Les inégalités de revenu furent au centre du dernier Midi d’Econosphères. A cette occasion, Philippe Defeyt, économiste et président du CPAS de Namur, proposa une analyse de la problématique sous la forme de 8 constats. Voici la transcription de son intervention.

Politique, n°68 - janvier et février 2011.
Retrouvez un résumé de ce Midi d’Econosphères dans les pages de la prochaine livraison de la revue Politique.

 1er constat : une exigence de transparence

Le premier constat dressé par Philippe Defeyt concernant la problématique des inégalités de revenu est le manque d’outils statistiques et de transparence des données en Belgique. Pour en prendre conscience, il peut être utile de s’intéresser à ce qui est publié sur le même sujet aux États-Unis. Il y a de l’autre côté de l’Atlantique une volonté de transparence infiniment plus grande qu’en Belgique. Pour faire simple, la Belgique devient « le trou noir statistique » de l’Europe pour toute une série de données. Dans ce contexte, la régionalisation ne risque d’ailleurs pas d’améliorer les choses.

 2ème constat : une nécessaire vision dynamique

Les chercheurs doivent se poser des questions méthodologiques sur la distribution et la redistribution des revenus.
La première, c’est la nécessité d’une approche dynamique. Les choses en matière de distribution et redistribution des revenus sont de moins en moins figées puisque les parcours individuels deviennent chaotiques : des changements de situation, de taille de ménage, du nombre de personnes à charge. Ceci implique d’avoir une vision dynamique en ce y compris en termes de cycle de vie. C’est quelque chose qui est extrêmement difficile à faire chez nous mais pas impossible.

La deuxième chose point de vue méthodologie est la nécessité de mettre en perspective les inégalités de revenus avec les autres inégalités : inégalités en termes d’accès à la culture, à la santé ou encore à l’enseignement supérieur. Si on regarde par exemple les données relatives à la pauvreté au travers de l’enquête SILC [1] –c’est à partir de cette enquête que l’on détermine le taux de pauvreté dans les pays en Europe - on est parfois surpris de constater qu’il n’y a pas corrélation parfaite entre les inégalités de revenus et d’autres inégalités. Ça parait évident mais quelles conclusions tire-t-on de cela ? Quel débat organise-t-on à partir de cela ? Ainsi, à gauche, les progressistes se concentrent parfois trop sur l’indicateur monétaire et pas assez sur les autres indicateurs et, encore moins sur les liens sociologiques, économiques, culturels et politiques qui existent entre ces différents indicateurs.

 3ème constat : le partage de la valeur ajoutée (VA)

Au niveau macroéconomique, il y a, c’est une évidence, une modification importante du partage de la valeur ajoutée un peu partout dans le monde. En Belgique un peu moins qu’ailleurs mais cette modification y existe également.
Le partage de la valeur ajoutée, c’est schématiquement la part des revenus qui va au travail et la part qui va au capital.

En Belgique, les choses sont un peu différentes car, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, quand on observe une modification du partage de la valeur ajoutée des travailleurs vers le capital, il y a une partie importante de ce qui va vers le capital qui sort du pays. En effet, on ne peut pas impunément pendant des années, vendre quasiment toutes nos entreprises importantes partout dans le monde, on ne peut pas s’internationaliser plus que les autres sans que cela ne se traduise par des transferts d’argent.

Très concrètement, il y a une vingtaine d’années, la balance entre les dividendes ou l’équivalent des dividendes qui rentraient et qui sortaient du pays étaient quasiment à zéro, aujourd’hui, 2% net de la richesse quitte le territoire à cause de cette internationalisation et du fait que les centres de décisions sont de moins en moins en Belgique. C’est une différence fondamentale par rapport à d’autres pays où on n’observe pas nécessairement la même dégradation de ce qu’on pourrait appeler la balance des dividendes.
Ensuite, il ne faut pas penser que tous ces revenus du capital, qui résultent donc de cet inégal partage de la valeur ajoutée ou en tout cas d’un partage plus inégal qu’auparavant, vont dans la poche « d’Albert Frère et ses confrères ». Il y a par exemple ce qui va aux pensionnés. Qui n’est certes pas bien distribué, mais dont on doit également tenir compte.

 4ème constat : l’augmentation des revenus de la propriété, quelques nuances…

Lorsqu’on parle de l’augmentation des revenus de la propriété, il faut être attentif à certaines nuances. Si certains revenus de la propriété ont augmenté, notamment les dividendes, le revenu des intérêts s’est par contre effondré. Il y a, dans ce contexte, une inégalité dans l’inégalité parce que le public qui bénéficie de dividendes et celui qui perçoit des intérêts n’est évidemment pas le même. Beaucoup de pensionnés souffrent aujourd’hui de la dégringolade des taux d’intérêt. Il fut une époque où les taux d’intérêt réels étaient de l’ordre de 5 ou 6%. Aujourd’hui, ils sont proches de 0.

En outre, et là aussi c’est probablement une caractéristique de la Belgique, lorsqu’on observe macro économiquement l’évolution relative des revenus du travail et des revenus du capital, les revenus du travail ont en masse augmenté plus que les revenus du capital car, en Belgique plus qu’ailleurs, l’inégal partage de la valeur ajoutée se traduit par des capitaux, des dividendes ou des profits qui s’en vont vers l’extérieur.

Dans notre pays, du point de vue des ménages, la masse des revenus du travail a évolué plus vite que la masse des capitaux. Mais, il y a là une nuance importante, vu l’internationalisation de l’économie belge, il y a un inégal partage entre la valeur ajoutée, renforcé par le fait que les revenus du capital n’aboutissent pas dans les poches des ménages belges !

 5ème constat : des inégalités croissantes au sein du monde du travail

Lorsqu’on décortique les revenus du travail, un constat s’impose : les inégalités au sein du monde du travail sont le principal moteur de la croissance des inégalités en matière de revenus.

Il ne s’agit pas dans ce cas de nier la croissance des inégalités en matière de revenus de la propriété. Il y a bien de plus en plus de dividendes distribués et ils se concentrent plutôt vers le haut de l’échelle des revenus.
Cependant, statistiquement, la principale cause de la croissance des inégalités de revenus n’est pas à chercher du côté des revenus de la propriété, mais s’observe du côté des revenus du travail. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’évolution de la tension salariale en Belgique.
Et, pour ce faire, il s’agit de prendre en compte les « vrais salaires », pas les salaires conventionnels. Des salaires qui sont augmentés dans certains secteurs et pas dans d’autres. C’est, en d’autres termes, tout ce qui va aux cadres supérieurs, les packages salariaux, les voitures de fonction, les stocks options, les assurances complémentaires… En tenant compte de ces « avantages », les inégalités au sein du monde du travail ont augmenté dans des proportions inimaginables ces dernières années. C’est la cause de l’énorme disparité qui existe entre l’évolution des salaires en bas de l’échelle des revenus, qui en termes réels n’ont quasiment pas augmenté au cours des vingt dernières années, et les plus hauts revenus.

Il est important de rappeler que le salaire minimum garanti en Belgique a augmenté en tout et pour tout de deux fois 25 euros en 25 ans.
A contrario, en haut de l’échelle des revenus, pour des raisons diverses (secteurs plus prospères que d’autres, métiers plus demandés que d’autres, fonctions plus stratégiques ou plus importantes), l’augmentation des salaires va bien au-delà de l’évolution des salaires conventionnels. De plus, il s’agit d’une comparaison sur base d’équivalent temps plein, il n’est pas question ici des inégalités qui découlent de l’augmentation du travail à temps partiel.

Dans ce contexte, même si demain, un partage plus équitable de la valeur ajoutée est mis en œuvre, les conditions réunies aujourd’hui ne permettent pas d’affirmer que ce meilleur partage des richesses entre le travail et le capital aboutirait à un meilleur partage de la masse des salaires entre les salariés.

Donc, dans les conditions actuelles, le plus grand moteur de la croissance des inégalités entre le bas et le haut de l’échelle des revenus en Belgique au cours des 25 dernières années, s’observe au sein du monde du travail, auquel s’ajoutent les inégalités dans le partage des revenus de la propriété à cause des disparités entre les revenus tirés des dividendes et ceux liés aux taux d’intérêt.
On peut ne pas aimer cette conclusion, mais il semble qu’aujourd’hui, statistiquement, elle n’est pas contestable.

 6ème constat : des inégalités croissantes entre les plus bas revenus

Si les explications données ci-dessus sont généralement connues, il faut également attirer l’attention de l’opinion sur une autre évolution, moins connue celle-là : les inégalités qui sont en train de se creuser en bas de l’échelle de revenus, en gros les 20% inférieurs.

Très concrètement, en voici quelques exemples. Il s’agit de la différence qui peut exister entre les gens qui bénéficient ou pas d’un loyer social, qui jouissent ou pas d’un tarif social pour le gaz et l’électricité, ou encore entre ceux qui bénéficient ou pas d’allocations familiales majorées.
Dernier épisode en date de cette évolution, aujourd’hui les règlements européens pour le partage des surplus alimentaires obligent les CPAS à faire des différences entre les catégories de personnes qui sont en bas de l’échelle de revenus. Certains ont ainsi accès aux denrées alimentaires de l’Europe et d’autres pas.

En cumulant ces différents éléments, pour des ménages se trouvant dans des situations semblables, on peut avoir des différences en bas de l’échelle de revenus à hauteur de 300, 400, 500 euros par mois.

Ainsi, en partant de bonnes intentions, on a construit un système d’inégalités profondes entre les ménages aux revenus les plus faibles. De tous les combats à mener, celui-là à l’avantage d’être celui sur lequel on a le plus de prises. Pas besoin d’avoir l’accord du FMI, ou de l’Europe pour modifier un certain nombre de choses qui se passent à ce niveau. Il s’agit là de la responsabilité des gouvernements régionaux, des gouvernements locaux et du gouvernement fédéral.
Dans le même ordre d’idées, il faut également être attentif à un vrai problème démocratique, de citoyenneté : c’est l’inégal traitement des personnes en fonction des politiques menées au niveau local.
En effet, l’écart qu’il peut y avoir entre les CPAS qui par exemple, soutiennent les personnes gravement malades, soutiennent les jeunes pour qu’ils puissent faire des études et par là, éviter qu’ils ne rentrent dans un cycle de pauvreté et de précarité, et les CPAS qui ne font rien de tout cela, est gigantesque. Cette situation où deux droits importants, celui de l’accès à l’enseignement et celui d’une couverture santé correcte sont à ce point discriminés en fonction de considérations locales, sur un territoire finalement réduit, n’est pas tenable.

Dernier élément dans le débat sur le bas de l’échelle des revenus : il est évident que sur le long terme, l’indice des prix à la consommation qui est choisi pour mesurer le pouvoir d’achat, ne convient pas aux personnes en bas de l’échelle des revenus. A priori, des indices de consommation différents, appropriés aux uns et aux autres, ne sont sans doute pas une bonne solution. À la longue, il y a des effets pervers dans cette logique mais, dans le même temps, on ne peut pas faire semblant que cet outil est un bon outil pour mesurer ce qui se passe en bas de l’échelle de revenus. Il y a donc là un travail à mener pour se doter de bons outils statistiques et d’autres approches méthodologiques pour le bas de l’échelle des revenus.

 7ème constat : mettre en perspective les inégalités de revenus avec d’autres

Comme évoqué ci-dessus, il n’est pas satisfaisant d’analyser les inégalités de revenus en les isolant des autres dimensions de la problématique. Principalement, il est alors question de l’inégal accès à l’enseignement, à la culture, à la santé ou à l’insertion sociale. Autant de richesses immatérielles pour lesquelles, il est encore plus difficile de créer les conditions d’un accès équitable.
Hormis quelques slogans un peu faciles du genre : « il faut améliorer les taux d’encadrement dans les classes », il faut reconnaître le manque d’idées, de projets et de méthodologie pour améliorer la distribution des richesses immatérielles. Augmenter les bas revenus, même si c’est insuffisant, cela a déjà été fait à plusieurs reprises. Par contre, en ce qui concerne l’accès aux richesses immatérielles, c’est un peu le ventre mou. Par exemple, la question de l’accès de certaines populations à l’enseignement supérieur n’est sans doute pas une question de taux d’encadrement ou de réduction du minerval. Ce n’est pas, comme on l’a fait, parce qu’on réduit les minervals que subitement un certain nombre de jeunes de quartier ou de régions défavorisés vont se mettre à faire des études supérieures. Il faut comprendre qu’il n’est pas possible de continuer en bas de l’échelle des revenus à jouer avec des bricoles : un chèque mazout par-ci, une augmentation par-là, etc. En faisant cela, on entretient pour partie un système humiliant, discriminant, stigmatisant et un peu clientéliste.

 8ème constat : l’inégalité face aux consommations collectives

Enfin, dernier constat, celui de l’accès aux consommations collectives. Il faut tout d’abord rappeler que d’un point de vue monétaire, ces consommations représentent 25% du pouvoir d’achat des ménages. Le problème réside dans la distribution de ces 25%. Voici un exemple un peu facile mais qui permet de bien comprendre les choses : « Je suis allé à l’opéra de Liège et j’ai fait le compte de ce que la collectivité investissait dans mon ticket d’opéra. Chaque fois que je vais à l’opéra, la collectivité investit l’équivalent d’une semaine de revenus d’intégration. Donc à un moment donné, je sais bien qu’il faut des opéras et de la culture et on en a besoin, mais qui profite de tous ces investissements ? Et comment fait-on pour améliorer les accès à tout ça ? Il faut quand même bien à un moment donné regarder les choses en face ».

  En guise de conclusion : « la règle des 10% »

Pour terminer, Philippe Defeyt propose ce qu’il appelle « la règle des 10% ».

  • 10%, c’est ce dont il faudrait augmenter les bas revenus pour que l’on revienne à la tension des revenus d’il y a vingt ans. En redonnant 10% en bas de l’échelle des revenus, ce qui ne représente pas des sommes astronomiques, il est possible de recréer, à condition d’aller chercher l’équivalant en haut de l’échelle des revenus, une tension salariale plus soutenable.
  • 10%, c’est aussi le pourcentage dont il faudrait augmenter le salaire minimum pour qu’il revienne dans la course avec les salaires conventionnels. Très concrètement, ça veut dire aujourd’hui de l’ordre de 130 à 140 euros par mois. Est-ce vraiment un objectif inatteignable ?
  • 10%, c’est enfin ce dont il faudrait augmenter les revenus les plus faibles pour récupérer la perte de pourvoir d’achat qu’ils ont enregistré depuis 2000. Ces revenus ont connu de véritables baisses du pouvoir d’achat de l’ordre des 10%, essentiellement à cause de l’évolution des loyers et du prix de l’énergie. Avec ces 10% on efface donc ce qu’ils ont perdu depuis l’an 2000.

Ces augmentations ne résoudraient pas tous les problèmes. Néanmoins, par cette règle, Philippe Defeyt démontre qu’il est possible de se donner des objectifs concrets, ayant un sens en termes de lecture historique, afin de pallier aux dysfonctionnements en matière de redistribution de revenus depuis 20 à 25 ans.

P.-S.

Pour aller plus loin, nous vous conseillons également la lecture de l’analyse de Philippe Defeyt : « Évolution de l’inégalité de revenu avant et après impôts en Belgique ». Cet article est également disponible sur ce site à l’adresse : http://www.econospheres.be/spip.php?article106

Notes

[1SILC : enquête sur les revenus et les conditions de vie.