Le groupe de distribution Carrefour a annoncé une restructuration d’importance au niveau mondial qui va toucher plusieurs milliers de travailleurs du groupe. Retour sur les tenants et les aboutissants de ce plan et sur les évolutions que connait le secteur.
Le groupe Carrefour est l’un des pionniers de la grande distribution en Europe. En 1963, l’enseigne compte parmi les premières à se lancer dans un nouveau format déjà existant aux États-Unis, celui de l’hypermarché. Ce type de magasin propose une grande variété de produits sous un même toit, des parkings volumineux pour la clientèle et des prix parmi les plus bas (notamment pour le carburant) ; une révolution à l’heure de l’avènement de la consommation de masse.
Les hypermarchés, dont la superficie est supérieure à 2.500 m², sont généralement implantés en périphérie des villes et souvent associés à des galeries commerciales proposant des services complémentaires et participant à l’attractivité des lieux. Le modèle se développe dans les années 1970 avec succès. Les volumes d’achats importants permettent aux distributeurs d’imposer leurs conditions aux fournisseurs et de proposer les meilleurs prix au consommateur.
Un format en perte de vitesse
L’hypermarché va connaître son âge d’or dans les années 1980 et 1990. Au début des années 2000, ce sont plus de 51,8% des achats alimentaires français qui sont réalisés dans les hypermarchés contre 37,5% en 1980 [1]. Dans le même temps les supermarchés, qui voient les enseignes de hard discount les concurrencer, ont également tendance à augmenter leur surface, monter en gamme et à élargir leurs assortiments, concurrençant à leur tour les hypermarchés.
Le modèle de l’hypermarché va arriver à saturation au tournant des années 2000, spécialement dans des économies matures où les niveaux de consommation ne connaîtront plus la croissance exponentielle des années 1960 et 70.
Du point de vue de la rentabilité pour les enseignes, l’hypermarché n’est pas le format le plus profitable rapporté à la surface commerciale : le chiffre d’affaires par mètre carré est en effet généralement moindre dans les hypermarchés que dans des magasins de proximité ou les supermarchés. La croissance des ventes s’opère désormais dans ces deux derniers formats alors que les hypermarchés stagnent [2].
La crise du modèle de l’hypermarché est également à trouver dans la désaffection croissante des consommateurs pour ce type de format, souvent considéré comme froid et impersonnel.
La concurrence de plus en plus forte des magasins spécialisés et du commerce en ligne (Amazon en tête) qui offre des assortiments plus larges que ceux de la grande distribution « traditionnelle » et des services de livraison performants a aussi joué un rôle dans le déclin relatif des très grandes surfaces généralistes (proposant de l’alimentaire et du non-alimentaire).
Les raisons ne manquent pas pour expliquer la perte d’engouement de ce modèle commercial : consommateurs de plus en plus réticents à affronter le trafic et à consommer de l’énergie pour se rendre dans les hypermarchés, temps moyen des courses trop long dans des magasins comptant 300 à 400.000 références comparé aux enseignes de proximité avec de plus petits assortiments…
Les scandales agro-alimentaires à répétition depuis deux décennies (vache folle, œufs au fipronil, viande de cheval, poulet à la dioxine, graines germées et bactérie E.coli, lait contaminé à la salmonelle…) ont également participé à la dégradation d’image de la grande distribution, principal lieu de vente des produits incriminés.
Le groupe ne compte pas se séparer de ses hypermarchés pour autant, une des marques de fabrique de Carrefour. Ceux-ci représentent toujours près de la moitié de son chiffre d’affaires et demeurent un élément important pour maintenir ses parts de marché.
Les hypermarchés, par les volumes de marchandises qu’ils représentent, ont aussi une incidence sur la capacité du groupe à obtenir des conditions commerciales favorables de leurs fournisseurs. En effet, plus les volumes achetés par les distributeurs sont importants, plus ces derniers sont en mesure de négocier des prix à la baisse auprès de leurs fournisseurs, de plus en plus dépendant de leurs clients [3]. Les récentes manifestations du monde agricole, notamment dans le secteur du lait, avaient notamment pour enjeu les prix négociés par la grande distribution (et les industries agroalimentaires).
La stratégie « Plassat »
En 2007, l’arrivée des nouveaux actionnaires Colony Capital, un fonds d’investissement anglo-saxon, et Bernard Arnault (toujours principal actionnaire du groupe) coïncide avec un renforcement de l’exigence de rentabilité des fonds propres de l’entreprise. Entre 2007 et 2009, les bénéfices (profits) réalisés par le groupe Carrefour s’effondrent en passant de 2,2 milliards d’euros à 327 millions. À l’inverse, sur la même période, la part de ces mêmes bénéfices distribués aux actionnaires, les dividendes, continuent d’augmenter. En 2009, la part des bénéfices distribués aux actionnaires atteint 229%. Comment une entreprise peut-elle distribuer des bénéfices qu’elle ne génère pas ? En vendant des parts de l’entreprise par exemple. Carrefour réduit la voilure et l’emploi pour satisfaire ses actionnaires.
Graph 1. Carrefour : profits et dividendes
Sources : Mirador-multinationales.be
Comme le montre le second graphique ci-dessous, l’emploi dans le groupe Carrefour passe de 495.287 travailleurs en 2008 à 364.969 en 2012. Ventes de filiales ou fermetures de magasins aux quatre coins du monde, l’enseigne française réduit son périmètre et ses coûts afin d’augmenter sa norme de rentabilité. L’endettement du groupe reste cependant un frein pour attirer de nouveaux investisseurs.
Graph 2. Carrefour : emploi total
Source : mirador-multinatonales.be
Le désendettement sera donc au cœur de la stratégie de Georges Plassat, prédécesseur d’Alexandre Bompard à la tête du groupe français entre 2012 et 2017. Pour ce faire, Carrefour va vendre ou fermer ses magasins dans les pays où il n’est pas le numéro 1. La multinationale française quitte la Colombie, la Grèce ou se désengage de Turquie.
Graph 3. Carrefour : endettement à long terme
Source : mirador-multinationales.be
Cette stratégie qui vise à attirer de nouveaux investisseurs ne semble pas porter ses fruits sur le long terme. En effet, après une embellie de deux ans, le bénéfice du groupe chute de nouveau à partir de 2014 (Graph.1).
Bompard remet le couvert !
En juillet 2017, Georges Plassat laisse la place à Alexandre Bompard, énarque, ex-conseiller de François Fillon au ministère du Travail, passé par Canal+, ex-PDG d’Europe 1 puis de la Fnac qu’il a récemment fusionnée avec Darty. Six mois seulement après son arrivée, Alexandre Bompard présente un premier plan de restructuration pour le géant de la distribution. Poliment nommé « plan de transformation », il s’agit en fait d’une restructuration de grande ampleur qui vise en premier lieu à diminuer les coûts du distributeur et sa masse salariale et à se recentrer sur les activités les plus rentables comme les produits frais, le bio et les marques de distributeurs. La stratégie de Bompard n’est donc pas si différente de celle de son prédécesseur.
Ce plan comprend plusieurs axes : simplification de l’organisation (comprendre : réduction de l’emploi au siège central à Paris – 2.400 travailleurs concernés sur un peu plus de 10.000), accroissement de la productivité (réaliser le même chiffre d’affaires avec moins de personnel, des surfaces commerciales réduites et par une automatisation accrue notamment dans la logistique, les préparations de commande, les caisses…) ; développement du commerce en ligne et des « drives » (qui permettent de vendre avec moins de personnel et d’espace commercial) et recentrage sur les formats de proximité (la plupart du temps franchisés et proposant des conditions de travail et des conventions collectives moins avantageuses que dans les hypermarchés).
Outre ces mesures, on notera l’abandon de 273 magasins Dia en Espagne (qui seront mis en vente ou fermés), et la volonté du groupe d’accentuer son développement dans les zones de croissance : au Brésil, en Argentine et en Chine notamment où le groupe s’est lancé dans un partenariat avec Tencent et Yonghi, un géant de l’internet chinois et un spécialiste des produits frais et des petits formats de distribution.
Le groupe espère économiser près de deux milliards d’euros d’ici 2020, qu’il compte réinvestir dans le commerce en ligne et de nouveaux formats de proximité ; là où les coûts fixes sont les moins importants et les marges élevées.
Si la suppression de 2.300 postes au siège du groupe a été clairement annoncée, le PDG de Carrefour n’a donné aucune précision quant aux effets de ce plan sur l’emploi global du groupe.
En France, outre les 2.300 licenciements annoncés, ce sont près de 5.000 postes supplémentaires qui seraient menacés [4] notamment dans les hypermarchés qui verront leur surface diminuer. Pour les hypermarchés intégrés (gérés par le groupe Carrefour et non franchisés), un autre plan de « simplification et de centralisation » est prévu, bien qu’il n’ait pas été annoncé, et vise à réduire certains postes administratifs ainsi qu’à faire disparaitre les postes de caisse dans les stations-service. 500 emplois seraient concernés.
Du fait de ses ambitions dans le commerce en ligne, le groupe s’est doté d’un centre de logistique d’ampleur. Ce centre dédié à la préparation de commandes en ligne sera progressivement automatisé et contribuera à faire diminuer par trois le personnel des drives [5].
De même, la mise en place de partenariats dans certains rayons comme avec Fnac-Darty pour l’électroménager fait craindre des suppressions de postes qui n’ont pour l’heure pas été chiffrées.
Les fermetures de magasins Dia en Espagne ne manqueront pas de provoquer des pertes d’emploi. En effet, les supermarchés qui n’auront pas trouvé repreneur mettront la clé sous la porte, une menace pour les 2.100 salariés espagnols concernés.
Enfin, un certain nombre d’établissements du groupe passeront en location-gérance (en franchise), ce qui coïncidera avec la dégradation des conditions de travail et des avantages sociaux des travailleurs de ces magasins.
Au total, et bien que le groupe n’apporte aucun chiffrage précis, ce sont plus de 10.000 postes, au bas mot, qui pourraient être supprimés au niveau mondial du fait de ce plan de transformation.
Plans sociaux tous azimutsCarrefour n’est pas la seule enseigne de distribution à avoir annoncé des restructurations et des suppressions d’emplois au cours des dernières années.Le cycle le plus récent a commencé avec Delhaize en 2014, qui préparait sa fusion avec Ahold [6]. Cora [7] et Makro [8], deux acteurs présents sur le segment des hypermarchés en Belgique ont aussi annoncé des restructurations ces derniers mois. Côté français, c’est Auchan, l’autre enseigne française spécialiste des hypermarchés qui dévoilait un plan de restructuration en 2016 [9].Aux États-Unis, Walmart, le premier distributeur au monde a annoncé des réductions d’effectifs début janvier et la fermeture de 63 magasins Sam’s Club [10] tandis que le Britannique Tesco engage une troisième restructuration [11] en un an.Au total, ce sont plusieurs dizaines de milliers de postes qui auront été supprimés dans le secteur de la distribution ces dernières années parmi les principaux distributeurs mondiaux.
En Belgique : « un nouveau carnage social »
La Belgique n’est pas épargnée par ce plan de restructuration. Bien qu’aucun chiffre concernant la Belgique n’ait fuité lors de l’annonce d’Alexandre Bompard, c’est avec fébrilité que les travailleurs belges attendaient que ne tombe le couperet. Le 25 janvier 2018, la direction de Carrefour Belgique annonce que le plan de restructuration pourrait coûter quelque 1.233 emplois dans le pays. Une annonce difficile à accepter au regard des changements intervenus ces dernières années dans la filiale belge.
Carrefour arrive en Belgique en 2000 par le rachat du groupe GB. Il exploite alors 56 hypermarchés, 73 supermarchés et un réseau de magasins franchisés. L’effectif de GB est de 18.000 travailleurs au moment du rachat par Carrefour [12] .
Les supers et hypermarchés GB sont alors en perte de parts de marché dans le pays. Carrefour qui bénéficie de meilleures conditions d’achat réussit à faire baisser ses prix, investit dans sa nouvelle acquisition et modernise les magasins existants. Ceux-ci retrouvent des résultats positifs à partir de 2003 ; au prix de sacrifices pour les travailleurs du groupe qui voient le nouvel actionnaire principal leur refuser la participation aux bénéfices dès son arrivée. La première grève a lieu en 2001 lorsque Carrefour tente d’accroitre la flexibilité dans le groupe et de limiter les activités syndicales. En 2007, l’arrivée des nouveaux actionnaires Colony Capital et Bernard Arnault (toujours principal actionnaire du groupe) coïncide avec une première restructuration : 16 supermarchés franchisés, 900 départs (prépension et départs volontaires) et des nouvelles embauches qui se feront sous des conventions paritaires moins avantageuses pour les travailleurs [13].
C’est une première étape. En 2010 Carrefour décide d’une nouvelle restructuration. Elle concerne alors 1.700 emplois, prévoit la fermeture de 14 hypermarchés et 7 supermarchés, le passage de l’ensemble du personnel en convention CP202.01, le blocage des salaires pendant trois ans et le passage sous franchise de 7 supermarchés. [14]
En ce début d’année 2018 Carrefour remet le couvert et annonce la suppression de 1.233 emplois, dont 180 au siège central. Deux hypermarchés fermeront d’ici juin 2018 (Liège-Angleur et Genk) tandis que plusieurs autres hypermarchés verront leur surface réduite et/ou seront transformés en supermarchés. Comme c’est le cas au niveau mondial, le groupe annonce son projet d’ouvrir des points de retraits e-commerce et des magasins de proximité. Là encore, l’objectif est à peine voilé, faire croitre la part des magasins en franchise – avec des conditions dégradées pour les travailleurs – et étendre les heures d’ouverture de ces magasins.
Le lendemain de l’annonce, et à l’issue d’assemblées générales organisées dans les magasins, 27 établissements ont décidé de se mettre en grève dans le Hainaut, la province de Liège, le Brabant wallon, la région bruxelloise ainsi qu’à Genk.
Le Setca-FGTB évoque « un nouveau carnage social ». Le gouvernement affirme de son côté vouloir apporter son soutien aux travailleurs de Carrefour. « C’est une hypocrisie complète. Si le gouvernement veut faire quelque chose, c’est via des lois. Mais quand on crée des flexijobs, il ne faut pas pleurer quand il y a 15 jours plus tard des pertes d’emploi » a déclaré Delphine Latawiec de la CNE
Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC, fustige de son côté les politiques du gouvernement à l’égard des grandes entreprises : « Plus de 24 millions d’euros d’intérêts notionnels ont été octroyés à Carrefour en une année, […] 16,789 millions d’euros touchés par Carrefour liés au saut d’index et au tax-shift. Dans le même temps, Carrefour a versé en 2016 50 millions de dividendes à ses actionnaires. Pour le dire platement, le gouvernement belge a payé les dividendes aux actionnaires de Carrefour et aujourd’hui, Carrefour, qui n’a rien anticipé, va faire payer à la sécurité sociale et aux travailleurs une réorganisation dans laquelle ils ne sont pour rien. C’est proprement dégoûtant [15] ».
Les effectifs de Carrefour Belgique qui étaient de 18.000 travailleurs au moment de la reprise de GB ont fondu au gré de restructurations successives pour tomber à 11.500 postes (8.500 équivalents temps plein) avant l’annonce de janvier 2018 puis autour de 10.000 postes une fois la restructuration mise en œuvre.
Pour Myriam Delmée du Setca : « On se retrouve dans la même situation que lors de la dernière restructuration en 2010. Les travailleurs ont fait des efforts, ils ont relevé leurs manches pour ce qui était présenté comme un plan de sauvetage et voilà où on en est aujourd’hui ».
Un secteur chamboulé
Le secteur de la distribution est marqué par plusieurs tendances de fond. La première est la concurrence de plus en plus forte des magasins spécialisés et des acteurs du numérique tels qu’Amazon [16] qui s’accaparent des parts de marché croissantes sur tous types de produits – bien que la vente alimentaire demeure toujours la chasse gardée de la distribution traditionnelle. Les commerçants en ligne proposent des prix souvent inférieurs grâce à une automatisation poussée de leurs processus logistiques, une organisation du travail « digne du XIXe siècle » [17] et à une offre de livraison des plus performantes.
La seconde tendance est la rationalisation des organisations. Celle-ci s’observe au travers du mouvement de concentration à l’œuvre ces dernières années dans le secteur, que ce soit par des fusions-acquisitions comme dans le cas d’Ahold et Delhaize ou bien au niveau des centrales d’achat [18]. La moindre source d’économie au niveau logistique ou des négociations commerciales est ainsi recherchée de même que le recentrage sur les zones géographiques au plus fort potentiel de croissance. Ce mouvement de rationalisation débouche le plus souvent sur des suppressions de postes.
Carrefour, qui a pour l’instant assez mal négocié le tournant numérique, n’est évidemment pas épargné. Au moment de l’annonce du plan social, le PDG de Carrefour confirmait cependant maintenir sa politique de dividende : distribuer entre 45 et 50 % des profits.
Le jour même, l’action prenait plus de 4% à la bourse, les marchés saluant la politique du groupe. Chez Carrefour, c’est une tendance de fond…
Source photo : Carrefour Pittou, flickr.com
Pour citer cet article :
Romain Gelin « Carrefour : l’échec d’un modèle », Gresea 1er février 2018, texte disponible à l’adresse :
[http://www.mirador-multinationales.be/analyses/article/carrefour-l-echec-d-un-modele]