Du n°1 mondial avec 876.000 travailleurs, la G.M. n’est plus qu’une pâle copie d’elle-même. C’est une « page » d’histoire industrielle qui a été tournée par… Wal-Mart.
En 1985, le président de General Motors de l’époque, Roger Smith [1], héros invisible du premier documentaire de Michael Moore « Roger and me », réunit à Detroit toutes les firmes liées à l’informatique. Son ambition : créer une nouvelle voiture capable de battre les automobiles japonaises sur leur terrain, celui de la réduction des coûts et de la compétitivité. Sa méthode : utiliser les compétences technologiques des États-Unis et des firmes américaines pour y parvenir. Mais, pour cela, il faut unifier les différents systèmes informatiques. D’où le grand rassemblement de la profession et personne n’ose décliner l’invitation. General Motors est et reste, à ce moment, la première grande entreprise mondiale.
Le résultat sera le lancement d’une nouvelle usine et d’une nouvelle marque à Spring Hill dans le Tennessee : la Saturn. Convaincu que la réponse adéquate aux Toyota, Nissan et Honda qui commencent à inonder le continent est dans le high tech’, Roger Smith fait installer un parc de robots impressionnant dans la nouvelle unité. Il rachète, en outre, Hughes Aircraft, spécialisé dans les satellites de télécommunications pour la Défense, mais qui devait permettre à n’importe quel acheteur dans le monde de choisir sa voiture pour la concevoir en direct sur écran et en attendre la fabrication et la livraison dans un délai très court. De même, General Motors reprend aussi EDS, un des leaders des services informatiques pour gérer et unifier tous les systèmes et réseaux utilisés.
Rien n’y fit. La nouvelle entité a bien fourni des petites voitures, mais à des coûts supérieurs à ceux attendus. Les problèmes de l’équipement sont, d’une part, sa fiabilité et donc les pannes qu’il engendre et qui bloquent la production et, d’autre part, la nécessité de le faire fonctionner à 100% de ses capacités. Or, sur le plan de la rentabilité, il vaut mieux une amélioration organisationnelle qui simplifie les méthodes de fabrication.
Pearl Harbor ?
Au même moment, Toyota cherche à s’implanter aux États-Unis. Mais la direction nipponne craint le caractère revendicatif du syndicat de l’automobile américain, l’UAW [2]. Elle négocie avec General Motors la reprise d’une usine en commun. Elle se chargerait de l’organisation de la production et ainsi GM apprendrait de l’intérieur ce qui fait la force des firmes japonaises. GM aurait à convaincre le syndicat d’accepter un contrat où la grève et les arrêts de travail sont quasiment exclus. Le choix se porte sur une unité à Fremont en Californie, une ancienne division de GM depuis 1962, mais fermée en 1982.
La joint venture ouvre en 1984 avec un nouveau nom : New United Motor Manufacturing, Inc. ou NUMMI. Les performances sont rapidement au rendez-vous. Les méthodes toyotistes sont plus efficaces, parce qu’elles suppriment tous les temps morts. Ainsi, des calculs internes montrent qu’un ouvrier moyen de NUMMI est réellement occupé à un travail actif environ 57 secondes par minute, alors que le salarié de l’ancienne unité de Fremont ne l’était que 45 secondes [3]. NUMMI devient la meilleure usine de GM.
La direction de General Motors voulait « saturniser » leur groupe. Mais elle est contrainte de la « toyotiser » ou de la « nummiser ». En 1987, devant des résultats en baisse, elle conduit sa première vaste opération de restructuration depuis la Seconde Guerre mondiale, fermant plusieurs usines et arrêtant les projets jugés trop chers. Même à Spring Hill, les robots sont remplacés par des innovations organisationnelles qui coûtent moins cher pour une productivité supérieure. Le travail est géré par équipe, ayant chacune un temps alloué pour faire des tâches prédéfinies. Les performances s’améliorent, mais loin derrière Toyota qui poursuit son avancée sur le continent.
Le paradoxe veut qu’en 2010 à la fois l’usine de Saturn et celle de NUMMI soient définitivement fermées. L’origine en est, dans les deux cas, la faillite de General Motors l’obligeant à se concentrer sur un nombre limité de marques et d’unités de production. La Saturn doit donc être liquidée en octobre. Et Toyota, déjà engagée dans d’autres projets, se retire de l’expérience (les surcapacités aux Etats-Unis sont énormes). La dernière voiture est sortie des chaînes de Fremont le 1er avril 2010. C’est la première fois en 72 ans d’histoire que le constructeur nippon ferme une usine d’assemblage, laissant sur le carreau 4.700 salariés (sans compter la sous-traitance).
Général Météorite
La faillite de General Motors en juin 2009 n’est pas un événement anodin. Dix ans auparavant, la multinationale était encore la première entreprise du monde en termes de chiffres d’affaires. Et, au niveau automobile, elle n’a cédé le flambeau à Toyota qu’en 2006.
Elle a été créée en 1908 par William Durant, un investisseur aventurier, qui a regroupé des firmes existantes comme Cadillac, Buick, Oldsmobile ou Pontiac. C’est pour cela qu’il n’y a pas de marque GM. Mais Durant a une stratégie hasardeuse, d’endettement dangereux et sans coopération entre les différentes filiales. A ce moment une seule compagnie domine le marché, Ford, dont les usines produisent une voiture sur deux dans le monde en 1921. Après la guerre, c’est la crise pour le constructeur. Aussi la Morgan Bank contacte discrètement les Dupont de Nemours, qui eux se sont enrichis durant le conflit mondial grâce à la vente de poudres à canon, pour reprendre GM et la restructurer. Elle met donc Durant à la porte.
Les Dupont débauchent un ancien dirigeant de Ford, William Knudsen, pour introduire les méthodes fordiennes. Ils engagent un as de la technologie, Charles Kettering, à l’origine de nombreuses innovations sur le véhicule [4]. Surtout ils confient à Alfred Sloan le soin de réorganiser le groupe.
Celui-ci va apporter quatre changements majeurs qui vont faire la réputation et la force de l’entreprise. D’abord, il va positionner chaque filiale sur un segment du marché en fonction des revenus des ménages. Son mot d’ordre est : « un modèle pour chaque bourse et pour chaque usage » [5]. Ensuite, la direction centrale doit veiller à ce qu’il y ait une orientation commune où les différents départements ne se concurrencent pas. Mais, pour ceux-ci, c’est l’autonomie qui prime : ils peuvent se développer comme ils le veulent.
Troisièmement, pour garder un contrôle final sur l’ensemble, ce qui sera choisi est la vérification des comptes financiers. C’est ce critère qui sera décisif pour sélectionner les options et pour décréter la réussite ou l’échec des stratégies poursuivies. Enfin, Sloan introduit les prévisions de ventes pour planifier les quantités produites.
Grâce à ces méthodes, General Motors va ravir à Ford la place de numéro un du secteur en 1927, au moment où le concurrent de Dearborn [6] est obligé de renoncer à son modèle T pour produire une nouvelle voiture, le modèle A. Il ne la lui cédera plus jusqu’à aujourd’hui. GM est adapté aux variations de la demande. Ses véhicules sont modifiés pour y répondre. A partir des années 20, une présentation des nouveaux modèles a lieu lors de salons qui ressemblent beaucoup à des défilés de haute couture. En outre, la multinationale crée dès 1919 une filiale financière, GMAC, facilitant l’achat à crédit des automobiles.
En comparaison, Henry Ford déteste la finance et le crédit [7]. Il produit un seul modèle à l’origine en bois qui ne supporte qu’une seule teinte. On connaît sa boutade : « Tout client pourra avoir sa voiture de la couleur qu’il voudra, pourvu qu’il la veuille noire » [8]. En 1930, quand arrive la grande crise, la firme continue à produire tant et plus, si bien que les concessionnaires qui voient arriver ce flot de véhicules lui adressent une lettre pour le supplier d’arrêter parce qu’ils ne parviennent plus à les vendre. Ford sera même dépassé durant cette période par Chrysler.
Avec la place montante de l’automobile dans la consommation et la production, General Motors arrache aussi la position de leader industriel mondial et va la garder jusqu’en 1999 quasiment, comme le montre le graphique suivant. Dans celui-ci, nous avons repris le chiffre d’affaires des trois grandes sociétés qui se sont disputé la place de numéro un en termes de chiffre d’affaires [9].
- Source : Fortune 500.
Note : Nous avons actualisé les données brutes avec le déflateur implicite du PIB pour obtenir les chiffres d’affaires en termes réels.
On voit que l’essor d’Exxon dépend en premier lieu du niveau des prix du pétrole. Quand ceux-ci sont élevés, entre 1973 et 1985 et depuis 1997, la firme dispute la première place et parfois l’obtient. Mais, ensuite, cela retombe. En revanche, jusqu’en 1999, General Motors est le véritable leader industriel, n’étant pas pénalisé ou avantagé par de brusques variations des tarifs.
Symbole de cette domination : la nomination du président de GM, Charles Wilson, en 1954 comme secrétaire à la Défense dans l’équipe du général Eisenhower. Répondant à un journaliste demandant s’il ne pouvait pas y voir conflit d’intérêts entre les deux fonctions, Wilson a cette réplique restée célèbre : « Je ne peux pas le concevoir, car, depuis des années, je pense que ce qui est bon pour le pays est bon pour General Motors et vice versa. La différence n’existe pas. Notre entreprise est trop grande. Elle se développe avec le bien-être du pays. » [10] General Motors est la première firme à voir son bénéfice net dépasser le milliard de dollars : en 1963, 1.459 millions. Bref, à cette époque, c’est une véritable et vénérable institution.
Le 3ème souffle est tertiaire
Le constructeur doit, néanmoins, céder devant la progression faramineuse de Wal-Mart, le géant américain de la distribution. Quasiment inexistant au début des années 80, il est propulsé par Sam Walton, son fondateur (mort en 1993), au niveau de numéro un de son secteur, puis rattrape les entreprises des autres industries. Grâce à une croissance phénoménale de ses ventes (18,7% en moyenne par an entre 1980 et 2007 contre 1% seulement pour GM ou 1,8% pour Exxon), il prend la place de numéro un mondial. Le tertiaire supplante l’industriel. Seraient-ce les habits neufs du capitalisme ?
Après avoir expliqué que l’exemple à suivre dans les années 50 et 60 était incontestablement General Motors, Nelson Lichtenstein montre qu’aujourd’hui Wal-Mart est devenu l’objet de tous les regards : « Wal-Mart est maintenant le modèle économique pour le capitalisme mondial, car il adopte les innovations technologiques et logistiques les plus puissantes du XXIème siècle et les met au service d’une organisation dont la compétitivité dépend de la destruction de tout ce qui reste de la régulation sociale de type New Deal [11] et le remplace, aux États-Unis comme à l’étranger, par un système mondial de compression permanente des coûts du travail, de la Caroline du Sud au sud de la Chine, d’Indianapolis à l’Indonésie. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme moderne, le modèle Wal-Mart a fait du détaillant le roi et du fabricant son vassa.l » [12] C’est donc Wal-Mart qui impose son modèle et non plus General Motors. Et cela, dans un contexte de démantèlement social mondialisé.
Comme on l’a vu en 2006, GM doit abandonner la place de leader dans le secteur automobile au profit de Toyota. Sa part de marché aux États-Unis dégringole régulièrement : de quasiment 50% encore en 1967, elle dépasse encore les 40% en 1985, au moment où Roger Smith inaugure sa stratégie antinipponne ; elle n’atteint plus que 28% en 2000, quand Wal-Mart prend clairement la relève comme firme dominante ; en 2009, elle est passée sous la barre des 20%. Depuis 1973, elle produit entre 8 et 9 millions de véhicules par an, parfois moins même. La progression cale.
Entre 2005 et 2009, elle a enregistré plus de 105 milliards de dollars de pertes nettes. Le centenaire s’est donc fêté en 2008 dans la plus grande intimité. Pas de quoi être fier. Surtout qu’à la fin de l’année, les fonds propres étaient négatifs de 86 milliards de dollars. Il n’y avait plus qu’à se mettre en faillite et négocier un nouveau départ avec un « new GM » débarrassé de ses cadavres industriels, dont Saturn et NUMMI.
Bottom line…
En 1986, il y avait 876.800 personnes engagées dans le groupe GM. En 2009, ils ne sont plus que 217.000. Une multinationale divisée par quatre !
Évidemment, tous ces emplois n’ont pas nécessairement disparu. Dans le total des années 80, il y avait 81.000 salariés de Hughes Aircraft, 45.000 d’EDS et 17.000 de GMAC, toutes des filiales qui ont été revendues. De même, GM s’est coupé lui-même en deux en créant comme firme indépendante Delphi, son ancien département de production de pièces.
Néanmoins, en 1986, la région d’Amérique du Nord comptait 539.500 travailleurs automobiles. En 2009, ils ne sont plus que 102.000 auxquels on peut ajouter un nombre similaire pour Delphi (dont les comptes étaient en grande partie intégrés dans ceux de GM Amérique du Nord en 1986) [13].
Avec la disparition de General Motors à la tête des multinationales mondiales, avec sa faillite, c’est une page de l’histoire qui a été tournée. Et si l’on regarde les conditions de travail chez Wal-Mart [14], pas pour le meilleur…