expression « revenu minimum actionnarial garanti ».

Le cours de l’action de l’entreprise devrait connaître une évolution au moins aussi favorable que l’indice boursier général (Bel 20, CAC 40, etc .).

Ces deux objectifs ont été atteints par les entreprises au cours des années 1990. Pourtant, lorsqu’on étudie la rentabilité non plus financière mais réelle [3] des entreprises, on n’observe pas d’amélioration au cours des années 1990. L’envol des return financiers serait donc largement un phénomène en trompe l’œil. Il a permis à une série d’acteurs d’empocher de substantiels profits financiers, mais cela ne s’est pas traduit par une amélioration productive des entreprises. On revient plus loin sur la signification de cette déconnexion entre rentabilité financière et rentabilité économique.

 Les restructurations à visée financière

Le principal impact pratique de la « convention 15 % » est que depuis les années 1990 les restructurations d’entreprises sont devenues une pratique « normale » des grandes entreprises. Dans les années 1980, les restructurations intervenaient en situation de détresse de l’entreprise. Aujourd’hui, même les entreprises en bonne situation économique pratiquent les restructurations. Celles-ci ont une visée financière : se conformer à la convention 15 %. Etant donné que cette convention est permanente, les restructurations tendent elles-mêmes à devenir permanentes.

Par « restructurations », il faut entendre d’abord les stratégies de modification du périmètre des grands groupes d’entreprises : fusions et acquisitions, cessions d’actifs entre firmes, spin-offs, rachats d’entreprises par des équipes de managers internes (MBO) ou externes (MBI), rachats d’entreprises au moyen d’un levier d’endettement (LBO)… Mais la notion de restructuration renvoie également à des stratégies n’impliquant pas de modification du portefeuille d’actifs des entreprises : fermetures d’entreprises, outsourcing, instauration de formules de rémunération des cadres par stock-options, ingéniérie financière (rachats d’action, substitution d’un financement par dette à un financement par actions)… La normalisation du modèle de la restructuration fait bien voir l’émergence d’un nouvel imaginaire de l’entreprise. L’entreprise est vue de plus en plus comme un portefeuille d’actifs productifs qu’on gère à la façon d’un portefeuille d’actifs financiers. De même qu’un financier vendra les titres les moins rentables et gardera les autres, de même les entreprises aujourd’hui tendent à se séparer des activités les moins rentables et à recentrer leur stratégie sur leur « cœur de métier » constitué par les activités les plus rentables. Le recentrage sur le cœur de métier procéderait donc désormais d’un recentrage plus fondamental, financier, sur la création de valeur pour l’actionnaire. Au passage, la propriété de liquidité caractérisant les marchés financiers est importée dans l’entreprise, ce qui se traduit par la normalisation des restructurations et la flexibilisation accrue des conditions de travail.

 La firme globalisée et financiarisée

L’horizon des restructurations d’entreprises est celui de l’émergence d’un nouveau modèle d’entreprise, appelé par certains chercheurs la firme globalisée et financiarisée. Le secteur des grandes firmes agro-alimentaires illustre cette évolution [4]. Jusque 1990, les caractéristiques de firmes comme Danone, Unilever, Nestlé…, étaient les suivantes : positionnement géographique essentiellement limité à leur région d’origine et forte hétérogénéité de leurs activités entre leur base nationale et leurs implantations à l’étranger. En 2000, la plupart des grands groupes avaient évolué dans le sens d’une forte expansion en dehors de leur région d’origine et d’une homogénéisation de leur portefeuille d’activités, c’est-à-dire sur le recentrage sur quelques grandes branches d’activité au niveau mondial. Par exemple, une firme comme Danone a concentré son portefeuille sur trois grands domaines d’activité au plan mondial en se désengageant des activités dans lesquels ses perspectives de croissance étaient trop faibles. Cette recomposition des portefeuilles d’activité s’est accompagnée d’une intense activité de fusions, acquisitions, cessions d’actifs et restructurations au cours des années 1990. Globalisation et financiarisation des firmes sont donc devenues indissociables. La finance joue à la fois un rôle d’aiguillon et de levier de l’internationalisation des grands groupes. Aiguillon, car c’est la pression actionnariale qui pousse les entreprises à partir à la conquête du monde. Levier, parce que ce sont les grandes opérations boursières comme les OPA et les OPE qui permettent aux groupes de se redéployer au niveau mondial en rachetant des capacités productives à l’étranger.

 Le bilan négatif du modèle orienté actionnaire

Pour les travailleurs

Les théories pro-actionnariales de la firme qui virent le jour dans les années 1970 retraduisaient le conflit social dans l’entreprise comme un conflit opposant les actionnaires et les dirigeants. Les salariés y étaient réduits à un rôle de figuration. Ces théories d’inspiration américaine rompaient avec la représentation fordiste antérieure d’un conflit social portant sur la redistribution des gains de productivité par une négociation entre patron et syndicat. Les restructurations à visée financière fournissent en quelque sorte un prolongement pratique de ces théories. Les salariés tendent à devenir la variable d’ajustement de priorités financières sur lesquelles ils n’ont aucune prise. On se trouve alors devant la situation apparemment absurde où des entreprises sont rentables mais quand même restructurées, parce qu’elles n’atteignent pas le niveau des 15 % de ROE exigées d’elles. Le cas de VW Forest fournirait probablement une illustration de ce genre d’absurdité, comme le phénomène des hausses de cours de bourse de nombreuses entreprises après annonce d’un plan social (licenciements boursiers). La littérature fournit d’autres exemples bien étayés des conséquences sociales de la financiarisation des entreprises. On peut citer le cas de l’entreprise pharmaceutique britannique Glaxo. Dans les années 1980, Glaxo connut une forte croissance fondée sur le succès d’un médicament contre les ulcères, le Zantac. Le brevet de ce médicament venait cependant à expiration dans le courant des années 1990. La réponse de Glaxo fut l’acquisition en 1995 d’une autre entreprise pharmaceutique, Wellcome. Cette entreprise comportait non seulement un portefeuille de nouveaux médicaments, elle comportait aussi une série d’infrastructures « rationalisables » : usines de fabrication de médicaments, labos, services commerciaux, etc. 16.330 employés étaient employés par Wellcome. Glaxo Wellcome licencia 9.000 employés dans l’année qui suivit la fusion et 1.300 de plus dans les 18 mois ultérieurs. Au total, 2/3 environ des employés de Wellcome perdirent leur emploi à la suite de la fusion [5]. Le plus étonnant est que cette fusion n’a débouché que sur une stabilisation de la rentabilité économique de l’entreprise, pas sur un accroissement. Car une restructuration permet sans doute de réduire le coût du travail, mais elles occasionnent aussi une série de surcoûts : coût du plan social, « coûts d’intégration », etc [6]. Un autre impact des restructurations est logiquement le déclin de l’emploi domestique des grandes firmes au profit de l’emploi international. Le tableau suivant montre l’évolution de l’emploi domestique et à l’étranger des grandes firmes françaises (CAC 40) [7].

Source : Johal et Leaver (2007)

Le tableau révèle une chute de l’emploi domestique des firmes du CAC 40 : alors que celui-ci représentait (firmes ‘constituantes’), 52 % de l’emploi des firmes ‘constituantes’ du CAC 40 en 1997, ce chiffre n’était plus que de 40 % en 2004. En valeur absolue, l’emploi domestique a malgré tout augmenté, mais faiblement, alors que l’emploi à l’étranger a plus que doublé en l’espace de 7 ans. Bien évidemment, ces chiffres devraient être complétés par ceux des créations d’emploi en France du fait de l’arrivée de firmes étrangères. Une leçon qu’on peut tirer d’un tel tableau est en tout cas le fait indéniable de l’internationalisation des firmes et donc aussi celui de la crédibilité de la menace de délocaliser et du chantage que celle-ci permet vis-à-vis des gouvernements et des travailleurs.

Pour les entreprises

Le bilan du mode de gestion orienté actionnaire est aussi mitigé pour les entreprises. Certes, depuis les années 1980, on a vu s’envoler le cours en bourse des entreprises ; la convention 15 % a été validée dans les faits, en tout cas aux Etats-Unis ; mais comme cela a été dit plus haut, on n’a pas constaté au cours des années 1990 de hausse significative de la rentabilité économique, c’est-à-dire des performances réelles des entreprises. Comment expliquer cet hiatus ? Le cours de bourse est un indicateur peu fiable de l’efficacité productive des entreprises. Cet indicateur est influencé par une série de facteurs spéculatifs propres au marché financier lui-même : baisse des taux d’intérêt, hausse de la demande d’actions suite au développement des fonds de pension, engouement spéculatif suscité par les modes (la bulle Internet). Ces facteurs produisent une hausse mécanique des cours boursiers ne reflétant pas une amélioration de la rentabilité réelle des entreprises. La bulle Internet a illustré jusqu’à la caricature cette déconnexion de la bourse et de la réalité productive. Des entreprises qui n’étaient que des coquilles vides - pas de clients, pas de chiffres d’affaire, pas de profits - voyaient leur cours de bourse s’envoler simplement parce qu’elles étaient des entreprises de la nouvelle économie. Mais en dehors de ces exemples extrêmes, diverses études réalisées dans les pays industrialisés ne révèlent pas de hausse de la rentabilité du capital au cours des années 1990. Un rapport du Commissariat du Plan en France concluait en 2002 : « la diffusion de la culture EVA-MVA (NB = la convention 15 %) ne s’est pas traduite par une hausse importante de la rentabilité économique moyenne des sociétés non financières au cours des années quatre-vingt-dix aux Etats-Unis comme en France. […] Ce dernier constat renforce le sentiment d’une surévaluation générale de la Bourse au tournant des années quatre-vingt-dix et deux mille » [8]. Une étude plus récente concernant les entreprises du CAC 40 en France constate également l’absence d’une hausse de la rentabilité économique [9]. Après avoir chuté après 1973, la rentabilité économique des entreprises s’était redressée entre 1985 et 1989. Depuis 1989, cette rentabilité n’a pas augmenté. Dans la mesure où la financiarisation des entreprises s’est essentiellement déroulée à partir des années 1990, ces chiffres permettent d’infirmer l’idée que la finance améliore les performances productives, et pas simplement financières, des entreprises.

Comment expliquer que le recentrage sur le cœur de métier et l’internationalisation des entreprises n’aient pas permis de relever leur rentabilité ? Il existe des limites structurelles au relèvement de la rentabilité des entreprises. Les restructurations permettent de réduire les coûts mais, du fait de la globalisation, la concurrence augmente également. Les coûts diminuent mais les prix également, ce qui annulent les gains de rentabilité obtenus au moyen des restructurations. Au total, on a l’impression que le modèle de la restructuration permanente aboutit à une fuite en avant : il produit d’importants dégâts sociaux, sans améliorer l’efficacité productive des entreprises [10]. Tant les chercheurs qui développent cette analyse que le commissariat du Plan français dégagent la même conclusion : le problème fondamental est celui de la surévaluation de la bourse, c’est-à-dire des attentes déraisonnables des actionnaires. Une exigence de création de valeur à deux chiffres n’est simplement pas faisable pour la plupart des entreprises sur le long terme. Cette surévaluation a cependant de lourdes conséquences pour l’économie : fuite en avant dans les restructurations, corrections boursières comme le e-krach de 2001, c’est-à-dire retour (temporaire) de la finance à des exigences plus réalistes…

Pour les dirigeants d’entreprise

Les grands gagnants du modèle orienté actionnaire ont été, au-delà des actionnaires, et des diverses institutions qui composent la sphère financière (investisseurs institutionnels, banques d’investissement, agences de notation, etc.) [11], les dirigeants d’entreprises. La rémunération annuelle moyenne d’un CEO américain est passée entre 1980 et 2002 de 624.000 $ à 7,4 millions de $. Le rapport entre la rémunération d’un travailleur et d’un CEO est passé sur la même période de 50 à 281. Les chiffres sont moins spectaculaires en Europe, mais restent néanmoins frappants. En Angleterre, le ratio des rémunérations des CEO et des travailleurs était de 10 en 1980 et de 75 en 2002 [12].

De tels niveaux de rémunération sont d’autant plus discutables que leur rationalité économique ne va pas du tout de soi. En effet, ces rémunérations sont indexées sur les cours boursiers, qui reflètent de manière très peu fiable les performances réelles des entreprises, comme on l’a expliqué ci-dessus, et comme le confirme l’extrait suivant : « 80 % de la hausse des retours sur actions dans les années 1990 s’expliquent par une hausse des prix des actions reflétant principalement les flux d’épargne des investisseurs institutionnels [vers la bourse] ainsi que la baisse des taux d’intérêt. Avec 10 % du PIB s’investissant dans les actions au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, il y avait une tendance exacerbée à accroître le prix des titres offerts en quantité limitée. […] Ces développements réduisent la pression sur les dirigeants d’entreprises dont les bateaux s’élevaient avec la marée tout en leur permettant d’endosser le mérite de l’élévation du cours des actions » [13].

Ces évolutions soulignent le paradoxe du discours de la corporate governance. Ce discours fut élaboré aux Etats-Unis vers la fin des années 1970, à une époque où le capitalisme américain était en crise (baisse de compétitivité des entreprises face aux concurrents japonais). Ce discours attribuait la responsabilité du déclin aux CEO accusés de privilégier les rêves de puissance à la rentabilité de leurs entreprises. Il proposait de mettre en place une série de procédures devant permettre de discipliner les dirigeants afin qu’ils tiennent mieux compte des intérêts de leurs actionnaires. Intérêt des actionnaires et responsabilité sociale de l’entreprise étaient présentés comme les deux faces d’une même pièce. La question de la rémunération des dirigeants, c’est-à-dire d’une rémunération qui reflète véritablement les performances de leurs entreprises, était centrale dans ce discours. Si ce discours s’est largement répandu aux Etats-Unis et en Europe dans les années 1990, il a eu des résultats très décevants en matière de reprise en main des CEO. [14]. Le pouvoir de ces dirigeants semblent plus important que jamais, si l’on en croit en tout cas l’envolée de leurs rémunérations et leur capacité à écrémer la valeur de leurs entreprises, même lorsqu’il était clairement avéré que la gestion mise en œuvre avait été calamiteuse (cf. le débat sur les parachutes dorés). Dans les pires des cas – Enron, Lernout et Hauspie, etc. – le mécanisme des stock-options a joué le rôle de pousse-au-crime (délinquance managériale, comptabilité créative…). Les partisans de la corporate governance estiment que ces ratés sont passagers et liés au fait que la « transparence », c’est-à-dire les mécanismes de contrôle des dirigeants, ne sont pas encore suffisants. Ils passent sous silence une explication bien plus plausible, à savoir les dérives comportementales engendrées par l’appât du gain et un système financier qui permet de réaliser des plus-values ahurissantes en un très petit laps de temps. La condition de l’amélioration des performances productives et sociales des entreprises résiderait alors moins dans la recherche toujours déçue d’une hypothétique transparence, que dans une « euthanasie des rentiers » (selon le mot de Keynes), c’est-à-dire dans une offensive contre la spéculation et les bulles financières et dans limitation drastique des rémunérations des dirigeants comme des traders financiers (cf. le cas Kerviel en France). Au-delà du monde de l’entreprise, c’est l’emprise de la finance sur la société qu’il faut interroger : cette emprise profite à une petite élite financière et sociale, mais elle s’avère nuisible au plus grand nombre [15], à la compétitivité des entreprises et à l’intérêt général.

 Le rôle du politique

La résurrection de la finance depuis les années 1980 n’aurait pas été possible sans le concours des gouvernements. En ce sens, le néolibéralisme ne signifie pas un recul des Etats vis-à-vis des marchés, mais la promotion des marchés, et en particulier des marchés financiers, par les gouvernements, en fonction d’intérêts particuliers et d’une idéologie vantant les mérites de la finance. Le gouvernement américain a en particulier joué un rôle central dans la résurrection de la finance au tournant des années 1980, notamment parce que Wall Street permettait de maintenir la suprématie du dollar et le financement à crédit de la croissance économique américaine. Cette constitution mutuelle de Wall Street et du gouvernement américain a été bien mise en évidence par divers auteurs et les a amené à proposer l’expression de « Dollar Wall Street Regime » pour désigner ce complexe institutionnel américain. Le rôle central du gouvernement américain ne doit pas cependant amener à sous-estimer la contribution de l’Union européenne à la résurrection de la finance. Ainsi, depuis 2000, un Plan d’action sur les services financiers (PASF) a été adopté au niveau européen. Ce plan comporte plus d’une quarantaine de directives et de règlements visant à unifier les marchés financiers européens. Or, certaines analyses du PASF considèrent que ce plan est largement biaisé par une vision anglo-saxonne de la finance. Le PASF était d’ailleurs fortement soutenu par le commissaire Bolkestein. Celui-ci déclarait en 2000 que, selon lui, le PASF constituait ‘la colonne vertébrale’ de la stratégie de Lisbonne. Certaines mesures techniques du PASF s’inscrivent indubitablement dans un rapprochement avec un modèle financier inspiré du modèle anglo-saxon. C’est le cas par exemple en ce qui concerne les normes comptables IFRS dont l’esprit est semblable à celui des normes américaines US GAAP et va dans le sens d’un renforcement des actionnaires. Ces normes accroissent la volatilité des résultats financiers et renforcent l’instabilité inhérente à la finance, comme on l’a vu récemment à l’occasion de la crise des subprimes. Comme en ce qui concernait la réforme du marché des services (directive Bolkestein), il est urgent que s’enclenche en Europe un débat sur les réformes du système financier. A l’heure actuelle, et malgré la crise, une financiarisation par défaut du capitalisme européen continue de se produire, qui ne peut que saper encore un peu plus les bases du modèle social européen.

Notes

[1Techniquement, il s’agit de la rentabilité des fonds propres ou Return on equity (ROE)

[2Commissariat général du Plan, Rentabilité et risque dans le nouveau régime de croissance, La documentation française, 2002, www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/024000552/index.shtml

[3Celle-ci est mesurée par la rentabilité du capital. En anglais, c’est le Return on Capital Employed, ROCE. C’est une mesure fiable des performances productives des entreprises, au contraire du cours de bourse et du ROE.

[4R. Perez et F. Palpacuer, coord., 2002, « Les stratégies des grandes multinationales agroalimentaires en Europe : vers un modèle de firme globale et financiarisée », Résumé d’une étude réalisée pour la Commissariat général du Plan français.

[5J. Froud et al., « Restructuring for shareholder value and its implications for labour », Cambridge Journal of Economics, 24, 771-797.

[6De nombreuses études dressent un bilan très mitigé des fusions et acquisitions d’entreprise du point de vue de la compétitivité à long terme des entreprises. Ce qui amenait par exemple le magazine The Economist à se demander il y a une dizaine d’années pourquoi il continuait à avoir la faveur de nombreuses entreprises.

[7Dans le tableau les ‘survivors’ désignent les entreprises qui font partie du CAC 40 depuis le début. Les ‘constituents’ désignent les autres entreprises du CAC 40.

[8Commissariat général du Plan, op. cit., p. 12.

[9S. Johal et A. Leaver, 2007, « Is the stock market a disciplinary institution ? French giant firms and the regime of accumulation”, CRESC Working Paper Series, n° 38.

[10J. Froud et al., op. cit.

[11Lors de la récente Rencontre économique du MOC consacrée à la crise financière, Philippe Maystadt racontait l’anecdote suivante, qui lui avait été racontée par le chief economist de la BEI. Le fils de cette personne travaillait chez Lehman Brothers. En un an, le niveau des bonus qu’il gagnait chez Lehman équivalait à dix ans de salaire de son père à la BEI (pourtant un boulot bien payé…). Son père ajoutait : et c’est un gamin de vingt ans qui n’a pas fait d’études universitaires !

[12I. Erturk, 2004, “Corporate governance and disappointment”, Review of International Political Economy, 11/4.

[13op. cit.

[14op. cit.

[15Les défenseurs de la finance mettent en avant le fait d’une certaine démocratisation de celle-ci, davantage de ménages étant propriétaires d’actions. Cependant, la distribution du patrimoine financier reste extrêmement inégalitaire, et l’est même de plus en plus, du fait des différences accrues de revenu ce qui relativise fortement le discours de la démocratisation.