En avril 2010, le 3ème Midi d’Econosphères voyait Isabelle Cassiers (UCL) et Erik Rydberg (Gresea) introduire un débat contradictoire sur les indicateurs alternatifs au PIB avec en toile de fond une question sous-jacente : de quelle économie voulons-nous ? En voici quelques morceaux choisis.
Les racines historiques du PIB
Le Produit Intérieur Brut (PIB), le chiffre de la richesse produite dans un pays sur une période donnée, est avant toute chose l’enfant d’une époque. Sans comprendre le contexte socioéconomique dans lequel cet indicateur est né, il est compliqué de comprendre sur quelles bases il est aujourd’hui remis en cause.
Selon Isabelle Cassiers, le PIB est étroitement associé à l’objectif de croissance que se sont fixé nos économies au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte de reconstruction, on observe un changement très net dans le rapport de force qui s’exerce entre les différentes forces sociales (patronats et syndicats) en Europe de l’Ouest. La croissance du gâteau devient un objectif partagé. Le compromis social visant un partage plus équitable des richesses produites prend la place des relations conflictuelles qui s’exerçaient avant-guerre.
Ensuite, l’aide américaine, au travers du plan Marshall, aura sa contrepartie : l’allégeance faite par les pays de l’Europe de l’Ouest à l’économie de marché. Enfin, l’épuisement des ressources naturelles n’est pas dans l’air du temps. La comptabilité nationale et son principal indicateur, le PIB, seront donc construits dans le but de mieux photographier les flux monétaires. C’est l’époque du « tout à la croissance » et, comme le rappellera Erik Rydberg, de la recherche de la prospérité et ce, même si cette spirale vertueuse de la croissance laissera une partie de l’humanité au bord de la route.
Le PIB et les défis du 21ème siècle
Pour certains, cet objectif de croissance est aujourd’hui devenu insensé. Isabelle Cassiers pointe trois principaux défis sociétaux que la croissance économique ne parvient pas à résoudre et que l’indicateur « PIB » ne prend pas en compte :
L’épuisement des ressources naturelles et le défi du réchauffement climatique.
La croissance des inégalités. Si le gâteau continue à grossir d’année en année et que le Belge moyen est toujours plus riche. Force est de constater que les inégalités empruntent la même courbe ascendante dans nos pays.
La lutte contre la pauvreté. Le discours est connu. Il faut de la croissance pour produire de la richesse et des emplois. C’est sur ces fondements idéologiques que nos États ont depuis des décennies élaboré leurs politiques économiques sans le succès escompté en termes de réduction ou d’éradication de la pauvreté.
Le PIB reste cependant un outil nécessaire et utile à condition d’être considéré pour ce qu’il est : un indicateur de l’activité économique et non la finalité de celle-ci. C’est donc sur l’objectif assigné au PIB qu’il faut aujourd’hui se concentrer plus que sur la nature de cet indicateur.
Un autre indicateur pour d’autres performances sociétales
Pour Isabelle Cassiers, si l’on veut s’approcher des enjeux du 21ème siècle, la seule évaluation de la richesse produite par l’activité marchande est insuffisante. Il faudrait plutôt un indicateur qui mesure des résultats obtenus dans différents domaines, par exemple en termes d’alphabétisation et d’espérance de vie comme le fait déjà l’Indicateur pour le Développement Humain [1](IDH). Il est également nécessaire d’intégrer les questions de répartition des richesses dans un nouvel indicateur plutôt que de se contenter d’un revenu moyen qui fausse la perception des disparités réelles au sein d’une société.
Néanmoins, il faut être vigilant. Tout indicateur résulte de choix normatifs. Il y a ce que l’on décide d’y mettre et ce qu’on laisse de côté. Dans ce cadre, il est primordial d’améliorer la transparence autour de la construction des indicateurs. L’opinion publique sait parfois ce que mesure un indicateur. Elle sait rarement comment il le mesure, et la manière de le faire n’est jamais neutre..
Mode de production versus mode de consommation
Derrière la critique du PIB, il y a évidemment une remise en question plus fondamentale, celle des objectifs que nous nous assignons.
Erik Rydberg voit dans la multiplication des indicateurs alternatifs un élément en commun : une mise en cause du système économique par le petit bout de lorgnette du « mode de consommation » (occidental). Si on se préoccupe en effet beaucoup de notre empreinte écologique, si on met en place des politiques de développement dite durable ou encore, si on insiste très souvent sur le gavage matériel de la partie aisée de l’humanité, le discours alternatif se penche beaucoup moins sur le mode de production sans lequel rien de cela ne serait possible. « Si on consomme cinq planètes, comme on aime à le répéter, il a bien fallu d’abord qu’on les produise… ». D’ailleurs, depuis trois décennies, l’obsession pour la croissance du PIB a sans doute déjà fait place à une autre, celle pour la capitalisation boursière.
Autre boîte noire, la démographie. Pour Erik Rydberg, c’est un élément volontairement passé sous silence que l’on peut difficilement éviter dans un débat sur la « soutenabilité de la croissance ».
Selon Isabelle Cassiers, la recherche d’autres indicateurs pourrait briser le cercle vicieux qui, aujourd’hui, pousse les consommateurs à acheter moins cher tout en créant plus de souffrance au travail par exemple. Dans ce cadre, il faut donc analyser nos comportements et nos propres cohérences.
Les éléments d’un changement de cap
L’émergence de nouveaux indicateurs ne se fera pas sans l’émergence d’une logique alternative capable de renverser le rapport de force politique. Isabelle Cassiers énumère trois évolutions importantes. Il y a tout d’abord les prémisses d’une évolution de la théorie économique. A l’image de Joseph Stiglitz ou d’Amartya Sen, certains économistes reconnus ont décidé de secouer la pensée économique orthodoxe qui légitime l’objectif de croissance pour la croissance.
Ensuite, le mouvement associatif très engagé dans le débat « croissance-décroissance » pourrait jouer le même rôle que celui tenu par les syndicats après la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, Isabelle Cassiers voit dans les changements géopolitiques et géoéconomiques mondiaux une série d’éléments qui pourraient favoriser un changement de cap. Au sein de la globalisation, l’émergence de pays aux civilisations diverses (Inde, Chine, Brésil) pourrait préparer de grandes remises en question.
Erik Rydberg est plus pessimiste quant à la possibilité de changer les choses par la voie de nouveaux indicateurs : cela reviendrait à reprocher au baromètre d’annoncer le mauvais temps et, après l’avoir cassé, à se priver de l’instrument de mesure qui permet d’en analyser les dépressions et anticyclones.
En termes de finalités, rien ne se fera sans un rééquilibrage au plan mondial. Il rappellera ainsi la revendication du Mouvement des Non-Alignés, au début des années 70, dans l’enceinte de l’Organisation des Nations Unies, pour un Nouvel Ordre Économique Mondial qui visait à rééquilibrer la mondialisation d’inspiration libérale. Force est de constater, selon lui, que ces propositions ont aujourd’hui disparues des débats.