La vogue des « nouveaux indicateurs » (de croissance, de bonheur, etc.) est source de confusion, de contre-sens et, naïveté de leurs adeptes aidant, d’une singulière dérive technocratique conduisant à monétariser ce qu’il s’agissait d’extraire de la sphère marchande...
Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social a donné l’occasion à Sarkozy de faire un nouveau numéro de haute voltige à la Sorbonne, où il a fustigé le marché, les inégalités, la moyenne et les statistiques. Il paraît que le PIB ne mesure pas le bonheur : colossale découverte ! On n’a pas non plus attendu le fameux rapport pour savoir que le lien entre le PIB par tête et la santé - mesurée par exemple
par la mortalité infantile ou l’espérance de vie - est relativement lâche ; et qu’au-delà d’un certain seuil, l’augmentation du PIB n’entraîne pratiquement plus d’amélioration. A niveau de PIB donné, les systèmes de santé publics sont plus efficaces. « Si le marché avait la bonne réponse à tout, cela se saurait » clame Sarkozy. Mais si celui qui cherche à transformer les hôpitaux en entreprises rentables faisait ce qu’il dit, cela se saurait aussi.
Le PIB ne mesure, pour l’essentiel, que ce qui est marchand et en tout cas pas le bonheur. Fort bien. Mais cela correspond à la logique du capitalisme, et le PIB est donc un outil adéquat à son étude. Le récuser serait aussi absurde que de refuser de regarder le taux de profit sous prétexte que celui-ci s’obtient au détriment des salariés : faudrait-il le corriger de la pénibilité du travail ? Peut-on analyser la crise actuelle sans observer la chute du PIB avec ses
conséquences sur l’emploi ? Bien des critiques adressées au PIB révèlent une grande naïveté, comme si le capitalisme pouvait être guidé par autre chose que l’accumulation sans fin. Suffirait-il de changer l’instrument de mesure pour que la machine fonctionne autrement ? Le suggérer, c’est donner du poids au bluff de Sarkozy quand il déclare que « nous ne changerons pas nos comportements si nous ne changeons pas la mesure de nos performances ».
Très souvent, cette erreur se double d’une critique de l’économie apparemment radicale, qui consiste à mettre tous les économistes dans le même sac, car ils confondraient tous la richesse et la valeur. Mais en oubliant la distinction classique entre la valeur d’usage d’un bien (sa capacité à répondre à un besoin) et sa valeur d’échange (son prix), on ne fait que renforcer l’économie dominante qui repose sur cette négation.
Le plus grave est que ces réflexions superficielles conduisent à des propositions absurdes. Pour avoir un meilleur indicateur, il faudrait corriger le PIB et calculer un PIN (Produit intérieur net) obtenu en défalquant « l’usure du capital naturel ». Cela suppose de donner un prix à ce qui n’en a pas, et cela conduit à des monstruosités comme ce rapport récent qui évalue à « 970 euros par hectare et par an la valeur moyenne à accorder aux écosystèmes
forestiers métropolitains » [1]. C’est en plus se tirer une balle dans le pied. Si un autre monde est possible, il sera fondé sur un processus de démarchandisation et sur un calcul économique visant à la maximisation du bien-être et non pas de la valeur monétaire de la production.
Toute proposition visant à monétariser, même virtuellement, les biens communs revient à légitimer les solutions marchandes aux problèmes de l’humanité. C’est la logique de Stern (qui était d’ailleurs membre de la commission Stiglitz) dont le rapport fondait ses calculs sur une
estimation du coût en dollars des dégâts du réchauffement climatique.
On a certes besoin d’indicateurs qualitatifs - multidimensionnels ou synthétiques - et d’ailleurs on en dispose déjà, par exemple en matière de pauvreté ou d’inégalités. Cela ne nous protège pas pour autant des politiques antisociales. Une société qui viserait à maximiser de manière durable le bien-être de ses membres aurait à faire des arbitrages et à tenir compte des
contraintes qu’elle se seraient fixées. Elle aurait à évaluer les « effets sociaux utiles » (pour reprendre l’expression d’Engels) de ses décisions mais c’est par la délibération démocratique qu’elle déterminerait ses priorités et non en demandant à des technocrates de simuler des pseudo-marchés.
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