L’indice des prix à la consommation est et reste d’actualité : est et reste soumis à révision. Notamment en tant que moyen de modération salariale. Il grignote le « pouvoir d’achat ». Vieux problème que celui-là. Pour vivre, il faut les moyens de survivre, au minimum. Là, il y a les leçons du passé...

On vivait mieux avant, dans les années trente ? Et, là, nuance, on pense autour de 1830. On ne perd jamais son temps à faire un petit retour en arrière.

Dans Les Misérables (1862) [1], Victor Hugo décrit les conditions matérielles dans lesquelles vivait, dans les années trente, un « indigent », Marius Pontmercy. C’est un témoignage précieux [2].

Marius est bien pauvre, certes, il gagne chichement sa vie en réalisant écritures et traductions pour un libraire, il vit seul dans une masure, dans le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux, du côté de la Salpêtrière, sans chauffage, elle ne comporte que l’indispensable – mais avec son revenu annuel de 700 francs [3], il peut tout de même se permettre... les services d’une domestique.

Elle est payée à l’acte, un peu comme les titres-services aujourd’hui. Cette vieille dame vient balayer son taudis et lui apporte chaque matin un peu d’eau chaude, un œuf frais et un pain d’un sou. Il la paie pour cela, nous dit Hugo, 3 francs par mois. Cela fait 36 francs par an, quelque 5% de son revenu annuel. Ce n’est pas cela qui va grever son budget.

  Logement à prix « démocratique »

Le loyer, alors ? Oh que non ! Son petit « chez-soi », il le paie 30 francs par an. Cela représente à peine plus que 4% de son budget annuel. Voilà qui ne manque pas de chambouler nos grilles de lecture habituelles avec leurs échelles de valeur exprimées en euros et en centimes. Aujourd’hui, le logement représente un des postes les plus lourds dans les frais indispensables, surtout pour les pauvres, ceux, nombreux, qui sont au bas de l’échelle sociale : en moyenne, le logement pèse un cinquième du budget des ménages, mais on sait ce que valent les moyennes, un trompe-l’œil en général.

Est-ce le moment de déjà comparer ? Car on peut mettre cela sous forme de tableau, Victor Hugo est très complet. On reprendra pour cela, en les complétant, les données publiées dans une précédente analyse sur le sujet [4] et, là, sur la base de statistiques allemandes de 1933 (les premières de bonne qualité scientifique) et belges de 2004. Cela donne ceci :

C’est naturellement approximatif [5]. A commencer en raison du fait que le poste fourre-tout « Autres » comprend dans nos statistiques « modernes » les sorties en restaurant – qui constituent dans le budget de Marius l’essentiel de son poste alimentation...

 Dis-moi ce que tu manges...

Eh bé oui, Marius dîne chaque soir au restaurant, c’est ainsi qu’il « s’alimente » – oh ! pas un Guide Michelin, une petite gargote pas loin de chez lui, « Chez Rousseau », en face du marchand d’estampes au coin de la rue des Mathurins, plus rien de cela n’existe.

Son menu, toujours le même, mérite qu’on s’y arrête un moment.

Tous les soirs, il prend :

Un plat de viande à six sous

Un demi-plat de légumes à trois sous

Du pain à discrétion pour trois sous

Un dessert à trois sous

Pas de vin, de l’eau – gratuite

Là-dessus, un pourboire d’un sou au garçon.

Comme notait Hugo, « pour seize sous, il avait eu un sourire et un dîner ». Le sourire, c’est celui de madame Rousseau, qui « siégeait majestueusement » au comptoir, elle était « à cette époque toujours grasse et encore fraîche ». Au total, 16 sous par jour, additionnés aux 4 sous du petit-déjeuner, cela fait 20 sous par jour, donc 1 franc ou, sur une année entière, 365 francs.

 Pauvreté n’est pas grande pauvreté

Le pauvre, à l’époque [6], ne l’était pas tant que cela. S’il avait un petit boulot, il pouvait aller au restaurant tous les jours. Sur l’année, avec le petit-déjeuner apporté par une domestique payée à l’acte, cela engloutissait presque la moitié (52% pour Marius) de ses revenus. Mais c’est que le reste ne pèse pas bien lourd. On pouvait trouver un logement dont le coût ne représentait qu’un vingtième du revenu mensuel (700 francs par an, c’est quelque 58 francs par mois et 30 francs de loyer annuel, c’est 2,5 francs par mois, un peu plus d’un vingtième) alors que, aujourd’hui, on en est (en moyenne !) à un cinquième, quatre fois plus cher. Le renchérissement est considérable.

Bien sûr, les temps ont changé. Il est une série d’éléments de confort dont personne ne rêverait plus de se passer, eau chaude, sanitaires avec douche, appareils ménagers électriques, etc., de plus en plus obligatoires, imposés par des normes réglementaires, on n’a plus le choix [7].

Le reste du budget de Marius, dans le détail : il réservait encore, par an, 100 francs pour son habillement et 50 pour le linge, soit environ un vingtième de son budget (21,4%) – il lui restait alors encore, décompte fait du loyer (30 francs), de la nourriture (365 francs) et des vêtements (150 francs), 119 francs pour ce que nous appellerions aujourd’hui ses « loisirs » [8]. Traduction, sous la plume de Hugo : « Il était riche ». Il pouvait prêter à des amis, donner à d’autres, plus pauvres que lui.

De lui, de ce pauvre, Hugo [9] disait encore ceci : « Le jeune homme pauvre se donne de la peine pour avoir son pain ; il mange ; quand il a mangé, il n’a plus que la rêverie. Il va aux spectacles gratis que Dieu donne ; il regarde le ciel, l’espace, les astres, les fleurs, les enfants, l’humanité dans laquelle il souffre, la création dans laquelle il rayonne. » Marius, en effet, a beaucoup de loisirs qui ne coûtent rien. Il flâne. Il s’offre d’interminables promenades. Il lit beaucoup, souvent dehors, dans les parcs. Ah oui ! Il n’a pas de GSM, ni de « smart phone », mais il est jeune et il est en bonne santé, cela aide, bien sûr [10].

Notes

[1Utilisée ici, l’édition en trois volumes du Livre de Poche (1972). Le « budget » de Marius se trouve au volume 2, pages 231-233.

[2Dans l’œuvre romanesque des phares du passé, tels Hugo ou Balzac, une attention particulière était accordée aux conditions matérielles des différentes classes sociales (peuple, bourgeoisie, débris d’aristocratie). Ce n’est guère plus le cas, le nombrilisme sentimental abstrait (même chez un Aragon), déconnecté des bases matérielles de la conscience sociale, s’étant peu à peu imposé comme la loi suprême de l’expression artistique, et pas seulement : voir Facebook & Cie. En son temps, Georg Lukács, ce grand critique de l’époque contemporaine, s’est signalé par un jugement assez radical sur le sujet. A l’entendre en effet, résumé par Henri Lefebvre (son « Lukács 1955 », Aubier, 1986), « la puissance créatrice, du côté capitaliste et bourgeois, s’éteint avec Balzac, Tolstoï. » Sans doute excessif, mais juste.

[3A titre de comparaison, le grand-père de Marius, M. Gillenormand, (fort) aisé sans être riche, a selon Victor Hugo un revenu annuel de 15.000 francs, soit le même montant que le traitement annuel que recevait de l’État l’évêque de Digne, « Monseigneur Bienvenu », autre personnage hugolien, aimé de tous sauf des notables car il n’en gardait que mille pour sa dépense personnelle, le reste il distribuait aux pauvres (un peu plus que Marius, donc, d’autant qu’il logeait gratis au presbytère).

[4Voir « Pouvoir d’achat : de quelques angles morts », ou http://www.econospheres.be/spip.php?article329

[5On se souviendra a contrario que, dans les séries statistiques de 1993 produites par Halbwachs, ce dernier se refusait de traiter la population à la manière d’une grande moyenne et raisonnait en termes de classes sociales : un ouvrier ne vit pas comme un employé, ne « consomme » pas les choses à même proportion, et vice versa.

[6Pour situer « l’époque » sur une ligne du temps, on voudra bien se souvenir que, dans ces années trente-là, la génération de Marius vivait encore avec la mémoire vivante de la Révolution française, que Hugo nommait la « saine et vigoureuse hygiène de 1789 », mais le ressac thermidorien était passé par là, puis le 18 Brumaire, l’Empire (Napoléon), puis, nouveau ressac, la Restauration (1814), que Hugo décrit fort bien dans ses pages sur Waterloo (18 juin 1815, point d’orgue du « branle-bas des monarchies contre l’indomptable émeute française ») : cette « contre-révolution était involontairement libérale, de même que par un phénomène correspondant, Napoléon est involontairement révolutionnaire. Le 18 juin 1815, Robespierre à cheval fut désarçonné. » En 1830, c’est la révolution de juillet, les Bourbons vont s’effacer pour faire place à « Philippe-Égalité », Louis-Philippe d’Orléans, le roi petit-bourgeois – qui avait de tout cela, lui aussi, une mémoire vivante : il avait siégé à la Constituante lorsqu’il fallut décider du sort de Louis XVI et de l’autrichienne Marie-Antoinette...

[7On rangera ici le business en expansion continue suscité ex nihilo par le biais des dépenses contraintes que les pouvoirs publics imposent aux ménages par des normes de sécurité, d’environnement ou de santé publique dont la source est à chercher dans l’intense lobbying des sociétés transnationales en vue de garantir ce business, bien souvent aux dépens des petites et moyennes entreprises. Citons la suppression et le remplacement des ampoules à incandescence, l’imposition de sacs-poubelles, la multiplication de certificats de conformité (voiture, logement, avec le business d’organismes agréés qui va avec), le matériel informatique « boosté » dans les écoles, etc., etc. Marius, le bienheureux, ne connaissait pas.

[8Dans ces « loisirs », on rangera sans doute aussi les dépenses « culturelles ». Là encore, renseignement précieux, non plus de mais sur Hugo, dans le commentaire de Bernard Leuilliot en fin de volume : Les Misérables, apprend-t-il, connut en 1862 un grand succès de librairie, malgré son prix élevé, entre 60 et 80 francs pour les dix volumes dans lesquels ils étaient édités à l’époque. Marius, on l’a vu, avait 119 francs par an pour ses « loisirs », soit quelque 10 francs par mois : pour lui, le bouquin, dans l’édition moins chère de 60 francs, représentait donc six mois de son budget « loisirs »... Ce n’est pas tout : Leuilliot rapporte, citant Mme Hugo, que « les ouvriers dans les ateliers se cotisaient, chacun pour vingt sous : la somme une fois réunie, on achète Les Misérables, qu’on tire au sort, et le gagnant en devient possesseur une fois que chacun l’a lu ». Autre époque.

[9Les Misérables de Victor Hugo ont été publiés en 1862 mais, on l’a vu, brassent de larges pans de l’histoire (alors) récente du peuple français. Marx n’était pas tendre avec lui, lui reprochant, à juste titre, dans la préface allemande (1969) de son « 18 brumaire », de se contenter « d’invectives amères et spirituelles contre le responsable du coup d’État », c’est-à-dire « Napoléon le Petit » pour reprendre le sobriquet de Hugo. L’amusant est que Marx et Hugo ont suivi des couloirs largement parallèles : Marx arrive à Paris en octobre 1843 pour s’en voir expulser en février 1845, vers Bruxelles, d’où il sera également expulsé : Hugo sera banni en 1851 et fera aussi un petit tour à Bruxelles, place des Baricades (n°3 – Marx logeait auparavant quasi en face, 5 rue de l’Alliance, à Saint-Josse, de l’autre côté de la Petite Ceinture), en gardant de la « capitale de l’Europe » un tout aussi mauvais souvenir ; sa maison sera caillassée par une populace bourgeoise en mai 1871 et, peu après, il n’aura pas de mots assez durs pour fustiger « l’abject » gouvernement catholique belge lorsqu’il fermera la porte de ses frontières aux demandeurs d’asile fuyant la persécution des rescapés de la Commune (Voir Hugo, « Actes et paroles », 1875-1876, sélection en un volume, Flammarion, 2010). Mais, donc, couloirs parallèles, ils ne se croisent pas. A Paris, Marx entreprendra Lamennais, Lamartine, Louis Blanc, Henri Heine bien sûr, mais Hugo n’apparaît guère à l’horizon ; et de même, dans Les Misérables, Blanc est bien là, à l’honneur, ainsi que les « babouvistes », mais c’est à peu près tout – sinon au travers de personnages romanesques, comme la société secrète des Amis de l’ABC (lire : amis de l’Abaissé, le peuple), students attardés, soixante-huitards avant l’heure, pour qui l’instruction (l’éducation populaire !) était la voie royale de l’émancipation : un des credo de Hugo, auquel on rendra justice, il était certes plus feuilletonniste-mémorialiste que grand romancier mais ses Misérables demeurent sans conteste un monument méritant le respect dû aux édifices du patrimoine mondial des peuples.

[10Ailleurs, évoquant Gavroche, les enfants de la rue, Hugo parle de la ″meule″ qui ″ broie″ le bas peuple. Une bonne santé ne leur évitait pas ce sort-là.