Il n’est pas rare de découvrir dans la presse les sommes exubérantes touchées par certains dirigeant.e.s de grandes entreprises, qu’elles soient publiques ou privées. Selon une étude sur les rémunérations des CEO (chief executive officer) menée par le centre de recherche spécialisé de la Vlerick Business School, les patrons des entreprises belges cotées en bourse auraient perçu une rémunération médiane de 2,08 millions d’euros par an [1]. Pas vraiment une misère. Alors que le salaire minimum garanti en Belgique est de 1.501,82 € [2] brut par mois (soit 18.021,84 € par an), on est en droit de s’interroger sur les raisons d’un tel écart. Pourquoi certains/certaines travailleurs/travailleuses gagnent-ils/elles plus que d’autres ? Quels arguments fondent cette distinction ?
Alors que ces enjeux ont été longtemps ignorés du débat public, la question de la limitation des rémunérations dans les entreprises publiques est de plus en plus posée. En 2013, sous le gouvernement Di Rupo, un plafond avait été mis en place pour la rémunération des dirigeant.e.s d’entreprises publiques (où l’Etat est actionnaire majoritaire) mais sans aucune force contraignante. Aujourd’hui, un nouveau projet de loi est en cours. Les prochains mois nous diront s’il verra le jour. Mais en dehors du secteur public, qu’est-ce qui régule les salaires ? La définition d’une tension salariale maximale admise dans les entreprises n’est-elle pas la grande absente des débats publics et de nos législations ?
L’économie sociale s’affirme comme un mouvement qui défend des principes fondés sur l’égalité (processus démocratique), l’équité (primauté du travail sur le capital) et l’amélioration de notre société (finalité sociale). Dans cette perspective, comment les acteurs de ce mouvement se positionnent-ils sur la question de la tension salariale ? Quelles sont les pratiques des entreprises sociales en matière de régulation des salaires ?
Qu’est-ce que le salaire ?
Pour bien comprendre tous les enjeux liés à la tension salariale, il faut s’attarder un instant sur la notion de salaire et sur ce qui le structure. Schématiquement, quand on parle de salaire, cela peut à la fois renvoyer au salaire fixe et au salaire variable. Le premier est déterminé en fonction des salaires minimums prévus par les conventions collectives de travail (CCT) [3] du secteur d’activité ou de l’entreprise dans lequel le travailleur est occupé. La concertation sociale a donc mis en place des grilles barémiques permettant d’encadrer et de fixer les salaires. Il s’agit de montants bruts desquels il faut déduire les contributions ONSS (patronales et du travailleur) et les impôts. A noter qu’il s’agit de minimums et pas de maximums.
Le salaire variable est quant à lui, constitué par des rémunérations qui ne dépendent pas de grilles barémiques. On parle de bonus, de commissions ou d’avantages en nature. Il existe plusieurs bonus ou commissions et ils peuvent soit être individuels soit collectifs (distribués à l’ensemble des travailleurs d’une même entreprise). Il faut souligner que le salaire variable n’est pas soumis au même traitement que le salaire fixe en termes d’impôts et de contribution à la sécurité sociale. Il bénéficie soit d’une exonération des contributions patronales, soit d’une exonération des contributions sociales du travailleur, soit d’une exonération de l’impôt, soit de la combinaison de plusieurs de ces exonérations. Et entre elles, ces exonérations diffèrent. A titre d’exemple, les « avantages non récurrents liés aux résultats » [4], relevant de la convention collective de travail n° 90, sont exonérés de l’impôt. La nouvelle option introduite par le gouvernement Michel en 2016, appelée « prime sur les bénéfices », permet aux entreprises d’octroyer le bénéfice d’un exercice comptable (après impôt des sociétés) aux travailleurs à titre de bonus. Celui-ci est exonéré des contributions patronales à la sécurité sociale et à l’impôt.
Les avantages en nature sont quant à eux règlementés par la loi du 12 avril 1965 relative à la protection de la rémunération des travailleurs. Elle est soumise à contribution sociale et à l’impôt sur les revenus. La part de la rémunération qui peut être payée en nature est limitée au maximum de 20 % de la rémunération brute totale du travailleur [5].
Le salaire variable peut donc sembler fortement avantageux pour les travailleurs. Et dans certains cas, il l’est. Toutefois, il entraîne deux conséquences et risques majeurs. La réduction progressive du salaire fixe et la déliquescence de la sécurité sociale. L’avantage du salaire fixe est qu’il est convenu grâce à la concertation sociale qui équilibre collectivement les rapports de force. C’est une sécurité pour les travailleurs, l’assurance d’une rémunération identique chaque mois. D’ailleurs, la Belgique a le taux de couverture des conventions collectives le plus important d’Europe. Cela signifie que 90 % des travailleur.es belges sont couverts par ces conventions collectives. Un taux de couverture élevé́ aboutit à ce que la tension salariale en Belgique entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus bas au niveau individuel et entre les entreprises soit parmi la plus faible des pays de l’OCDE. Si certaines formules du salaire variable sont, elles aussi, négociées au sein de conventions collectives de travail, ce n’est pas le cas pour toutes (comme la prime sur les bénéfices, par exemple). Si le salaire variable devient la norme avec la promesse qu’il pourrait être élevé et que le salaire fixe diminue, les risques pour le travailleur sont multiples : baisse de la rémunération s’il n’y pas de bonus, insécurité de la rémunération, élitisme, individualisation de la relation de travail dans la négociation du salaire… Aussi, la diminution du salaire brut fixe entraine également des pertes de salaire (comme une diminution des montants du pécule de vacances et de la prime de fin d’année calculés, en général, sur le montant brut du salaire fixe). Seront-elles compensées par le salaire variable ? De surcroît, ce salaire variable vient-il réellement en plus du salaire fixe ou remplace-t-il une partie du salaire fixe ?
Par ailleurs, ce salaire variable comporte également un risque pour notre sécurité sociale. Plusieurs de ces rémunérations sont exonérées des contributions sociales tant dans le chef de l’employeur que du travailleur. Dissocier certaines rémunérations à travers des mécanismes d’exonération est un moyen de réduire le « coût du travail » pour les employeurs mais aussi les montants finançant la sécurité sociale. L’évolution du nombre de bénéficiaires d’un salaire variable – 40,7 % en 2014 et 46,9 % en 2017 [6] illustre la tendance à transformer des pratiques exceptionnelles en pratiques majoritaires. Comme notre sécurité sociale est fondée sur la redistribution des richesses issue du travail, tous les mécanismes d’exonération l’appauvrissent et la menacent.
Outre ces questions liées à la sécurité sociale, cette distinction entre salaire variable et salaire fixe est fondamentale pour traiter la question de la tension salariale. Sans prise en compte de ces deux composantes du salaire, le calcul de la tension salariale ne reflète pas la réalité. Imaginons une entreprise dans laquelle la tension salariale est calculée uniquement sur les salaires fixes mais dont les dirigeants/dirigeantes reçoivent l’équivalent de la moitié de leur salaire fixe en salaire variable. La tension salariale calquée sur les salaires fixes serait faible alors qu’en termes de rémunérations effectives elle s’avère très élevée.
Quel cadre légal pour la tension salariale ?
La tension salariale peut être encadrée de deux manières. Soit on définit noir sur blanc une tension salariale maximale, soit on impose très fortement les hauts revenus pour diminuer le salaire net. Qu’en est-il en Belgique ?
Les conventions collectives établissent des grilles barémiques qui encadrent les salaires. Ils sont fixés selon des critères liés aux compétences et à l’expérience. Si les barèmes permettent d’encadrer les salaires, ils ne mentionnent pas de plafond. Tant que les minima sont respectés, rien n’empêche une entreprise de distribuer des salaires plus importants aux travailleurs. La question de la tension salariale est, en fait, la grande absente de nos législations. Nos voisins français ont instauré depuis 2012, pour le secteur public, « un plafond annuel brut des rémunérations à 450 000 euros, soit vingt fois la moyenne des plus bas salaires des principales entreprises publiques » [7] et les Suisses ont approuvé le 3 mars 2013 un encadrement strict des très hautes rémunérationsGIRAUD Gaël et RENOUARD Cécile, « Limiter les écarts de rémunération. [8]
Si, en 2014, le gouvernement Di Rupo avait déposé un projet de loi visant à limiter les salaires des dirigeants des entreprises publiques, aucune loi n’a vu le jour. « Tout ce que les socialistes ont pu obtenir est une sorte de « gentlemen’s agreement » entre les partis de la coalition, portant sur la limitation à 290.000 euros/an de quelques fonctions de CEO dans certaines entreprises publiques comme Infrabel (Luc Lallemand), la SNCB (Jo Cornu), la SFPI (Koen van Loo), Belgocontrol (Johan Decuyper) ou encore la Loterie nationale (Jannie Haek) » [9]. Aujourd’hui et suite aux différents scandales (Samu Social, Publifin…), le gouvernement wallon « a décidé de fixer un maximum de rémunérations de 245.000 euros annuels brut (hors indexation) pour les dirigeants d’intercommunales et autres organismes publics régionaux » [10] . Notons que ce plafond ne concerne pas divers avantages en nature : voiture, ordinateur, note de frais et plan de pension complémentaire. En d’autres termes, ces propositions ne prennent donc pas en compte l’ensemble du salaire avec ses deux composantes : salaire fixe et salaire variable. La porte reste alors ouverte au dépassement de ce plafond qui apparaît, dès lors, comme fictif. De plus, établir un plafond diffère de l’instauration d’une tension salariale modérée. Le plafond, à la différence de la notion de tension salariale, n’aborde pas le rapport inévitable et intrinsèque qui existe entre les salaires des travailleurs d’une entreprise (dirigeants, employés, ouvriers…). Instaurer une tension salariale modérée, c’est envisager l’ensemble des rémunérations et donc faire exister tout le monde dans la redistribution des richesses.
C’est précisément ce que propose le projet de nouvelle ordonnance bruxelloise relative aux entreprises sociales. Le respect d’une tension salariale modérée y devient un critère de définition d’une entreprise sociale. Les discussions relatives aux arrêtés qui fixeront cette tension comportait une tension de 1 à 4 ou 6 selon la taille de l’entreprise. La tension salariale tient compte ici de tous les éléments de rémunération perçus par le travailleur. Les salaires fixes mais également tous les avantages qui ne sont pas repris dans ce dernier (bonus, prime…) sont compris dans le calcul [11] . La tension modérée fait donc partie de ce nouveau projet de loi, l’avenir nous dira si, d’une part, elle sera bel et bien inscrite dans la loi et si, d’autre part, elle sera mise en application.
Une autre façon d’encadrer la tension salariale consiste à imposer fortement les hauts revenus. En Belgique, en 2017, les revenus annuels nets imposables de plus de 38.830 étaient imposés à 50 %. Cela ne signifie pas que le salaire net équivaut à 19.415 euros car l’impôt se réalise par tranches [12]
. L’ensemble du revenu passe donc par plusieurs tranches et n’est pas soumis à un même taux, comme l’indique le tableau ci-dessous [13].
Tranches (montant annuel net imposable) | Taux d’imposition |
---|---|
Les premiers 11.070 euros | 25 % |
De 11.070 à 12.720 euros | 30 % |
De 12.720 à 21.190 euros | 40 % |
De 21.190 à 38.830 euros | 45 % |
A partir de 38.830 euros | 50 % |
A titre de comparaison, dans les années 1930, le président « Roosevelt avait établi un taux d’imposition de 88 % pour la tranche de revenu la plus élevée. Et, de 1951 à 1964, la tranche supérieure à 400.000 dollars actuels avait été imposée à 91 %, puis autour de 70-75 % jusqu’en 1981 » [14]. En Belgique, il n’y a dès lors pas de taxation forte pour les hautes rémunérations. D’autant qu’une bonne partie des options de salaire variable en sont exemptées.
Si la loi belge encadre peu la tension salariale, elle a par contre institutionnalisé l’inégalité salariale. Pourquoi certains peuvent-ils gagner plus que d’autres ? Sur quels critères ? Quels symboles et représentations du monde fondent cette différence de traitement ?
Quelles représentations collectives ?
Dans notre société, on a accepté le fait que les salaires soient différents d’une personne à l’autre. Sur quoi repose cette différenciation ? Impossible ici de retracer l’histoire du salaire. Nous nous arrêterons plutôt sur les justifications actuelles récurrentes dans la détermination des salaires. Nous ne pourrons pas non plus établir des liens de causalité entre ces justifications et les idéologies qui construisent notre système économique actuel. Nous nous proposons plutôt d’explorer ces représentations collectives à travers les théories économiques de la fixation des salaires. Parce que les arguments avancés par celles-ci servent à justifier les traitements salariaux différents dans nos sociétés.
Nos grilles barémiques, par exemple, sont fondées notamment sur les compétences et l’expérience des travailleurs/ travailleuses. Ces deux critères se retrouvent dans « La théorie du capital humain », initiée par l’économiste Becker en 1975. Cette théorie considère que chaque individu possède un capital, entendez une aptitude à travailler. Ce capital serait formé de trois éléments : les compétences, les expériences et les savoirs. Des éléments qui peuvent se développer, s’acquérir et qui permettent aux travailleurs d’exercer une activité, de produire pour lui ou pour les autres. Le salaire repose donc, en partie, sur le développement du capital humain du travailleur. Plus il aura de compétences, de savoirs, d’expériences liées au secteur d’activité dans lequel il exerce et meilleures elles seront, plus son salaire sera élevé. La justification économique est liée au coût de l’investissement dans la formation de ce capital humain. « Comme l’acquisition de compétences suppose un coût, les différences de salaire permettent d’inciter les individus à supporter ce coût [15] » . Donc, plus le coût de la formation sera élevé, plus le salaire le sera afin de compenser l’investissement effectué précédemment. La loi de l’offre et la demande vient alimenter cette théorie en toile de fond. En effet, plus le capital humain d’un travailleur est « rare », plus il vaudra cher. Les écarts salariaux sont donc ici justifiés par le degré de compétence, de savoirs et d’expérience ainsi que par la rareté de ceux-ci sur le marché du travail. Soulignons quand même que, dans notre société, la prise en charge du coût de la formation est collective. Elle est donc le fruit de la redistribution. On socialise donc l’investissement de la formation et on privatise les bénéfices de ce dernier.
La théorie de l’efficience, quant à elle, met l’accent sur la productivité. Combien de fois n’avons-nous pas entendu : « Etant donné sa performance, elle mériterait un meilleur salaire ». Ou inversement : « Malgré des résultats médiocres, il touche un très bon salaire ». C’est que nous faisons une corrélation entre le salaire et la productivité, la performance. Pour la « théorie du salaire d’efficience » [16], le salaire est un moyen d’augmenter la productivité. Ce corpus théorique comporte trois courants. Le premier, le plus populaire, « se fonde sur un mécanisme d’incitation à l’effort [17] » . Avoir un bon salaire inciterait à travailler mieux. Le second courant avance l’idée que pratiquer une politique de « hauts salaires » permettrait d’attirer dans son entreprise les meilleurs éléments de la population active. Enfin, un troisième courant repose sur la croyance qu’une rémunération élevée limitera la rotation de la main-d’œuvre et le coût qu’elle engendre (coût d’embauche, de formation…). L’écart salarial est donc, ici, justifié par le degré de performance du travailleur. La nouvelle proposition de loi visant à baisser les salaires des jeunes travailleurs de moins de 21 ans concentre l’ensemble des arguments justifiant les écarts salariaux. Cette réforme, appelée « Starters Jobs » propose « une baisse du salaire brut pour les jeunes travailleurs avec peu d’expérience professionnelle entre 18 et 21 ans » [18] , le manque d’expérience ne leur permettrait pas d’avoir une productivité optimale.
Le sens commun justifie donc nos différences de salaires par nos différences de compétence, d’expérience et de productivité. Dans ces représentations, la question de l’encadrement de la tension salariale n’est même pas posée ou seulement de façon anecdotique. Dans ce contexte, comment se positionnent le mouvement de l’économie sociale ? Y-a-t-il des pratiques distinctes ?
Quelle tension salariale dans l’économie sociale ?
L’économie sociale s’inscrit dans le contexte légal belge. Dans ce cadre, les salaires sont fixés par les grilles barémiques. Outre les obligations légales, comment se positionne l’économie sociale ? Y-a-t-il des pratiques volontaires d’encadrement de la tension salariale ? Quel type de tension salariale est-elle acceptable ?
Sans être formalisée comme telle, la question de la tension salariale traverse, en fait, deux principes de l’économie sociale : la finalité sociale et le processus démocratique.
Une finalité sociale tributaire de la répartition des salaires
La fixation des salaires a un impact direct sur la rentabilité d’une entreprise et dans le cas de l’économie sociale sur l’atteinte de sa finalité sociale. Dans un raisonnement simple mais logique, « l’octroi de salaires démesurés grève l’utilisation du résultat [19] » . En ce sens, l’enrichissement personnel, qu’il se réalise à travers la rémunération du capital ou la rémunération du travail, n’est normalement pas l’objectif d’une entreprise sociale. Cela ne signifie pas non plus que les salaires doivent être dérisoires. Mais il y a un équilibre à trouver entre rémunération digne et maintien de la finalité sociale. Reste à définir ce qu’est une rémunération digne et ce que pourrait être une « bonne » tension salariale. D’autant que d’un secteur à l’autre, cette tension salariale peut connaître des variations considérables rien qu’en se basant sur les grilles barémiques. Si l’on prend une entreprise composée essentiellement d’informaticiens, étant donné l’uniformité des compétences et donc des grilles barémiques applicables, la tension salariale sera sans doute de facto beaucoup moins importante que dans une entreprise où il y a une variété importante de métiers et de statuts. Dans ces entreprises, entre un dirigeant et un ouvrier, la tension salariale est déjà élevée rien qu’en comparant les grilles barémiques. Et on ne parle ici que du salaire fixe. Réduire la tension salariale, dans ce type d’entreprise, peut donc s’avérer plus compliqué puisqu’il faudra faire converger des salaires qui se situent à deux extrémités de l’échelle. Accepter donc une revalorisation à la hausse des salaires les plus bas et à la baisse (sans passer en dessous des minima imposés par les grilles barémiques) des salaires les plus hauts (en diminuant ou supprimant, par exemple, le salaire variable souvent accordé aux fonctions dirigeantes) peut être le choix effectué.
Chez Terre par exemple, il a été décidé d’exercer une tension salariale allant de 1 à 2,5. Or, la variété des métiers et le secteur aux barèmes minimaux très bas (tri des déchets, revalorisation des déchets) devaient normalement produire une tension salariale plus élevée que celle appliquée. Parce que le groupe voulait préserver sa finalité sociale et questionner ce qui détermine les salaires, l’Assemblée générale a opté pour une tension salariale assez basse. Notons que le groupe avait d’abord fixé une tension salariale allant de 1 à 1,7. Elle a dû être revue en Assemblée Générale car Terre éprouvait de grandes difficultés pour le recrutement des cadres. Le salaire, pour ces types de fonction, était trop peu attrayant.
Chez Batigroupe, dans le secteur de la construction, les statuts de l’entreprise sont en train d’être revus pour y intégrer notamment une tension salariale allant de 1 à 2,1. L’objectif est de formaliser une pratique existante mais aussi de souligner le caractère primordial de leur finalité sociale. Pour le groupe, le fait de déterminer une tension salariale maximum offre un moyen de mieux atteindre la finalité sociale. Ce choix, tout comme chez Terre, n’est pas évident car il passe par la revalorisation des salaires les plus bas et le lissage des salaires les plus hauts. Dans un secteur aussi concurrentiel que le bâtiment (dumping social, concurrence européenne…), ce choix permet ainsi à des personnes en insertion dont la fonction est peu valorisée au niveau salarial de toucher une rémunération digne et valorisante.
Processus démocratique et égalité salariale
Le principe de processus démocratique dans l’économie sociale recouvre des réalités fort différentes. Dans la loi [20] , ce principe est traduit par le respect, dans l’Assemblée Générale, d’une puissance votale modérée (soit une personne = une voix, soit une part = une voix avec limitation de la puissance votale à 10% de l’ensemble des parts). Dans le secteur de l’insertion, ce principe est renforcé par l’obligation pour l’employeur d’inviter les travailleurs à voter à l’AG [21] . Le processus démocratique est porté dans les instances officielles (AG et CA) mais dépasse largement ce cadre. Beaucoup de structures d’économie sociale pratiquent au quotidien, dans la gestion journalière de l’entreprise, une gouvernance participative. Il y a bien entendu des différences importantes entre les associations autogestionnaires et d’autres, plus hiérarchisées. Mais de manière générale, la participation des travailleurs même s’il elle se réalise à différents degrés, fait partie de l’idéal, des valeurs de la structure. Dans un contexte où est supposée l’égalité des travailleurs dans les prises de décisions, l’inégalité salariale n’induirait-elle pas un biais dans la conduite du processus démocratique ? Peut-on se sentir égaux si les salaires des uns et des autres diffèrent ? D’autant que ces salaires, reflètent, dans nos représentations collectives, des différences de compétences, expériences, productivité… Prôner une égalité salariale totale est-ce utopique ? Vu notre imprégnation parfois profonde des arguments qui justifient les écarts salariaux, ce n’est en tout cas pas courant.
Les maisons médicales ont longtemps porté cette question de l’égalité salariale comme une condition sine qua non d’un bon fonctionnement de l’autogestion. Aujourd’hui, la seule maison médicale qui revendique encore une égalité salariale stricte, est la maison médicale Bautista Van Schowen, à Seraing. Toutes les autres ont abandonné. « Il y a une quinzaine d’années, toutes les maisons médicales de la région liégeoise étaient en égalité salariale [22] » . En 2002, avec les accords du non-marchand, les maisons médicales ont intégré une commission paritaire. « L’avancée sociale et politique était importante. Les travailleurs des maisons médicales passaient d’un secteur résiduaire à une reconnaissance propre » explique Frédéric Palermini, de la Fédération des Maisons Médicales. Par contre, un choix compliqué se posait : soit abandonner l’égalité salariale pour s’aligner sur les normes de reconnaissance du secteur soit refuser d’entrer dans ces accords. Les maisons médicales ont décidé d’y entrer. A ce moment, seules certaines ont maintenu leur égalité salariale en alignant les salaires sur le barème le plus haut. « Pour les autres, la plupart ont choisi d’appliquer deux barèmes : le 1.80 pour les universitaires et le 1.55 (gradués) pour tous les autres travailleurs ». Plus tard, une autre différence est apparue avec la transformation de la formation des kinés. Elle a été reconnue comme universitaire et tombait alors sous le barème 1.80. « Ce fût à la fois une difficulté ressentie pour les autres professions paramédicales, non revalorisées. Et à la fois l’ouverture à des revendications des médecins, dont la profession était écartée des accords du non-marchand dès le début ». Or, l’intention des autorités était de ne pas considérer le travail des médecins dans une logique salariale. Dans ce contexte, il y a eu une volonté de plus en plus grande des médecins d’avoir une reconnaissance salariale plus importante que les autres. « Même si elle était parfois très faible et juste symbolique, ça a tout de même instauré un barème de plus dans les maisons médicales ». Un barème symbolique qui, aujourd’hui devient réalité puisque un nouveau barème est d’application pour les médecins. L’égalité salariale est donc de plus en plus difficile à maintenir puisque pour les maisons médicales, il serait impossible d’aligner l’ensemble des travailleurs au barème le plus haut : celui du médecin.
Le salaire en tension : limiter pour mieux partager ?
On l’a vu, l’encadrement de la tension salariale est un angle mort dans nos législations, excepté celles qui ont trait à l’économie sociale. Pourtant, il est de plus en plus difficile de remettre en cause l’explosion des inégalités de ces dernières décennies [23] . Dans ce contexte et alors que l’entreprise est un lieu fondamental de production de richesses économiques, la redistribution ne doit-elle pas être réaffirmée ? L’encadrement des salaires constitue une piste pertinente (même si elle n’est pas suffisante) pour lutter contre les inégalités. Certes les inégalités de patrimoine sont encore plus fortes que les inégalités de revenus mais ces deux types d’inégalités se nourrissent probablement l’une de l’autre.
Reste à envisager quel type de tension salariale nous désirons mettre en place et ce que nous y plaçons comme rémunération. Ce qui est certain, c’est que l’ensemble des rémunérations brutes touchées par le travailleur doit être pris en compte dans le calcul de la tension salariale. Mais quelle serait la tension juste ?
Le débat sur la tension salariale remet fondamentalement en question les choix que nous posons quant à la manière de partager les richesses produites au sein de l’entreprise. Sur quels critères cette distribution se réalise-t-elle ? Nous l’avons vu, les arguments les plus fréquents sont le degré d’expérience, de compétence, de productivité du travailleur. Et si on rebattait les cartes ? Accepterions-nous de gagner la même chose que notre voisin/voisine ? Sur quels critères fonder les différences salariales demain ? Le débat doit se poursuivre !
Cette analyse a paru sur le site de SAW-B à l’adresse suivante : [http://www.saw-b.be/spip/IMG/pdf/a1801_tension_salariale.pdf]
Pour citer cet article : Violaine Wathelet, « Le salaire en tension : limiter pour mieux partager ? » Éconosphères, juin 2018, texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/Le-salaire-en-tension-limiter-pour-mieux-partager]