Imposer un service minimum dans certains secteurs n’est pas une mesure faisant l’unanimité. Les détracteurs (voir la liste au bas de cette opinion) la jugent impossible à mettre en place et critiquable sur le plan social et juridique.

Nous sommes depuis quelques jours submergés d’annonces triomphalistes des partis composant la future coalition fédérale concernant un service minimum applicable lors de grèves. Plusieurs services publics ont été cités pour se voir, à terme, imposer cette mesure : les aéroports, les prisons, les transports en commun. Mais dans tous les cas, les travailleurs de la SNCB semblent se trouver prioritairement dans la ligne de mire des négociateurs.

Il y aurait même une certaine sympathie envers cette mesure de service minimum, car, direz-vous, qui pourrait être contre et, surtout, pour quelles raisons ?

Mais qu’en est-il réellement ? A quoi s’attendre ? Quels sont les objectifs recherchés ?

Malgré toutes les marques de soutien, il n’en reste pas moins que cette mesure est une proposition contestable et irréaliste. Elle est inacceptable tant d’un point de vue pratique que sociétal ou juridique. De plus, contrairement aux dires de ceux qui l’encensent pour des raisons purement dogmatiques, elle aurait des conséquences désastreuses si elle venait à voir le jour.

Pratiquement tout d’abord, le service minimum paraît bien difficile à mettre en pratique efficacement, vu la machine complexe que représente une société de chemin de fer. On voit en effet mal comment un nombre réduit de personnel et de machines pourrait permettre d’assurer un service efficace pour les usagers. Cela créera au contraire de nouveaux problèmes de sécurité et des désagréments importants. Il suffit de voir en France l’impact de ce type de mesure lors de la grève en juin dernier : tension entre les usagers prioritaires et les autres, trains surchargés, risques pour la sécurité, etc.

Lorsqu’on se penche sur la concrétisation de cette idée, il apparaît donc d’autant plus clairement que cette mesure ne vise pas à aider les navetteurs ou autres usagers du service public, contrairement à ce qui est rabâché sans cesse par les partisans du service minimum. L’objectif principal est plutôt de rendre plus difficile encore l’utilisation du droit de grève par les travailleurs, particulièrement face aux défis existants à la SNCB et aux mauvaises réponses qui y sont apportées.

Il est en effet devenu évident que depuis plus de 30 ans, au travers de ses nombreuses restructurations et réformes structurelles, la SNCB est confrontée à divers problèmes récurrents. Les cheminots et les voyageurs signalent régulièrement ces dysfonctionnements : retards chroniques, fermetures de gares et de guichets, matériel mal entretenu, manque de personnel, et la liste est encore longue.

Lorsque la situation devient insoutenable humainement parlant et que le dialogue social est inexistant, les travailleurs n’ont pas d’autre choix que de décider de passer à l’action pour être entendus.

La grève est en effet le seul moyen dont disposent in fine les travailleurs afin de pouvoir répondre au pouvoir économique de l’employeur. Il ne s’agit pas d’une partie de plaisir, mais d’une ultime réaction lorsque le dialogue a échoué. Si on prive les travailleurs de ce droit, ceux-ci se trouvent bien désarmés et sans moyen de pression face aux décisions patronales.

Sur ce sujet, on laisse souvent entendre que les cheminots n’ont qu’une idée : faire grève à la moindre occasion pour pouvoir se tourner les pouces. Néanmoins, si on analyse objectivement les chiffres, on remarque que la réalité est toute autre. En 2012, il y eut en tout et pour tout une seule action nationale. En 2013 aucune et en 2014 une également. Cette dernière action était motivée par le manque criant de personnel, problème pour lequel les travailleurs ont tenté toutes les conciliations possibles avec la direction, malheureusement sans résultat.

Les autres mouvements de grève à la SNCB ont été principalement des actions locales en lien avec l’agression d’un accompagnateur de train ou un accident grave. Les grèves qualifiées de « sauvages » sont en réalité des réactions spontanées suite à un problème important.

Est contestable également, la forme que risque de prendre dans les faits l’obligation de ce service minimum. Selon la proposition de loi adoptée en avril 2014 par la commission Finances du Sénat (texte adopté par une majorité alternative NVA, Open VLD, MR et CD&V, qui constitue la majorité actuelle de la future coalition suédoise), cette obligation de service minimum pèserait sur la SNCB. Celle-ci serait donc tenue de proposer un service minimum en cas de grève. Si cela n’est pas le cas, la sanction serait une diminution des subsides accordés. Il s’agit là réellement d’une mesure incompréhensible. Comment pouvoir imaginer assurer le renouvellement du matériel ou un prix du ticket abordable, entre autres choses, alors que la société ne disposerait pas des moyens financiers suffisants ? Une diminution des subsides ne ferait qu’aggraver les problèmes récurrents touchant tant les voyageurs que les travailleurs, puisque ce sera sur eux qu’elle sera finalement répercutée.

Le service minimum est également indéfendable d’un point de vue juridique. Le droit de grève trouve son fondement dans la convention n° 87 de l’Organisation internationale du Travail et dans la Charte sociale européenne, toutes deux signées par la Belgique. Le droit de grève est un droit fondamental et individuel qui ne peut être limité qu’à de très rares exceptions. C’est par exemple le cas dans les centrales électriques ou les hôpitaux, à savoir dans des services dits « vitaux ».

Bien qu’il soit compréhensible que chacun souhaite arriver à l’heure à son travail ou à son domicile - ce à quoi les cheminots contribuent chaque jour par leur travail -, on peut difficilement qualifier les transports en commun et, de façon générale, la majorité des services publics, de services vitaux. Cela implique que les travailleurs de ces services publics peuvent décider d’exercer leur droit démocratique de ne pas aller travailler s’ils sont en désaccord avec certaines décisions de leur employeur. Les obliger à aller travailler n’est pas une mesure qui paraît correspondre à un régime démocratique. L’instauration d’un service minimum semble donc plutôt un moyen préventif de casser l’opposition prochaine aux mesures antisociales préparées par le futur gouvernement, mesures qui s’attaqueront aux services publics et aux droits des travailleurs de manière générale.

Quoi que prétendent certains, une société de chemins de fer de qualité et une amélioration du fonctionnement de la SNCB ne passeront pas par l’instauration d’un service minimum, mais bien en faisant pression sur la SNCB et sur l’autorité fédérale pour que ceux-ci prennent réellement en compte les usagers et les travailleurs et qu’ils mettent enfin à disposition des moyens suffisants pour relever les défis en matière de mobilité. De plus, seul un dialogue social de qualité et constructif est susceptible d’éviter des actions de grève, mais pour cela il doit exister une véritable volonté managériale en ce sens.

Les signataires :

Jan Buelens, avocat chez Progress Lawyers Network et professeur de droit du travail à l’Université d’Anvers ;

Michel Abdissi, président CGSP Cheminots ;

Gérard Husson, responsable général CSC Transcom ;

Myriam Djegham, secrétaire fédérale adjointe du MOC Bruxelles et Transport Tout Public ;

Marianne Pétré, avocate à La Louvière ;

Christian Panier, ancien président du Tribunal de premier instance de Namur ;

Jan Nolf, juge de paix honoraire ;

Esteban Martinez, chargé de cours à l’ULB, Centre de recherche METICES ;

Matthieu de Nanteuil, professeur de sociologie à l’UCL, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS) ;

Serge Piteljon, secrétaire général CGSP Cheminots ;

Jean-Pierre Goossens, secrétaire Général ACOD-Spoor ;

Luc Piens, responsable général ACV-Transcom ;

Kurt Vandaele, Chercheur senior à l’European Trade Union Institute ;

Bruno Bauraind, chercheur-formateur au Gresea ;

Bleri Lleshi, philosophe politique et auteur ;

Isabelle Van Hiel, chercheuse à l’Université de Gand ;

Thomas Decreus, chercheur à la KUL.

P.-S.

Source originale : carte blanche parue le 1er septembre dans La Libre Belgique.