Le 17 janvier dernier, la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la Hongrie, suite à l’adoption de législations renforçant les pouvoirs du gouvernement de Viktor Orbán. Un gouvernement hyper conservateur dont le succès est à chercher dans les difficultés économiques qui menacent la démocratie. En 30 ans, la transition vers le capitalisme a préservé les élites, mais a détérioré les conditions de vie de la majorité de la population. Pour beaucoup de Hongrois, les libertés politiques passent désormais à l’arrière-plan.
En avril 2010, les élections législatives hongroises se soldent par une large victoire du FIDESZ [1] et la déroute du Parti socialiste (MSzP) au pouvoir depuis 2002. Avec 52,7% des voix, le parti de Viktor Orbán obtient plus de deux tiers des sièges au Parlement et par voie de conséquence peut aisément procéder à des réformes constitutionnelles. Rapidement, il institue une « révolution nationale radicale », comme cela s’est fait avant 1940, en modifiant d’une façon autoritaire la Constitution et diverses législations. Il dit parler au nom d’une classe moyenne ou bourgeoise, nationaliste, chrétienne et même antioccidentale. Bourgeoise, car composée de nombreux diplômés, loyaux et conservateurs. Nationaliste, en tant que partisane d’une « grande Hongrie » d’avant 1914 au détriment des pays voisins tels que la Roumanie ou la Slovaquie. Chrétienne, à l’instar de la Hongrie de l’entre-deux-guerres qui accepta le régime semi-fasciste et antisémite de l’amiral Horthy. Antioccidentale, selon une vieille tradition dans la région, qui consiste à considérer l’Occident, notion mal définie, comme amoral et vendu au grand capital !
Le succès de FIDESZ s’explique par la politique néolibérale et la corruption des gouvernements précédents, toutes tendances confondues. Une partie de la population a cherché à droite – un classique en période de crise – les certitudes populistes. Pour moitié, les Hongrois, désabusés et découragés, pensent qu’un régime autoritaire vaut mieux que la démocratie.
Une tradition capitaliste
En réalité, le capitalisme n’a pas attendu la chute du Mur de Berlin pour s’implanter en Hongrie. Dès les années 1970 [2], la planification de l’économie du pays a diminué tandis que se sont multipliés les accords commerciaux entre l’Est et l’Ouest [3]. Cette évolution a favorisé l’émergence des oligarques. Beaucoup d’entre eux disposaient à la fois des liens avec les fonctionnaires d’État (souvent d’anciens collègues du Parti unique), de connexions avec des multinationales ou encore avec des milieux maffieux locaux ou internationaux. Dans le cadre des politiques de privatisation, ils ont transformé avec l’appui des autorités de l’Union européenne les monopoles publics en monopoles privés à leur profit et à celui des multinationales, surtout allemandes.
Depuis la « transition » commencée dans les années 1980, la Hongrie traverse une crise profonde. Entre 1991 et 1995, 1,7 million d’emplois ont été perdus dont un million chez les femmes. Sur ce nombre, seul un petit million a été retrouvé vers 2000-2002, mais la plupart des femmes sont restées exclues du travail salarié [4]. Les revenus des ménages ont évidemment chuté, en raison de l’absence d’allocation de chômage significative et durable. En réalité, pour les deux tiers à trois quarts de la population, le revenu moyen n’atteint pas encore en termes réels celui des années 1980 !
Le cas de la Hongrie montre que, faute d’alternative à gauche, la crise peut se dénouer très à droite.
Les sirènes du rexisme ?
Pour évaluer la situation, il faute distinguer les actes et paroles symboliques des actions concrètes, législatives et budgétaires du régime FIDESZ. Sur le plan général, il fait confiance à un État centralisé et se méfie des initiatives de la société civile. La discipline doit prévaloir sur les droits du citoyen. Dès la constitution du gouvernement en mai 2010, la majorité FIDESZ fait réduire par le Parlement les compétences de la Cour constitutionnelle. Contester les décisions est ainsi devenu plus difficile désormais. Or, cette juridiction était apparue comme le seul organe de stabilité dans le pays face aux aberrations politiques qui ont suivi l’après 1989.
En ce qui concerne les actes et paroles symboliques, diverses initiatives méritent d’être soulignées : la proclamation d’un « renouveau national » ; le lancement d’un « plan de travail » afin de « révolutionner » l’économie ; le changement par milliers du nom des rues et des places en faveur des personnages d’avant-guerre, parfois fort discutables ; le transfert de la « Sainte Couronne » de Hongrie d’un musée au Parlement où les visites scolaires sont fortement « conseillées » ; la ségrégation appuyée de certaines minorités nationales, essentiellement les Roms qui représentent 7 à 10 % de la population et qui sont les plus durement frappés par le chômage. Il convient également de mentionner que les milices d’extrême droite hongroise patrouillent, depuis des années, dans des villages roms et font régner la terreur. Certes, elles furent interdites par les tribunaux, mais la police ne s’exécute pas et le gouvernement actuel en fait encore moins que le précédent.
Par ailleurs, le Parlement hongrois a adopté une loi visant à réorganiser les médias publics et à instituer un conseil des médias aux pouvoirs totalement disproportionnés. La nouvelle loi prévoit en effet des amendes pouvant aller jusqu’à 730.000 euros en cas « d’atteinte à l’intérêt public, l’ordre public et la morale », ou encore de « diffusion d’informations partiales », sans que ces concepts soient clairement définis. Elle permet aussi à la nouvelle autorité des médias de contraindre les journalistes à révéler leurs sources sur les questions qui relèvent de la sécurité nationale. Parallèlement, quelque 2 à 3000 collaborateurs/rices des médias officiels ont été licenciés rien qu’en 2010-2011. Récemment, un acteur politiquement controversé de la scène hongroise et un directeur artistique d’extrême droite et antisémite déclaré ont été désignés à la tête du Nouveau Théâtre de Budapest. Le régime institue par ailleurs une « chasse aux sorcières contre les philosophes » dont certains sont des disciples du philosophe marxiste Georg Lukács.
Constitution contestée
Outre ces faits ou mesures, la menace idéologique majeure se situe dans la Constitution entièrement réécrite et entrée en vigueur au début de janvier 2012. Dès le préambule, le fait national est, de façon répétitive, souligné, alors que l’existence étatique du pays est, absurdement, ignorée. Il est affirmé qu’entre le 19 mars 1944 (jour de l’occupation du pays par les nazis) et le 2 mai 1990, le jour de la réunion du Parlement multipartite, l’autonomie du pays aurait été inexistante. Cette affirmation ignore les élections libres tenues entre 1945 et 1948. Elle considère par contre la période antérieure à 1944 comme libre et démocratique malgré la « terreur blanche », la politique soumise à l’Allemagne nazie et l’antisémitisme du régime Horthy. Enfin, elle passe sous silence le fait que l’État hongrois fut reconnu par la plupart des pays du monde entre 1948 et 1990, sans parler de l’industrialisation, de la scolarisation, de la mise en place d’une Sécurité sociale et de l’urbanisation réussies pendant ces 42 années.
La nouvelle constitution renforce l’exécutif, mais limite le rôle des tribunaux, des médiateurs et de tous les organes indépendants. En vertu de ce même préambule, le gouvernement aurait même l’intention d’intenter des procès contre le parti communiste et à celui qui lui a succédé jusqu’à aujourd’hui. La source de la légitimité constitutionnelle change d’une manière significative : le peuple disparaît au profit de la nation. Le préambule met fin à l’idée d’un État séculaire et laïque en déclarant le rôle spécial de la chrétienté, de la famille, de la patrie, de la fidélité, de la foi et l’amour. Des droits fondamentaux, comme le droit au travail, disparaissent du nouveau texte et sont remplacés par les obligations des citoyens envers l’État. Le travail comme valeur fondamentale de la communauté est bien présent, mais l’État oblige pratiquement les citoyens à travailler sans l’obligation de leur en offrir les moyens. Tout cela rappelle avec force les années 1930.
Mesures antisociales et antidémocratiques
Quant aux actions concrètes, législatives et budgétaires du régime FIDESZ, elles sont nombreuses. Dès le début, le régime supprime la compétence de la Cour constitutionnelle en matière budgétaire. Or, la plupart des matières d’ordre public ont des implications budgétaires. Le gouvernement institue une imposition des revenus à taux unique [5], particulièrement injuste. Il procède aussi à une première réforme du droit de travail qui réduit les indemnités en cas de licenciements, alors qu’ils sont nombreux dans le contexte actuel. Car bien plus forte à la périphérie de l’Union qu’en son centre, la crise provoque un chômage massif en Hongrie. Le gouvernement semble aller loin dans la mise en œuvre de mesures ultralibérales contre les salariés et contre les classes populaires : réduction de l’assurance chômage déjà modeste et à durée limitée ; remise en cause du code du travail, des libertés syndicales, du droit de grève. Cet arsenal renforce les inégalités, l’injustice et l’exclusion sociale. La deuxième réforme du Code du travail est désastreuse pour les syndicats et laisse les salariés sans défense face aux patrons dans beaucoup d’entreprises. Elle facilite encore les conditions de licenciement et la limitation du droit de grève. Encore une pratique des années 1930, le gouvernement établit un service de travail obligatoire pour les chômeurs, pour une somme inférieure de moitié au salaire minimum en vigueur, soit +/- 300 euros par mois. Et ce, sous surveillance de policiers pensionnés rappelés en service. On comprend aisément que cette mesure vise principalement les moins qualifiés et les Roms.
Comme les gouvernements successifs ont sévèrement aggravé la situation financière des municipalités, ces dernières essaient de se débarrasser de diverses politiques comme l’éducation primaire et secondaire ou le système de santé. De plus en plus d’écoles sont ainsi gérées par l’État central, mais aussi les Églises, dont l’Église catholique latine et gréco-catholique qui est la principale bénéficiaire de la situation. C’est désormais l’État qui gère l’enseignement fondamental, il nomme les enseignants et contrôle les manuels scolaires. Une évolution de ce type se dessine aussi dans l’enseignement supérieur et universitaire.
Dans ce contexte, la Commission européenne a lancé des procédures de vérification de conformité avec les traités européens à propos de quelques textes législatifs. Cette procédure ne vise que les aspects assez secondaires, alors que les mesures socio-économiques imposées au pays depuis des décennies pèsent lourdement sur les deux tiers de la population dont il a été déjà question : la libéralisation, la privatisation et le démantèlement de l’État. Dès lors, la responsabilité des pays membres de l’UE en est énorme. Y a-t-il un espoir pour en sortir ? Beaucoup se réjouissent qu’un nouveau mouvement de protestation soit né au mois d’octobre 2011. Il porte le nom significatif de « Solidarnosc » et se situe au-dessus des partis traditionnels. Il correspond à une protestation à la fois contre les conditions de travail et l’abaissement du niveau de vie du grand nombre, et contre le gouvernement de tendance nettement autoritaire. Ses manifestations rencontrent un succès croissant...