Publié dans la dernière livraison des Cahiers Marxistes dont le sommaire est disponible ci-après, ces lignes écrites avant la crise grecque permettent pourtant de saisir les étapes du passage d’une crise à l’autre et de comprendre l’arrière-plan politique des stratégies budgétaires à l’œuvre aujourd’hui.
- Les coûts sociaux et économique
- Les États appelés à la rescousse
- Des finances publiques (...)
- Les politiques de soutien (...)
- État pompier et ambulancier
- Attention aux risques de (...)
- Le régime de croissance (...)
- Quelles issues à la crise (...)
- Vieillissement et crise (...)
- Des alternatives progressistes
- Des choix de société essentiels
Une crise financière peut en induire une autre...
Alors que la crise financière privée paraît progressivement – ou provisoirement … – se calmer et qu’un certain optimisme semble à nouveau faire frémir d’aise les marchés financiers et boursiers, les dégâts collatéraux du véritable tsunami financier de l’année écoulée commencent à s’étaler dans l’économie réelle et dans les finances publiques entre-temps appelées à la rescousse. C’est quand la mer se retire et que la tempête s’apaise que l’ampleur des dégâts se révèle dans toute sa dimension.
La brutale récession de 2009, dans le prolongement de la crise financière, ne doit pas étonner. Car cette crise est née, outre ses éléments déclenchant bien connus – crise des sub-prime, puis crises et faillites bancaires en cascade … – d’un excès colossal d’endettement privé, débouchant sur des prises de risques insensées disséminées ensuite de par le monde au travers de montages de produits financiers toxiques.
Une fois la crise enclenchée, le château de ces actifs « fictifs » toxiques, adossés à des montagnes de créances douteuses ou « pourries », s’effondre, entraînant dévalorisation massive de l’actif bancaire et blocage consécutif des canaux du crédit bancaire, faillites industrielles, licenciements, pertes d’emplois et baisse des revenus salariaux, crise hypothécaire, chute des investissements et recul sans précédent de l’activité. Car le désendettement chaotique des agents économiques privés provoque alors un recul brutal de la demande (d’achat et de construction de logements, de consommation privée, d’investissements productifs des entreprises en pleine crise de surcapacités et de suraccumulation …).
On trouve ici le mécanisme de l’effet-richesse inversé, la dévalorisation brutale des patrimoines privés entraînant une remontée des taux d’épargne tombés historiquement bas, donc un recul de la consommation. De par les mécanismes de transmission du libre-échange généralisé, la crise s’étend mondialement par le canal des échanges extérieurs et de l’effondrement des importations et exportations mondiales.
La crise financière, comme cela a déjà été développé [1], est née des déséquilibres macro-économiques mondiaux et d’une fuite en avant dans le surendettement privé et les dérives spéculatives déstabilisatrices pour tenter de compenser artificiellement les effets délétères et dépressifs d’une répartition de plus en plus inégalitaire des revenus dans la sphère productive dite « réelle ». La crise américaine des sub-prime n’en a été que le détonateur ou l’étincelle fortuite dans un univers financier devenu explosif et hyper-dangereux parce que massivement dérégulé et soumis ainsi à la loi spoliatrice des logiques prédatrices. De par un effet-boomerang et dialectique, la crise financière, nourrie par les déséquilibres macro-économiques, a rejailli alors à son tour sur la sphère productive dont l’affaiblissement durable a amplifié à son tour l’implosion financière. Ceci démontre une fois de plus que le capitalisme financiarisé est un tout, un Janus à deux faces (« financière » et « réelle ») intrinsèquement imbriquées et interdépendantes, mû par une seule et même logique court-termiste et instable de maximalisation de la valeur actionnariale.
Les coûts sociaux et économiques de la crise
Dans l’économie dite réelle, les coûts à court et moyen terme de la crise commencent seulement à être évalués, et ce dans un contexte de très grande incertitude persistante sur le timing et la vigueur de la reprise attendue et qui paraît timidement pointer.
Pour l’année 2009, la facture se précise. Pour l’Union européenne dans son ensemble, le recul du niveau d’activité (PIB) dépassera les 4%, ce qui représente la pire récession d’après-deuxième-guerre. En matière d’emploi et de chômage, les évolutions restent à ce stade très contrastées entre les pays, l’emploi ayant jusqu’à présent bien résisté. Il en est ainsi dans certains pays – comme l’Allemagne voire la Belgique – où les politiques de rétention de main-d’œuvre, avec financement public transitoire à la clé, ont jusqu’à présent permis de limiter les dégâts apparents, mais ce au prix de pertes de revenus salariaux parfois substantielles.
Mais ceci n’est qu’une partie de l’histoire complexe de cette crise dont personne à ce stade ne peut prédire l’issue d’ici trois à cinq ans. Car pour 2010, même si les rumeurs d’une reprise technique escomptée se confirment, les prévisions des institutions internationales n’escomptent toujours qu’une croissance annuelle moyenne faiblement positive – de l’ordre de 0.7% de PIB au niveau de l’UE – soit un tiers à peine de la croissance potentielle telle qu’elle était encore estimée en 2007-2008. Pour 2011, selon les estimations les plus récentes de la Commission européenne, la croissance européenne remonterait péniblement à un peu plus de 1.5%, soit un chiffre encore inférieur à la moyenne historique de la période d’avant la crise financière.
Tout ceci traduit le constat de plus en plus largement admis qu’on est bien face à une crise structurelle majeure et non à un simple accident conjoncturel réversible même si brutal. En clair, l’idée fait son chemin que cette crise se traduira au mieux par une perte définitive et permanente de revenus et de croissance. Par contre la question importante qui reste ouverte est celle de savoir si la crise financière entraînera en plus, au-delà de la phase transitoire, une réduction permanente ou non de la croissance potentielle dans les pays européens – et ce par le biais d’un ralentissement de l’accumulation du capital productif et/ou une diminution durable induite des gains de productivité. Des chiffres commencent à circuler quant à la perte définitive de production et de revenus entraînée par la crise financière et ses effets réels dérivés. Sur une période de 5 à 6 ans (années 2008-2013), cette perte cumulée définitive de niveau de PIB, par rapport aux prévisions d’avant-crise, peut être en première approximation évaluée à pas moins de 8 à 10% de PIB. Il s’agit donc d’un choc majeur fournissant une première évaluation du coût gigantesque des gaspillages de ressources imputables à l’instabilité financière et aux errements du régime de croissance financiarisé et dérégulé mis en place depuis un quart de siècle.
Pour la Belgique, en un an à peine (entre le printemps 2008 et le printemps 2009), la révision en baisse de la croissance économique attendue par le Bureau fédéral du Plan sur la période 2008-2013 (soit 6 ans) approche les 8%, confirmant les ordres de grandeur évoqués ci-dessus.
Les États appelés à la rescousse du système financier
La crise financière aura également vu une gigantesque mobilisation de fonds publics et des injections massives de liquidités monétaires pour sauvegarder le système bancaire de l’effondrement et du collapsus final. Il s’agit certainement d’un fait qui a frappé les esprits et l’opinion publique, médusée de voir comment tout d’un coup des plans de sauvetage se chiffrant en dizaines voire centaines de milliards d’euros pouvaient être dégagés en un tour de main alors même que, quelques mois plus tôt, toute injection beaucoup plus infinitésimale dans des programmes budgétaires sociaux ou d’utilité publique était minutieusement pesée et soupesée au nom de sacro-saints principes d’orthodoxie et d’efficience budgétaires.
Ceci dit, il faut reconnaître que ce ne sont paradoxalement pas ces plans de sauvetage publics massifs qui ont le plus contribué à déstabiliser et grever les finances publiques. Ils ont certes assez massivement alourdi l’endettement public brut, au gré des prises de participations financières des États, que ce soit au titre d’entrées dans le capital ou plutôt de souscriptions obligataires, dans les banques en perdition. Mais sauf nouveaux accidents financiers majeurs – qu’il serait à ce stade fort présomptueux d’exclure totalement – cet endettement public additionnel direct devrait conserver à terme une contrepartie financière équivalente voire supérieure, ceci limitant fortement la hausse de l’endettement public net (déduction faite des actifs financiers publics monnayables et valorisables). Cet endettement direct additionnel fragilise cependant les finances publiques de manière indirecte, en les rendant plus sensibles par exemple à une hausse inattendue de leurs conditions de financement (taux d’intérêts, primes de risque, comme l’exemple grec en a fourni récemment un exemple saisissant…) et plus tributaires de l’évaluation financière faite par les marchés et prêteurs financiers eux-mêmes !
Des finances publiques doublement déstabilisées
Ce qui a par contre déstabilisé quasi mondialement les finances publiques – les plus touchés étant les pays anglo-saxons – ce sont les retombées induites de la récession généralisée qui s’en est suivi.
D’abord les retombées directes via le jeu des « stabilisateurs automatiques ». Quand la croissance fléchit voire s’inverse et se mue en récession majeure, les recettes publiques plongent et boivent la tasse dans la foulée, alors même que les dépenses publiques « automatiques » sensibles à la conjoncture, comme les dépenses de chômage et de sous-emploi, enregistrent à l’inverse une forte progression. Les déficits publics se creusent alors « automatiquement » au profit des agents économiques privés (ménages, entreprises), et cet endettement public additionnel vient en quelque sorte limiter les risques de spirale dépressive auto-entretenue (d’où le terme de déficits publics « stabilisateurs »).
Dans la plupart des pays industrialisés caractérisés par un ratio élevé des dépenses ou recettes publiques (de l’ordre de 40 à 50% de PIB), on estime généralement que l’impact budgétaire des stabilisateurs automatiques est de l’ordre de 50% en moyenne (de 45 à 55% selon les pays). Ceci veut dire par exemple qu’en cas d’écart négatif de croissance de 1% (de PIB) par rapport à la croissance tendancielle ou escomptée, l’impact négatif – à la hausse – sur le déficit budgétaire sera de l’ordre de 0.5% de PIB en moyenne. On peut alors aisément s’imaginer l’ampleur de l’impact budgétaire de plus long terme d’une révision massive des perspectives de croissance, s’étalant sur plusieurs années cumulativement, de l’ordre des 8 à 10% évoqués ci-avant.
Cet impact négatif peut alors atteindre mécaniquement 4 à 5% de PIB, sans compter avec les effets indirects induits via un éventuel – voire probable – ré-enclenchement du fameux « effet boule de neige » de la dette publique. Celui-ci joue via la hausse induite des charges d’intérêts et donc des déficits publics, puis par bouclage dynamique à nouveau sur la dette et ainsi de suite dans un processus exponentiel et explosif. Dans le cas belge, c’est à peu près à ce chiffrage que l’on aboutit. Dans ses Perspectives 2008-2013 de moyen terme du printemps 2008, avant le déferlement de la crise financière, le Bureau Fédéral du Plan prévoyait pour cette période de 6 ans une croissance annuelle moyenne de près de 2.1%, et en fin de période un déficit public limité à 0.4% de PIB. Un an plus tard à peine, les perspectives de croissance du BFP étaient drastiquement revues en baisse compte tenu de la récession de 2009 et de la faible reprise de 2010-2011, et le déficit public 2013 se trouvait du coup révisé en forte hausse à 5.9% de PIB, soit une aggravation de pas moins de 5.5% de PIB.
Les politiques de soutien budgétaire à la rescousse de l’économie mondiale
Le second canal de détérioration généralisée des finances publiques des pays industrialisés est peut-être moins durable et permanent mais il n’en est pas moins important.
Face à la déroute financière et aux risques de voir la crise bancaire dégénérer non pas en récession mais bien en dépression cumulative et durable (comme en 1929 et après), les finances publiques ont été massivement sollicitées pour mener des politiques budgétaires et fiscales discrétionnaires expansives « contra-cycliques » de type keynésien – une première depuis la révolution idéologique libérale-monétariste qui avait proscrit ces politiques jugées comme inopérantes voire dangereuses et contre-productives.
Par un retournement magistral de l’histoire, c’est l’Etat et le deficit-spending, précédemment décrié et jugé anachronique, qui sont appelés à la rescousse pour sauver la planète financière – et par ricochet l’économie réelle ainsi prise en otage – de ses errements mégalomaniaques. Des plans de relance budgétaire anti-cycliques parfois massifs – comme aux États-Unis – sont ainsi mis en chantier en complément du jeu des stabilisateurs automatiques, le tout débouchant dans les pays anglo-saxons en particulier sur des déficits publics 2009-2010 gargantuesques, avoisinant les 12 à 13% de PIB – soit presque l’équivalent du déficit public belge de 1981 aux pires moments de la dérive budgétaire de l’époque.
Certains se sont ainsi réjouis de cette mise au placard précipitée et unanime des dogmes orthodoxes de précaution budgétaire et du retour à une forme d’activisme budgétaire international coordonné et keynésien – du type même de celui qui finalement n’avait pu voir le jour en 1978, à la veille du second choc pétrolier.
Un minimum de recul doit cependant conduire à une évaluation beaucoup plus froide et lucide de ce prétendu basculement idéologique.
État pompier et ambulancier plutôt que stratège
Certes, en ces temps de risque systémique majeur d’une implosion fatale du système financier – et du système économique tout court – le pragmatisme et le « sauve-qui-peut » ont prévalu. En temps normaux, la fonction idéologique normale des dogmes et de la doctrine est de maintenir la croyance commune dans les vertus du modèle et d’assurer ainsi la discipline sociale, budgétaire et salariale, construite autour de la dialectique entre basse pression salariale, inégalités « émulatrices » et endettement privé croissant. Mais en période de turbulences majeures, le maintien aveugle de l’orthodoxie risquait d’être suicidaire pour les classes dirigeantes et l’instinct de survie a évidemment prévalu.
Pour empêcher l’effondrement complet du système en situation de paralysie du crédit bancaire et de glissement dépressif dans le désendettement privé forcé et en cascade, il était urgent de mettre le système financier sous perfusion d’un endettement public massif et de substitution. Le gonflement gigantesque des dettes publiques devait venir au moins temporairement prendre le relais du circuit défaillant et paralysé de l’endettement privé. Le déficit public provisoirement réhabilité et les injections massives de fonds publics dans les banques exsangues, c’était un peu comme le recours paniqué au groupe électrogène de secours en situation de blackout électrique généralisé !
Mais ce prétendu « retour de l’Etat keynésien et régulateur » risque fort de se muer en lendemains qui déchantent pour ceux qui, un peu naïvement, ont voulu y voir l’amorce d’un changement de paradigme – comme une inversion de la situation du début des années 1980 où le néo-libéralisme monétariste (Hayek- Friedmanien) supplantait le néo-keynésianisme jusque là dominant. Car le modèle de croissance sous-jacent, prédateur, gaspilleur et inégalitaire n’a en rien vraiment changé : la pompe de secours de l’endettement public a tout simplement pour un temps pris le relais de celle de l’endettement privé frappé d’apoplexie. S’il y a retour d’un certain keynésianisme, c’est celui instrumentalisé et temporaire du néo-keynésianisme bâtard de la synthèse néo-classique, non celui du Keynes radical favorable à « l’euthanasie des rentiers » et protagoniste de l’indispensable mise sous tutelle de la finance comme rapport social parasitaire et économiquement déstabilisateur.
Ensuite, les plans de relance, dans la plus pure tradition néo-keynésienne, n’ont été préconisés qu’à condition d’être ciblés, temporaires et donc réversibles (« timely, targeted, temporary », comme recommandé par l’OCDE). Dès le retour à la croissance confirmé et les risques systémiques écartés, les pressions internationales et internes se feront pressantes pour un démantèlement des programmes de relance et leur remplacement par des stratégies de consolidation fiscale et budgétaire à nouveau orthodoxes. Car entre-temps, déficits publics massifs et plans de soutiens bancaires obligent, les dettes publiques auront véritablement explosé et crevé les seuils de soutenabilité.
Dans la Zone Euro, le taux d’endettement public, de l’ordre de 66% de PIB en 2007, devrait atteindre 88% de PIB en 2011 selon les Services statistiques de la Commission européenne, soit une hausse relative d’un tiers en 4 ans à peine – un rythme de hausse inédit et explosif.
Au Royaume-Uni, la situation est bien pire encore, avec un doublement attendu du taux d’endettement en quatre ans (de 44 à 88% de PIB). Aux États-Unis, on n’est pas en reste avec un passage d’un peu plus de 60% de PIB en 2006-2007 à 105% de PIB attendus fin 2011.
La gauche aurait tort de se réjouir d’un tel affranchissement par rapport aux règles usuelles de la prudence budgétaire. Gare aux retours de flamme ou de bâton. Une telle dérive des finances publiques, dans un monde où selon toute vraisemblance et une fois de plus la finance ne sera que marginalement et cosmétiquement re-régulée, est lourde de menaces sociales et écologiques. Et ce pour plusieurs raisons.
Attention aux risques de crash obligataire
D’abord les conditions actuelles de financement des déficits et dettes publiques sont historiquement favorables, compte tenu du niveau exceptionnellement – et artificiellement – bas des taux d’intérêts, de l’aversion actuelle au risque – favorisant le financement des obligations publiques – et de la surabondance de liquidités monétaires.
Si la reprise et la normalisation des marchés financiers et monétaires se confirment dans un scénario de reprise même molle et progressive, les politiques exceptionnelles d’injections de liquidités par les banques centrales pourraient prendre fin ; les taux d’intérêts, pourraient reprendre un chemin ascendant, celui à court terme d’abord entraînant dans son sillage toute la courbe des taux (y compris à plus long terme).
Les tensions financières toute récentes autour des finances publiques grecques sont sans doute à cet égard un premier avertissement des retournements possibles de « sentiments » des marchés financiers plus que jamais versatiles. Dans ces conditions, on assisterait assez vite (2011) à un durcissement des conditions de financement des dettes publiques, dans un contexte de concurrence accrue des emprunteurs pour accaparer l’épargne disponible. On pourrait alors assister à un cercle vicieux dangereux pour les finances publiques mises sous haute pression : la hausse des taux d’intérêts, synonyme de charges financières et donc de pressions déficitaires accrues, signifiera aussi abaissement défavorable du seuil de soutenabilité (absence d’effet « boule de neige ») et donc de la solvabilité des États, donc par ricochet hausse probable de la « prime de risques » sur les dettes publiques.
Certains n’hésitent d’ailleurs pas à ce stade à évoquer la probabilité, dans une situation de surabondance des liquidités et de constitution de nouvelles « bulles » (sur les matières premières, sur les titres publics provisoirement jugés moins risqués, etc.) d’un futur « crash obligataire ».
Celui-ci pourrait résulter – un peu comme récemment dans le cas grec – d’une brutale réduction de la demande pour les titres publics en cas de révision brutale en hausse, par les opérateurs et marchés financiers, des risques absolus et relatifs attribués à un endettement public resté explosif et non stabilisé.
Il en résulterait alors à la fois un renchérissement déstabilisateur des conditions de financement des dettes publiques, donc de nouvelles pressions déficitaires, ainsi que parallèlement de nouvelles pertes bilantaires dangereuses pour les banques et intermédiaires financiers.
En effet, en cas de hausse brutale et/ou soutenue des taux d’intérêts, la valeur des anciens titres obligataires – tant privés que publics – enregistrerait à son tour une forte dévalorisation, fragilisant à nouveau dangereusement les bilans des opérateurs financiers avec de nouveaux risques d’effets-dominos en cascade. Ce crash obligataire pourrait aussi, en cas de confirmation de la reprise, être alimenté par des craintes renforcées de dérives inflationnistes suite aux difficultés à reprendre le contrôle et à stériliser l’orgie de liquidités injectées par les Banques centrales dans les circuits monétaires et financiers pendant la phase de panique systémique et ce jusqu’à tout récemment.
Un crash obligataire serait dangereux pour la stabilité financière mondiale et pour la normalisation économique, car il exercerait des pressions à la hausse sur l’ensemble des taux d’intérêts à long terme ainsi que sur le coût du capital, décourageant davantage encore les investissements productifs et favorisant les comportements rentiers ou de nouvelles dérives spéculatives.
Le régime de croissance financiarisé intact pour l’essentiel
Pour les finances publiques, l’heure de vérité pourrait être plus proche que généralement anticipé. Car les crises passent mais les dettes restent. Contrairement aux visions simplistes des modèles dits « d’équilibre général », il n’y a pas de réversibilité simple en économie, mais bien des « dépendances à la trajectoire ».
La baisse permanente (non réversible) et généralisée de revenu et de production provoquée par la crise implique que la soutenabilité [2] future des finances publiques passe dans pratiquement tous les pays par des ajustements budgétaires et fiscaux restrictifs majeurs qui vont marquer l’agenda socio-politique interne au cours des 4 à 6 prochaines années, au minimum. Le problème est que ceci se fera selon toute vraisemblance sur l’arrière-fond d’une absence de remise en cause du modèle de croissance financiarisé dont les structures et acteurs dominants restent bien en place.
Le scénario actuellement de loin le plus plausible est celui d’une re-régulation limitée et circonscrite des composantes les plus incontrôlées et potentiellement déstabilisatrices du système financier, voire de certains de ses éléments périphériques les plus rejetés socialement (bonus et parachutes dorés illimités par exemple). Rien de cela ne remettra cependant en cause les axes stratégiques centraux du système financiarisé : liberté (quasi) totale des mouvements de capitaux, domination incontestée des logiques actionnariales court-termistes et hyper-mobiles dans la définition des stratégies d’investissement et de localisation des production, mise en concurrence persistante voire exacerbée – par le chômage accru – des espaces salariaux, sociaux et fiscaux [3], libre-échangisme mondial maintenu, domination mondiale à peine écornée de la finance anglo-saxonne et persistance des déséquilibres macro-économiques internationaux majeurs entre pays riches déficitaires et grands pays émergents créanciers (Chine en tête).
Et, malheureusement, la crise et le sauvetage de la « planète finance » sont venus reléguer à l’arrière-plan – l’échec tant redouté de Copenhague en atteste – les questions vitales de la crise climatique et de la préparation de l’après-Kyoto. Les espoirs de voir les États-Unis d’Obama prendre, avec l’Union européenne, le leadership d’un agenda post-Kyoto offensif et progressiste sur la question climatique s’estompent par conséquent.
La crise sociale est trop aiguë aux États-Unis, la prégnance des intérêts financiers au sein même de l’exécutif fédéral trop marquée, le gangrenage du Congrès par les lobbies affairistes trop incrusté et les réflexes défensifs populistes régressifs trop virulents et ataviques que pour permettre à la bonne volonté d’un dirigeant même éclairé et charismatique de s’imposer et d’infléchir des rapports des forces redevenus défavorables.
Quelles issues à la crise financière persistante des États
Bref, à la sortie de cette crise – pour autant que cette « sortie de crise » se confirme et qu’elle ne soit pas sapée et court-circuitée par de nouveaux soubresauts spéculatifs – subsisteront une crise sociale, avec des taux de chômage avoisinant les 10% tant en Europe qu’aux États-Unis, et une crise budgétaire et fiscale structurelle privant dramatiquement l’État des moyens de traiter la première de manière traditionnelle (traitement social du chômage, subventions coûteuses à l’emploi sous forme de réductions de cotisations sociales et autres adjuvants).
Cette double crise sociale et budgétaire s’inscrira en plus dans un contexte socio-démographique de plus long terme marqué par la montée en puissance des coûts budgétaires liés au vieillissement et par les risques de crise de financement des régimes de pensions légales par répartition, affaiblis par quinze années de réductions des cotisations sociales patronales sous prétexte de défense de la compétitivité et de l’emploi.
La gauche sociale et politique se trouvera donc face à des défis considérables à relever. Rien ne garantit – bien au contraire – qu’elle sorte renforcée de la crise spectaculaire du modèle anglo-saxon de capitalisme financiarisé. Car cette crise est aussi celle du social-libéralisme et de la social-démocratie, qui s’était accommodée – de plus ou moins bon gré – depuis vingt ans de la cohabitation forcée avec le néo-libéralisme et des maigres retombées de ce régime de croissance en termes de bien-être salarial et social pour la majorité du salariat.
Aujourd’hui, les mots d’ordre syndicaux classiques sont bien les traditionnels « ce n’est pas aux victimes de la crise de la payer deux fois ». Ceci dit, par rapport à l’ampleur des défis budgétaires à affronter, cette ligne Maginot risque d’être bien fragile et peu opérationnelle, car jusqu’où s’étend la notion de victimes de la crise ?
Dans le cas belge, pour fixer un peu l’ampleur de ces défis, l’effort budgétaire requis pour revenir dans des délais crédibles à une situation d’équilibre budgétaire, compatible avec la soutenabilité budgétaire à long terme et avec un degré élevé de préfinancement [4] du coût budgétaire du vieillissement et du système légal des pensions par répartition notamment, est évalué à ce stade par diverses instances à 6 à 7% de PIB, soit l’équivalent de 1/8e à 1/7e de l’ensemble des dépenses hors charges d’intérêts et/ou des recettes publiques associées.
A titre comparatif, cet effort requis est supérieur en ampleur relative à celui consenti, avec bien des remous sociaux à la clé, pendant les années 1990 pour ramener le déficit public belge sous la barre des 3% de PIB et assurer ainsi à la Belgique son ticket d’entrée « convoité » pour l’Euro. Cette perspective peu réjouissante s’impose ainsi brutalement à l’issue d’une période où, à l’inverse, pendant deux législatures (2000-2007), la cohabitation gauche-droite à l’échelon fédéral n’a pu être « achetée » ou pacifiée qu’au prix fort d’un relâchement budgétaire généralisé selon la technique belge bien connue du « gaufrier ».
En clair, dans le cadre de ce « donnant-donnant » gauche-droite, les baisses fiscales et para-fiscales (cotisations) concédées aux uns étaient « compensées » par des dépenses sociales ou autres additionnelles accordées à l’autre camp politique – le tout au détriment du préfinancement du futur coût budgétaire du vieillissement s’entend. Car toute détérioration de la situation budgétaire ne pouvait que déboucher ultérieurement sur des réductions nettement amoindries du poids des charges d’intérêts « rentières » et donc par des réductions des marges de financement « indolores » des augmentations futures de dépenses de vieillissement.
Comme on s’en doute, avec le passage assez brutal d’un « jeu » à marges distribuables positives (1999-2009) à un jeu à marges fortement négatives, la mêlée risque d’être féroce avec une plus grande difficulté à conclure de futurs compromis politiques de court terme « perdants-perdants » que « gagnants/gagnants ».
Vieillissement et crise structurelle du financement social – la guerre des scénarios de « sortie de crise » ne fait que commencer
Des lignes de fracture claires semblent cependant déjà se dessiner, avec pour traits communs la tentation partagée de temporiser et de reporter les échéances au risque d’approcher, comme en 1981 en Belgique, un point de rupture. Le pseudo-débat entre rigueur et austérité est l’un de ces faux-semblants.
A la droite de l’échiquier, une ligne d’offensive assez claire et cohérente se dessine, et elle ne se distingue pas particulièrement par son zèle dans l’orthodoxie budgétaire – et pour cause, elle est parfaitement consciente qu’un retour assez rapide à l’équilibre imposera des relèvements significatifs des prélèvements fiscaux et sociaux sur le capital et le travail, ce à quoi elle est viscéralement allergique.
Son idée est simple, il faut réduire à terme très sensiblement le coût budgétaire public du vieillissement – en gros la progression attendue des dépenses de prestations sociales publiques – sans s’attaquer trop frontalement et directement à un monde du travail par ailleurs divisé et parcouru de forces centrifuges. En ralentissant la progression des prestations sociales, ceci permet ainsi de réduire le degré de préfinancement du vieillissement à assurer, et donc de tolérer à moyen terme le maintien d’un certain déficit budgétaire. La formule magique ? Allonger progressivement la durée de travail – en fait surtout de la durée de cotisation obligatoire – des générations actuellement au travail et surtout des générations futures, sans amélioration correspondante bien sûr de leur couverture sociale (taux de remplacement des prestations sociales).
Plutôt que de relever classiquement les taux de cotisations et de prélèvement – formule anti-libérale et « socialisante » comme il se doit – il suffirait selon cette optique d’augmenter en sous-main ce taux de prélèvement sur l’ensemble du cycle de vie en retardant l’âge de départ à la retraite. Cette formule imparable a un nom que les économistes marxiens ne connaissent que trop bien : augmentation de la plus-value absolue (par l’augmentation du volume de travail obligatoire presté) plutôt que relative (amélioration de la productivité du travail, qui atteint aujourd’hui certaines limites, surtout dans le secteur tertiaire des services, en particulier non marchands).
Ceci permet ainsi de faire d’une pierre deux coups : renforcer la logique productiviste et croissanciste de marchandisation renforcée par allongement – plutôt que réduction – de la durée du travail contraint, tout en maintenant voire relevant le taux de plus-value (et de profit) nécessaire à la perpétuation du capitalisme financiarisé. Il y a seulement une condition centrale généralement occultée au succès de cette stratégie : il faut – sous peine de dégénérer en extension du chômage de masse – que la création d’emplois marchands productifs par les entreprises suive voire précède l’augmentation « encouragée » (ou contrainte) de l’offre de travail par la population salariée.
Qu’à cela ne tienne, selon les promoteurs de cette approche, un « approfondissement » de la libéralisation et dérégulation associée du marché du travail devrait logiquement accroître l’offre de main-d’œuvre et permettre ainsi d’accentuer la pression à la baisse sur les salaires et conditions de travail, rentabilisant ainsi du point de vue des entreprises une extension de leur propre offre d’emplois profitables…
Des alternatives progressistes aux manœuvres droitières en vue
Quelles sont les alternatives à cette stratégie machiavélique, qui pourrait être couplée à des propositions d’extension « fiscalement encouragée » des régimes sociaux privés complémentaires (2ème pilier contractuel voire généralisé et complémentaire). L’occasion serait en effet trop belle, face aux inquiétudes persistantes du public à l’égard de la viabilité du système des pensions légales, de soutenir, avec financement public à la clé, l’industrie financière et les fonds de pensions privés malmenés par la récente crise financière.
Une issue théoriquement possible est celle d’un délicat ajustement budgétaire « progressiste » – même si fortement restrictif – concentrant très largement les efforts d’assainissement sur les couches sociales aisées et supérieures – y compris salariées … – et ce via une amélioration du caractère redistributif du système social et de la production-attribution de services publics. Concurrence fiscale oblige, il est cependant peu probable qu’un tel scénario puisse s’imposer dans un petit pays pris isolément, car il suppose un renforcement important de la fiscalité sur les bénéfices réels des grandes entreprises, sur les rémunérations supérieures (dernier décile), sur les revenus du patrimoine et les plus-values financières, sur les consommations écologiquement nuisibles et énergétivores (avec des compensations forfaitaires à la clé pour les bas revenus).
Une véritable issue progressiste ne semble pas pouvoir être aisément dégagée à court-moyen terme à l’intérieur du seul cadre un peu étriqué du circuit redistributif « social-démocrate » national.
En effet, l’ampleur de l’ajustement budgétaire requis pour assurer la soutenabilité sociale et financière des régimes sociaux par répartition et solidaristes « hors marché » semble imposer de toute façon un élargissement du cadre d’action, impliquant à terme une modification structurelle de la répartition primaire (avant redistribution) des revenus entre capital et travail. Car ce qui guide les options d’inspiration libérale avancées pour faire face à la crise à venir du financement social, c’est le refus viscéral de remise en cause de l’actuelle répartition capital / travail des revenus macro-économiques. On fait miroiter alors à une fraction du salariat – précisément généralement la mieux protégée – l’appât d’une participation bénéficiaire aux revenus du capital, par régimes sociaux privés interposés (2ème pilier et assurances-groupes, épargne et assurances privées individuelles complémentaires, etc.), soit une forme de co-gestion subordonnée du capitalisme actionnarial. Mais la crise financière récente devrait venir rappeler qu’il s’agit là d’un miroir aux alouettes.
Une alternative viable serait alors, au-delà de l’inéluctable ajustement budgétaire et fiscal de court-moyen terme, un effort syndical et politique international coordonné et décisif pour imposer une révision en baisse de la « norme de rémunération actionnariale » – un peu en symétrie des normes salariales implicites qui ont prévalu pendant un quart de siècle. Et il ne s’agit pas vraiment d’un fantasme gauchiste revanchard. Patrick Artus, économiste auprès de Natixis, opérateur financier important, titrait ainsi récemment un Flash-Economie : « Sans réduction de l’exigence de rendement du capital, les évolutions récentes vont avoir des conséquences dramatiques » [5].
Cette révision en baisse imposée des exigences actionnariales devrait permettre une hausse non inflationniste de la part salariale brute (une baisse du taux d’exploitation et de plus-value), autorisant une augmentation progressive des cotisations sociales (c’est-à-dire du salaire indirect ou différé solidaire) sans perte de salaire direct net ni allongement moyen généralisé de la durée du travail [6]. On aurait alors une augmentation des « contributions intra-salariales » au financement de la protection sociale collective, qui se ferait de facto non plus au détriment du salaire direct ou « poche » des salariés actifs, mais bien au détriment des dividendes distribuables et de la rémunération du capital, théoriquement sans baisse du taux d’investissement productif si la mobilité du capital est de nouveau encadrée et limitée.
Une partie des gains de productivité, ou alternativement la hausse de la part salariale financerait alors une part substantielle du coût budgétaire du vieillissement. Une condition essentielle à cette option est que la gauche syndicale et politique cesse d’être lobotomisée et tétanisée par les anathèmes libéraux et populistes contre la prétendue « surtaxation » du travail [7], l’autre condition plus centrale encore étant qu’elle unisse ses forces à l’échelon international et européen pour sortir des contradictions récessives du régime financiarisé de basse pression salariale et pour imposer par les luttes sociales une remontée concertée et durable de la part salariale au détriment de la part actionnariale actuellement surdimensionnée.
Des choix de société essentiels
En conclusion, l’échec antérieur de la stratégie de préfinancement par la constitution de surplus budgétaires, ainsi que les dégâts collatéraux durables de la crise actuelle sur les finances publiques reposent crûment la question de la viabilité financière du système public actuel de protection sociale.
Le durcissement des contraintes budgétaires imposera très rapidement des arbitrages difficiles, nécessitant y compris à gauche un positionnement politique clair sur des questions essentielles comme la durée du travail et sa répartition (sur le cycle de vie), le partage « primaire » souhaitable capital / travail des revenus, le degré de « socialisation » assumé des revenus du travail (entre salaire direct des actifs et salaire indirect solidarisé). La bataille idéologique sur ces questions est déjà lancée, avec une offensive utilisant le levier de la crise pour promouvoir un allongement de la durée (et du volume) d’activité marchande productiv(ist)e plutôt qu’une redéfinition des logiques de redistribution solidaire (y compris intra-salariales) et du contenu même du modèle de croissance.
Également disponible dans le n°240 des Cahiers Marxistes intitulé « Des bulles aux boules de neige, le capital (2) »
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