L’Etat social actif comme projet politique oriente fortement les politiques d’emploi et de protection sociale depuis plus de 10 ans. Cette analyse en éclaire les différentes visions politiques et finalités économiques et sociales poursuivies et leurs rapports aux enjeux et au contexte socio-économiques changeants, depuis son origine dans les années 90 jusqu’à la crise et aux perspectives actuelles. En particulier, elle montre les implications des stratégies du relèvement du taux d’activité et de l’allongement des carrières et en donne une lecture critique.
Après plusieurs années de mise en œuvre de l’Etat social actif (ESA), depuis la réforme remplaçant le minimex par le revenu d’intégration sociale en 2002 et surtout celle relative à l’activation des chômeurs en 2004 il est certes utile de s’interroger au sujet de l’applicabilité et de l’efficacité de l’activation. Le regard critique se doit de porter plus loin, la présente analyse invitant à s’interroger sur les finalités de l’Etat social actif. Autrement dit, elle cherche à répondre à la question : dans quel contexte, dans quel jeu agissent les agents de l’ONEM et les travailleurs sociaux des CPAS ? Car les finalités externes peuvent être en partie en contradiction avec les finalités du point de vue des acteurs du social. Dès lors, les critères d’efficacité peuvent être l’objet de frictions institutionnelles, internes et externes, face aux orientations des pouvoirs publics et des services publics de l’emploi.
L’analyse porte donc sur la dimension politique sur fond de logiques et d’objectifs aussi économiques, car l’activation n’est pas seulement une question d’efficacité sociale et de gestion publique.
Le mot « visées » est utilisé pour désigner des « finalités », des « objectifs », mais aussi pour un second sens du mot comme « orientations politiques », comme « visions des choses ».
Ces visées peuvent opposer des acteurs politiques ou socio-économiques (comme les syndicats et le patronat), mais peuvent aussi être partiellement convergentes entre les acteurs. C’est justement le cas de l’ESA, nous le verrons.
Si certaines visées de l’ESA sont explicitées, d’autres seront implicites voire confuses dans le chef de ceux qui le défendent ou l’acceptent. Elles peuvent être ambivalentes, comme une double orientation, comme à deux visages contradictoires, voire apparaître ambigües (visée de droite ou de gauche ?) ou le devenir véritablement comme résultat d’une superposition de projets politiques opposés. Enfin l’ESA poursuit à la fois des visées économiques et des visées sociales. On peut évidement ne regarder l’ESA que par la lorgnette « sociale », mais ce serait oublier ce qui est en vue par la lorgnette « économique ».
Si une posture politique peut consister à positiver sur les seules bonnes intentions ou au contraire jeter le bébé avec l’eau du bain, notre analyse cherche à proposer une réflexion critique où « les plus » côtoient « les moins », tout en cherchant à se dégager de l’ambiguïté induite par l’Etat social actif comme il a souvent été présenté et débattu.
L’Etat social actif originel
Quelles sont les origines de l’ESA ? Et comment a-t-il été conçu et présenté à l’origine ? L’ESA trouve son origine dans les inflexions grandissantes du regard porté sur les politiques contre le chômage et l’assurance-chômage à partir du milieu des années 90 ; mais aussi dans les inquiétudes pour la compétitivité de l’Europe et face au vieillissement de la population.
L’évolution du regard porté sur le chômage fut la suivante. Avec l’ampleur qu’a pris le chômage fin des années 70, l’inégalité des chances et donc des positions dans les files d’attente pour les emplois disponibles est apparue un problème plus crucial, un nombre grandissant de personnes se retrouvant pendant plus de deux ans au chômage. Par ailleurs, le taux de chômage des jeunes est devenu très élevé vu que les jeunes, surtout les peu qualifiés, sont défavorisés par leur manque d’expérience.
Les politiques ont alors mis l’accent sur la lutte contre le chômage de longue durée, ainsi que sur le chômage des jeunes. Des mesures ont dès lors été prises en faveur de l’égalité des chances, notamment des mesures de discriminations positives. Puis, il a été dit que le chômage témoignait d’un problème d’employabilité : il fallait offrir à chaque demandeur d’emploi, un emploi, une formation, ou une expérience professionnelle.
Au Royaume-Uni, les travaillistes sont de retour au pouvoir en 1997, tandis que les sociaux-démocrates vont ensuite revenir au pouvoir dans beaucoup de pays européens.
Tony Blair à la tête du New Labour propose une troisième voie s’inspirant d’Anthony Giddens qui prônait « un Etat social positif », qui ne se contente pas d’indemniser et qui ne laisse pas l’effet pervers de la passivité se développer chez les chômeurs indemnisés face à leur situation.
La critique des systèmes de protection sociale était déjà en cours depuis le début des années 90 de la part d’universitaires de différents pays européens (comme Rosanvallon et Esping-Andersen par exemple) et l’OCDE avait, en 1996, mis en cause l’importance, en particulier en Belgique, des politiques passives d’indemnisation et de retrait du marché du travail par rapport aux politiques actives notamment de formation et de subsides à l’embauche. Les interruptions de chômage ou de carrière, les prépensions et le statut de chômeur âgé étaient particulièrement sur la sellette.
Frank Vandenbroucke devenu Ministre des affaires sociales et des pensions dans la coalition arc-en-ciel (1999-2003) traduisit le concept en « Etat social actif » et parla d’activation. Il voulait augmenter la participation sociale, accroître le nombre d’actifs, encourager les gens à être actifs pour que la protection sociale ne soit plus un piège à l’emploi, et à ne pas accepter des attitudes inadmissibles de certains allocataires sociaux. Il mettait aussi l’accent sur la prévention.
La déclaration gouvernementale de juillet 1999 évoquait la volonté de mener une politique active de formation et d’emploi visant à augmenter le « taux d’activité », ce qui veut normalement dire l’importance de la main d’œuvre disponible sur le marché du travail (en citant pourtant des chiffres de taux d’emploi), afin de renforcer les moyens de notre économie et fournir une base plus large de financement de la sécurité sociale notamment face aux coûts liés au vieillissement de la population. Vieillissement qui risquait d’asphyxier la protection sociale. Jusqu’alors, la stratégie gouvernementale (des Ministres des Affaires sociales successifs Jean-Luc Dehaene, Philippe Busquin, et Magda de Galan) avait consisté à tenter de réduire la croissance des dépenses de pensions et de soins de santé par des réformes structurelles (restructuration hospitalière, âge de la retraite des femmes porté à 65 ans,…).
Au niveau européen, manifestement, la préoccupation montante était de perdre du terrain dans la compétition mondiale et de voir la croissance et donc la création de richesse se ralentir. Lors du Sommet de Lisbonne de mars 2000, l’UE convient de devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance durable, d’une amélioration qualitative et quantitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale », notamment grâce à un investissement dans les ressources humaines afin d’éviter l’aggravation du chômage et de la pauvreté et en faisant en sorte qu’il soit financièrement plus intéressant de travailler. Un des enjeux était aussi d’assurer la viabilité des régimes de protection sociale malgré le vieillissement.
A remarquer que l’accent sur le renforcement de l’employabilité date déjà des lignes directrices européennes de 1998 et que la volonté d’accentuer les politiques actives est apparue dans celles de 1999.
Isabelle Cassiers, Philippe Pochet et Pascale Vielle, dans l’introduction de leur livre « L’Etat social actif. Vers un changement de paradigme ? », publié en 2005, se demandaient s’il s’agissait d’une capitulation face à la globalisation ou d’un moyen de consolider le modèle européen et ses systèmes sociaux.
On voit bien que se côtoient et pour partie s’articulent implicitement, des objectifs économiques d’une part et sociaux d’autre part, mais également des préoccupations budgétaires liées au vieillissement, des approches différentes, de responsabilisation individuelle d’une part et d’investissement collectif dans la formation d’autre part, par exemple.
A remarquer aussi que les lignes directrices européennes en matière d’emploi et la méthode ouverte de coordination, qui n’ont pourtant rien de contraignant, et l’usage des comparaisons statistiques européennes de taux d’emploi, ont produit une certaine convergence entre courants politiques, et entre patrons et syndicats, malgré les critiques syndicales croissantes sur la politique d’activation telle que mise en œuvre jusqu’à présent. Cette convergence concerne notamment l’objectif d’augmenter le taux d’emploi, ce qui est bien compréhensible, mais aussi désormais, quoique de façon non affirmée, à travers celui d’allonger les carrières, sans toujours voir que cela correspond à un autre objectif, celui de relever le taux d’activité, c’est-à-dire la main d’œuvre disponible pour le marché du travail, et pas seulement à l’objectif de faire face au coût croissant des pensions.
Les discours sur l’ESA alternent dans une apparente confusion les termes taux d’activité et taux d’emploi dans les objectifs énoncés. Le tableau ci-dessous montre bien qu’augmenter le taux d’activité sans création d’emploi conduit à accroître le nombre de demandeurs d’emploi. A moins d’arriver à « flexibiliser » le marché du travail de façon que la hausse du chômage se traduise par une baisse des salaires, et que celle-ci entraîne une augmentation des embauches.
Le tableau suivant montre certains enjeux qui motivent les orientations européennes prises au Sommet de Lisbonne.
L’amélioration de l’employabilité est sensée favoriser à la fois la compétitivité et l’insertion dans l’emploi comme l’insertion sociale par la mise à l’emploi. La compétitivité suppose de maîtriser l’évolution des salaires et d’innover davantage. Ainsi est-il possible de faire croire que le plein emploi est au bout du chemin. Le Sommet de Lisbonne représente à la fois un compromis et un certain consensus pour la gauche et la droite.
Ambiguïté et ambivalence de l’Etat social actif
L’ESA présente une orientation qui paraît ambiguë, car il superpose deux projets politiques. Il est à double face. Du coup, il est comme ambivalent dans sa mise en œuvre, un peu comme dans l’expression « souffler le chaud et le froid ».
De fait, l’Etat social actif, comme projet politique, a rendu beaucoup de gens dubitatifs, laissant une impression d’ambiguïté qui fait qu’il était difficile d’en juger ou de ne pas douter sur ses positions à son égard en particulier parmi les progressistes. Voici comment nous interprétions cela dans une contribution parue en 2004.
« Le concept est apparu dans toute son ambiguïté par les deux faces qu’il présentait. Une face d’inspiration conservatrice selon laquelle le chômage s’expliquerait (notamment) par le comportement des demandeurs d’emploi et par leurs déficiences en compétences, l’objectif étant de les inciter à faire preuve de responsabilité à l’égard de leur propre insertion et à celle des deniers publics. Cette responsabilité était présentée comme une contrepartie contractuelle supplémentaire à l’indemnisation qui jusqu’alors était considérée comme un droit principalement conditionné par le fait de cotiser et d’être disposé à accepter tout emploi « convenable » [1].
L’autre face était regardée par la gauche qui espérant renouer avec l’objectif du plein-emploi, y voyait un moyen de continuer à lutter contre l’exclusion sociale et trouvait séduisant de promouvoir l’autonomie et « l’estime de soi », et de remettre à l’honneur la « valeur travail » au sens de laquelle le travail serait la seule véritable voie de l’intégration sociale en même temps qu’un moyen de satisfaire le besoin d’utilité sociale. » [2]
Nous nous demandions si l’Etat social actif était :
une étiquette nouvelle mise sur des orientations libérales ;
un leurre pour donner l’illusion de dépasser le clivage gauche-droite ?
un moyen de réduire les dépenses sociales par l’exclusion des bénéficiaires atteints par la passivité, et ce faisant permettant de réduire les impôts ?
un moyen de faire pression pour accepter des emplois plus précaires et peu rémunérateurs ?
…ou s’il s’agissait :
d’un dépassement des recettes habituelles, incapables d’éliminer l’exclusion ;
d’un véritable intérêt de la société pour la personne en situation difficile que l’on ne se contente plus d’indemniser ;
d’une articulation entre la mobilisation des ressources de l’individu et la réorientation voire le renforcement de l’aide publique à la recherche et à l’obtention d’un emploi, de la poursuite d’objectifs qui peuvent être partagés par tous les acteurs, parmi les partenaires sociaux et les partis politiques ?
En fait, le projet est ambivalent parce que les acteurs poursuivent à la fois des objectifs différents, voire opposés (intégrer ou exclure), et des objectifs communs (augmenter le taux d’emploi). L’ESA apparaît à la fois moralisateur (promouvoir « le retour au travail », revaloriser « l’effort » et « ceux qui se lèvent tôt », « droits et devoirs » des allocataires sociaux, plus de responsabilisation individuelle) et pragmatique (combler le déficit en compétences, éviter l’enlisement et la démotivation, être plus efficaces en termes de résultats). De plus, il poursuit à la fois des finalités économiques (voir plus loin) et des finalités sociales (d’intégration sociale, d’estime de soi, d’accès de tous à l’emploi).
Il y a des aussi des différences en termes de signification des objectifs, de message qui est véhiculé, notamment sur les causes du chômage. « Revaloriser le travail et l’effort » n’a pas le même sens qu’« offrir les moyens de rechercher un emploi et d’améliorer ses capacités professionnelles ».
Sur le terrain aussi, les mesures concrètes et les attitudes peuvent varier et donner un sens différent. Un « facilitateur » de l’ONEM, chargé à la fois de vérifier si la personne au chômage fait des efforts suffisants pour rechercher un emploi, et de lui apporter des conseils adaptés à sa situation, peut laisser :
soit une impression de culpabilité, de pression excessive sans tenir compte de la situation à laquelle la personne est confrontée (niveau des connaissances, compétences professionnelles, capacités de lecture des documents, situation en matière de logement, de déplacements, de garde des enfants, de vie affective) ou de l’effort global de la personne au-delà de prescrits particuliers (liste des actions à mener prévues dans le contrat) ;
soit celle d’avoir reçu une aide efficace et un encouragement, en vertu d’un droit reconnu dans les faits à un véritable soutien (suivant les cas, guider dans une démarche qui permette d’obtenir rapidement un premier emploi ou conseiller un parcours de formation suffisant qui permette une insertion durable ; tenir compte du projet de vie à moyen terme du chômeur qui est susceptible de renforcer sa motivation ;…)
A cet égard, les évaluations [3] et les enquêtes sur le terrain ont montré que si l’accompagnement tant fédéral que régional, est plus précoce et plus souvent offert qu’auparavant, les actions à mener par les personnes au chômage sont perçues comme contraignantes, afin d’éviter des sanctions, alors que bien souvent elles ne sont pas le meilleur chemin vers une insertion durable dans l’emploi. Les sanctions sont plus courtes mais aussi plus nombreuses. Elles frappent surtout, et sans aucun doute trop rapidement, des personnes aux plus faibles capacités et les plus éloignées de l’emploi, alors que l’accompagnement et les actions demandées sont trop standardisés et inadaptés à leurs besoins à ce stade de leur (ré)insertion sociale et professionnelle. On peut se demander si certaines personnes ne devraient pas plus rapidement être accompagnées concomitamment par le CPAS, plutôt que d’être « renvoyées » bien plus tard au CPAS sur un plan financier, par la suspension de leur allocation.
Le résultat de l’évolution des discours et des politiques a sans doute été dans un premier temps un glissement relatif des responsabilités du collectif à l’individu. Le phénomène du chômage lui-même était moins considéré comme un phénomène collectif (en partie lié à l’évolution de la population active, à la contrainte de compétitivité, à l’évolution de la durée conventionnelle du travail), phénomène sur lequel il était possible d’agir à ce niveau (par une opération comme les 35 heures en France, par une relance macroéconomique européenne), que comme un phénomène différencié suivant les caractéristiques locales et celles des demandeurs d’emploi. Ce peut être vu comme un progrès (agir à tous les niveaux, abandonner les recettes qui n’ont pas marché et de vaines illusions) ou comme un abandon de puissance publique.
Le rapport de l’Etat social actif à l’économique
Examinons le rapport de l’ESA au contexte économique mais aussi aux intérêts économiques. Après avoir décrit le contexte lors de l’introduction du projet d’ESA en Belgique, et la stratégie du relèvement du taux d’activité, nous décrivons le retournement que constituent la crise déclenchée en 2008 et les perspectives de croissance ralentie.
Évolution du contexte économique depuis 1999
Au début des années 2000, nous avons connu :
Une plus forte croissance, plus rapide aux Etats-Unis et dans les pays émergents, moins rapide en Europe continentale ;
La perspective d’une baisse du chômage de moitié d’ici 2030, jusqu’à atteindre le niveau de chômage dit structurel auquel ne serait resté à embaucher que des personnes peu qualifiées ou peu employables pour diverses raisons (problèmes psychiques ou sociaux, démotivation au travail, attitudes inadaptées à l’emploi, stereotypes et discriminations de la part des employeurs, …) ;
La perspective annoncée de pénuries partielles de main d’œuvre qualifiée, à l’approche de ce niveau de chômage qualifié d’incompressible.
Au Sommet de Lisbonne en 2000, l’impact de la globalisation financière et de la financiarisation de l’économie sur la pression concurrentielle ont probablement été sous-estimés. Les changements structurels suivants de l’économie ont été observés :
Une compétitivité croissante des pays émergents pour davantage de productions ;
Une mondialisation accrue des échanges, des investissements, et surtout des mouvements de capitaux spéculatifs ou de placements dans une logique de rentabilité financière maximale ;
Une hausse des taux de profits exigés par les actionnaires qui mettent les secteurs et entreprises en concurrence pour attirer les investisseurs, et en conséquence une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée.
La stratégie du relèvement du taux d’activité
Face à cela, la solution avancée pour maintenir la compétitivité fut à la fois d’innover et de maîtriser la croissance des salaires (dans les secteurs et les entreprises où l’innovation ne suffit pas et où les gains de productivité sont par exemple en partie absorbés par des baisses de prix). La maîtrise des salaires peut être obtenue par la concertation sociale et par des mesures gouvernementales comme la norme salariale. Mais elle peut aussi résulter de la baisse du rapport de force entre le travailleur et son employeur, voire entre partenaires sociaux, qui résulte du niveau de chômage. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre les discours prônant l’Etat social actif, qui ont mis l’accent sur la nécessité d’augmenter le taux d’activité. A ne pas confondre avec l’objectif d’augmenter le taux d’emploi, car il s’agissait en effet d’élargir la main d’œuvre disponible, l’offre de travail et non pas d’augmenter le taux d’emploi. Même si cet objectif était aussi énoncé, semant ainsi la confusion, alors que les mesures prises visaient bien à mettre sur le marché le plus de travailleurs « employables » possible. Maximiser la main d’œuvre disponible permettait aussi d’en écrémer les plus « employables » (qualification, diplôme, aptitudes, motivation). De cette manière, plutôt que de se réduire en raison de la baisse de la population active liée au vieillissement de la population, le chômage allait pouvoir se maintenir et continuer à ralentir la croissance des salaires et exercer une pression sur les conditions d’emploi (favorisant le développement des flexibilités).
Ainsi, l’activation visait à mettre à l’emploi tous ceux qui sont intéressants pour l’économie et à pouvoir maintenir de faibles coûts salariaux pour les peu qualifiés par la pression exercée par le chômage. Quant aux plus éloignés de l’emploi, on peut voir aujourd’hui avec la réforme en discussion, qu’ils pourraient être mis sur une voie de garage, peut-être hors de l’assurance chômage, avec les meilleures intentions du monde, s’agissant de ne pas activer ces gens pour rien ou avec des méthodes inadéquates, mais qui manifesterait aussi, une sorte de pessimisme quant aux résultats de la politique d’emploi pour ces personnes, ou pire, le refus que la société investisse davantage de budget et d’efficacité pour leur donner in fine accès à l’emploi [4].
La crise actuelle et les défis futurs
Par rapport aux perspectives économiques qui étaient annoncées au début des années 2000, la crise actuelle qui a atteint l’Europe en 2008 va modifier les prévisions du marché du travail. Les discours sur les risques de pénurie de main d’œuvre qualifiée ont fait place à l’inquiétude face à la montée du chômage puis à la lenteur de l’amélioration de la situation en matière d’emploi. Rappelons les origines et le déroulement de la crise financière et de la crise du régime économique en proie à ses contradictions et à ses déséquilibres.
La montée de l’endettement des ménages (surtout aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne,…) durant la dernière décennie, plus dans certains pays et dans certaines couches sociales que dans d’autres, témoignait peut-être de la crise d’un système qui se mord la queue. En effet, le système capitaliste a besoin de produire toujours plus pour assurer des profits importants. Or les taux de profits exigés par les actionnaires se sont accru avec la financiarisation de l’économie. Les gros détenteurs ultimes des entreprises sont désormais des institutions de placement, sans stratégie industrielle, qui poussent les profits à la hausse grâce à la pression qu’ils exercent sur les entreprises du fait de la mobilité de leurs placements à la recherche de profits maximum. Ce qui, avec la pression concurrentielle liée à la mondialisation, explique en bonne partie que depuis de nombreuses années, la part des salaires dans la valeur joutée de l’ensemble des entreprises s’est réduite par rapport aux profits. Or, ce sont les salaires qui permettent l’écoulement de la production des économies beaucoup plus que les profits qui sont largement capitalisés plutôt que consommés. L’endettement a dès lors pris le relais de la croissance des salaires pour renforcer la consommation. Il a aussi servi à gonfler les achats immobiliers, devenant de plus en plus onéreux vu la hausse des prix induite par cette croissance de la demande de biens immobiliers. Les banques ont aussi pris des risques exagérés, aboutissant à la crise financière de 2007-2008.
L’éclatement de la bulle financière s’est manifesté par l’augmentation du nombre de ménages insolvables et par la transmission de produits à risque à travers le système financier mondialisé. La crise de confiance qui s’en est suivie a engendré la crise économique actuelle. Il a fallu que les Etats assument le sauvetage des banques pour éviter des retraits massifs des épargnants et le tarissement du crédit, et qu’ils financent des plans de relance pour contrer l’approfondissement de la récession et alimenter une reprise ultérieure.
La hausse des déficits et des dettes publiques qui en a résulté promet une période d’austérité qui sera à l’origine d’une période de faible croissance. L’enjeu de l’austérité est d’éviter l’effet boule de neige en limitant le gonflement des charges d’intérêt sur la dette publique. En effet, la montée des taux d’intérêts (gonflant la dette) et la faible croissance (maintenant les déficits publics) vont faire augmenter la part des charges d’intérêt sur la dette publique dans les dépenses publiques. Mais l’austérité qui pourrait éviter ou limiter ce phénomène, ne devrait pas être excessive pour ne pas casser la reprise économique. Car une croissance freinée par trop de restriction budgétaire pourrait ralentir tant la remontée des recettes fiscales dans les caisses publiques que la baisse du chômage, et in fine nuire à l’objectif poursuivi. C’est ce qui pourrait arriver à partir du moment où les pays commerçant beaucoup entre eux comme ceux de l’Union européenne, réduisent leurs dépenses publiques et augmentent les impôts en même temps, sans progressivité dans le temps, et sans tenir compte de l’effet des mesures sur les pays voisins, sur les exportations vers ceux-ci et donc sur la croissance.
Après la récession de 2008, on peut dès lors s’attendre à une croissance relativement molle dans les prochaines années, non seulement parce que la croissance de la demande de biens de consommation et d’investissements sera ralentie par l’austérité qui s’annonce pour 5 ans au moins. Mais aussi et ce, de façon durable, d’une part, en raison de la hausse des prix de l’énergie qui est attendue vu la raréfaction des énergies fossiles et la croissance de la demande des pays émergents, et d’autre part, parce que les enjeux climatiques vont nous obliger à limiter certaines productions. Maintenir la croissance dans son contenu actuel est en effet intenable à long terme sur le plan environnemental, même en maximisant l’efficience énergétique, car les progrès techniques en la matière ne seront pas assez rapides [5].
Retarder l’adaptation forcément progressive des économies à ce défi la rendra plus difficile voire inatteignable.
En somme et en résumé, les exigences de profit liées à la financiarisation de l’économie ont généré une surproduction alimentée par le surendettement d’une partie des pays et des ménages, une surproduction qui s’est effondrée avec la crise financière et qui ne sera plus possible à moyen terme, faute de transition énergétique assez rapide permettant de faire face à l’épuisement et à la montée des prix des énergies non renouvelables, et qui ne sera non plus possible si on veut sauvegarder la biosphère et éviter les catastrophes liées aux changements climatiques.
Le ralentissement durable de l’économie va donc reporter la baisse du chômage. Celle-ci sera plus lente qu’après une crise économique classique, car la crise financière handicapera encore la confiance et l’octroi de crédits pendant quelques années. La crise énergétique et les défis environnementaux pourraient conduire à une croissance en moyenne plus faible, sans compter la baisse de compétitivité relative dans certains secteurs. Cela engage à réviser les objectifs de développement de nos économies, et entre autres choses, à adopter sans doute de nouvelles stratégies en matière d’emploi et de réduction du chômage (productions plus intensives en emplois à côté de nouveaux progrès technologiques, nouvelles formes de réductions et d’aménagement du temps de travail adaptés aux besoins et contraintes actuels,…).
Le lien entre l’Etat social actif et le vieillissement de la population
L’activation n’est pas qu’une politique contre le chômage. Elle consiste aussi à limiter les transferts de travailleurs âgés mais employables vers l’inactivité (prépension, chômage, invalidité,…). Les mesures visant à limiter les prépensions et à inciter financièrement à retarder la prise de sa retraite sont en effet présentées comme des mesures d’activation. Ne dit-on pas qu’on veut augmenter le taux d’activité des travailleurs âgés ? Cela se comprend tout d’abord dans l’objectif de relèvement des taux d’activité décrit plus haut parce que c’est parmi les 50-65 ans que l’on trouve la plus grande « réserve de main d’œuvre » inutilisée (prépensions, chômeurs âgés, etc.). Mais pourquoi donc faudrait-il allonger les carrières alors que l’emploi ne suit pas ? Le chômage ne va t-il pas s’en trouver augmenté ? Quelles sont les objectifs poursuivis et les logiques sous-jacentes ?
Premièrement, retarder la retraite effective du marché du travail permet de freiner le coût des pensions et des prépensions puisque les retraites ou les préretraites sont moins longues. Des carrières allongées, ce sont des retraites et des préretraites écourtées.
Signalons tout de même combien l’enjeu des pensions donne lieu à des discours démographiques simplistes comme : « Puisqu’on vit de plus en plus vieux, il est logique de travailler plus longtemps ». Alors que le vieillissement de la population est surtout dû à l’arrivée à la retraite des générations du baby-boom d’après-guerre et beaucoup moins à l’allongement de la durée de vie qui n’est pas un phénomène nouveau ou s’accélérant.
Voici d’ailleurs deux éléments à prendre aussi en compte. D’une part, l’espérance de vie en bonne santé pourrait s’améliorer plus lentement que l’espérance de vie. Reste à voir si travailler plus longtemps augmente ou réduit l’espérance de vie (en bonne santé). Ce qui dépend sans doute des conditions de travail et d’emploi.
D’autre part, longtemps fortement sous-estimé dans les projections démographiques, le rythme de l’immigration rajeunit la population et portera des effets à moyen terme en termes de main d’œuvre disponible. Même s’il est vrai qu’à court terme, l’immigration ne résout pas les problèmes de pénurie de main d’œuvre qualifiée ou plus précisément d’inadéquation entre les compétences exigées à l’embauche par les employeurs -confrontés à la concurrence domestique ou extérieure- et celles des travailleurs en recherche d’emploi, vu que la plupart des primo-arrivants sont peu qualifiés et mettront souvent du temps à bien comprendre la langue française ou néerlandaise et à bien s’exprimer oralement et par écrit dans la langue véhiculaire de la région. Sauf pour partie dans la construction, où de surcroît, le travail au noir permet de réduire le coût des salaires ou leur évolution. Par contre, la persistance des discriminations à l’embauche prive les employeurs de travailleurs qualifiés ou potentiellement qualifiables parmi la population immigrée de plus longue date dont la plus forte natalité alimente pourtant les cohortes de jeunes travailleurs disponibles, particulièrement à Bruxelles et dans quelques autres grandes villes.
En second lieu, travailler plus longtemps (sans guère compenser par des réductions du temps de travail, sous forme de crédit-temps par exemple) permet aux entreprises de garder les plus employables/intéressants plus longtemps à leur service. Sans devoir investir trop de moyens publics et de moyens des entreprises dans la formation de ceux qui restent écartés de l’emploi. Or, l’arrivée de plus en plus de travailleurs âgés à l’aube d’une prépension ou d’une retraite va accentuer les pertes de ressources humaines expérimentées.
Troisièmement, une partie des économistes estiment qu’à long terme, une hausse de l’offre de travail, qui augmente une main d’œuvre disponible déjà en excès, induira une hausse de l’emploi et plus de croissance économique, de manière à financer les dépenses croissantes de pensions et de soins de santé liées au vieillissement de la population. Grâce à l’impact du chômage (qui baisserait moins) sur les salaires (dont la croissance serait ainsi contenue) et sur les conditions d’emploi (qui seraient rendues plus flexibles). Peut-on croire que le chômage puisse être éliminé essentiellement par la baisse des salaires ? Cette vision reflète le credo des économistes « orthodoxes » en une économie qu’il faudrait rendre plus néo-libérale pour qu’elle fonctionne suivant les « lois » d’une économie néo-libérale. Dans les faits, en Belgique et dans bien d’autres pays, les syndicats et la concertation sociale aboutissent à au moins limiter fortement cet impact modérateur du chômage sur les salaires, et en même temps, à modérer la croissance des salaires suivant la compétitivité (tout en essayant d’inciter les employeurs à investir dans la formation et l’innovation qui sont aussi des facteurs de compétitivité [6] ). Toutefois, il est difficile de nier que le chômage puisse avoir un certain effet sur les revendications salariales et non salariales à tous les niveaux et sur le succès qu’elles ont auprès des employeurs et que cela doit contribuer à ralentir quelque peu l’évolution des coûts. Pour autant, des politiques ambitieuses de réduction du chômage contre une maîtrise salariale négociée, pourrait constituer un deal tout à fait praticable dans le cadre des relations collectives qui existe en Belgique.
Quelles alternatives ?
La croissance du début des années 2000 aurait pu permettre le financement d’une version progressiste de l’Etat social actif (renforcer les moyens et l’efficacité des systèmes de formation, d’accompagnement, d’orientation, lutter contre les discriminations, …). Il est encore possible de le faire, comme il s’agit d’un enjeu de moyen terme mais il faudra trouver des recettes fiscales pour cela.
Or, jusqu’à présent, les partis politiques ne se sont pas véritablement affrontés à propos de l’objectif de réduction de la fiscalité, très populaire, mais qui a son revers en termes de financement insuffisant des politiques. Or, nous nous trouvons aujourd’hui devant des perspectives plus restrictives en matière de recettes publiques étant donné la faible croissance économique liée aux probables politiques d’austérité qui pourraient être accentuées en raison de l’incertitude et des pressions sur les marchés financiers. Réguler les marchés financiers et lutter contre les spéculations qui s’en prennent aujourd’hui aux Etats fragilisés.
Une nouvelle économie pour un autre type de développement
Pour en sortir, nous avons besoin d’une nouvelle économie orientée vers un autre type de développement, face aux enjeux environnementaux, aux besoins en services collectifs, mais aussi à la concurrence des pays à plus bas salaires, à savoir :
vers les besoins sociaux, notamment les services aux personnes ;
vers ce qu’on appelle l’économie verte (les produits et investissements visant à sauvegarder l’environnement et à limiter la consommation énergétique) ;
vers l’innovation dans les produits et les systèmes de production de façon à maintenir notre niveau de vie dans la mondialisation des échanges et la compétition qui en résulte. L’innovation implique le développement de la recherche, de la formation, y compris l’enseignement initial, et de la créativité des travailleurs.
Ce type de développement pourra générer plus d’emplois, réduire les dépenses énergétiques et les émissions de CO2, et produire plus d’utilité (de valeur d’usage) et en particulier plus d’utilité sociale.
Une fiscalité plus équitable
Une fiscalité plus équitable pour refinancer la sécurité sociale, dont les pensions et la politique d’accès l‘emploi. Il s’agit donc de mieux équilibrer la balance de la justice fiscale en augmentant le poids relatif de la fiscalité sur les revenus du patrimoine, les profits élevés des entreprises, et ceux des entreprises les moins intensives en main d’œuvre.
Une indispensable régulation du système financier
Des mesures de régulation du système financier au niveau belge, européen et mondial pourront restaurer la confiance dans l’avenir en évitant de nouvelles crises financières, ce qui garantira une plus forte croissance de l’économie susceptible de générer suffisamment d’emplois.
Une politique d’emploi pour tous
Alors qu’on voit bien qu’outre l’absence de véritable stratégie de développement économique adaptée aux défis actuels, ce qui est en rade et peu efficient depuis longtemps, c’est la politique de création et de promotion de l’emploi (pensons aux réductions de cotisations patronales non ciblées et aux titres-services qui coûtent très cher au budget fédéral) et que c’est aussi la qui évolue peu mais qui sera amenée à être redéfinie face aux enjeux
L’allongement des carrières pourrait être une opportunité pour négocier une RTT pour une meilleure qualité de vie en même temps qu’un partage du travail. A condition de tenir compte des différences de pénibilité dans les mesures visant à prolonger les carrières.
A côté d’une politique créatrice d’emplois, il faut aussi une politique d’égalité en matière d’emploi. C’est une question de démocratie sociale. Une politique d’intégration sociale et d’accès à l’emploi doit être menée par des mesures permettant des chemins plus ou moins longs suivant les situations des personnes. Ce qui suppose d’y mettre plus de moyens et plus d’efficacité. Sans pour autant rejeter la logique des « droits et devoirs » (mais bien le discours trop insistant sur ce sujet), sans admettre les abus (mais en montrant le préjudice le plus important causé par ceux qui éludent légalement ou fraudent l’impôt et par ceux qui pratiquent emploient largement au noir), et en luttant contre le découragement des personnes qui ont la malchance de se trouver au chômage.