Sujet bateau que celui de la compétitivité. Dans le répertoire des fétiches néolibéraux, il fait partie de ceux qui font illico consensus – ou sortir les crocs, selon qu’on est puissant ou misérable comme sociologisait Jean de La Fontaine. Voilà qui mérite d’être creusé.
A ma gauche, Rafael Lamas, dix-sept années de travaux au service d’études de la FGTB fédérale et, à ce titre, membre du Conseil central de l’Économie où il prend part aux discussions sur le rapport technique concernant l’évolution des salaires que, chaque année depuis 1996, le secrétariat de cet organe paritaire rend vers novembre. En général, dans la presse, dans la tête de l’opinion, cela donne des grands titres : « Ils ont à nouveau dérapé ! » Sont ainsi pointés du doigt, les salaires belges, comparés à ceux de l’Allemagne, de la France et des Pays-Bas, nos principaux partenaires commerciaux.
Un peu plus à ma gauche, Henri Houben, économiste, spécialiste des questions européennes, chercheur au Gresea et membre omniprésent d’Attac. Lui, il a un PowerPoint. A ma droite, il n’y a personne. Pour meubler ce vide, on pourrait, en prenant quelques libertés avec les faits, imaginer là, venant compléter le panel, une affiche. Très précisément la superbe affiche fort médiatisée voici quelques années et réalisée par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD, France). Elle représente un paysan africain, il n’a pas l’air très riche ni très content de son sort, il est habillé d’une cotonnade qui a connu des meilleurs jours et cette photo noir et blanc est barrée de quelques lignes de télex brutales : « Tu mangeras quand tu seras compétitif ».
Ce n’est pas une mauvaise introduction au sujet que Lamas et Houben vont décoder au cours du dernier « Midi » de remue-méninges organisé par le réseau d’économie alternative Éconosphères. Il s’est tenu le lundi 23 janvier et, comme pour confirmer la stridence idéologique du thème, un flash d’information de radiodiffusion rendant compte de la rencontre, le même jour, entre Angela Merkel et Elio Di Rupo, la résumera en soulignant que les deux dirigeants sont unanimes pour juger que la compétitivité est un facteur primordial dans la relance des économies européennes. La compétitivité n’est pas seulement « dans l’air », elle est partout, tour à tour invoquée, convoquée, exhaussée, hypostasiée, sanctifiée sur toutes les latitudes dans le discours qui se veut « responsable », c’est-à-dire tenu par des personnalités influentes, dirigeants d’entreprise, leaders politiques, tribuns médiatiques et experts diplômés.
Concept inepte
Elle est partout et en même temps elle ne signifie, dans la plupart des cas, rien du tout. Il faut chercher pour trouver notion plus creuse. C’est ce que Houben s’emploiera à démontrer. Le problème est d’une simplicité enfantine. Dans le cas d’une entreprise, où le concept a plus ou moins sa place, approximativement, c’est sa capacité de survivre ou – mieux – de s’imposer face à la concurrence (« competition » en anglais, la filiation de son homophone fétiche français n’est pas dû au hasard), c’est-à-dire gagner sur ses rivales des parts de marché, afficher une rentabilité et un degré d’innovation supérieurs, etc. Faute de quoi, à plus ou moins brève échéance, elle disparaîtra ou se verra absorbée. Déjà, on voit la difficulté. Car la compétitivité dont il est le plus souvent question ces dernières années est celle dont devraient faire preuve les pays. Ce qui est d’une imbécillité parfaite.
Cela laisse d’ailleurs les économistes un tant soit peu sérieux perplexes. Simon Driscoe, par exemple, qui dirige le département des statistiques du Financial Times. Il dit ceci : « Il n’existe aucun accord général sur ce que seraient les éléments constitutifs de la compétitivité ni sur la manière de la mesurer." Pour, aussitôt, ajouter : « Le terme n’a jamais fait grande impression sur les économistes. » [1] Là, nota bene, Driscoe parle du concept en tant que tel : même pas bon lorsqu’il est appliqué aux entreprises.
Que dire alors de la « compétitivité » des pays – ou du paysan africain ? Les pays, que l’on sache, n’obéissent pas au schéma de la « destruction créatrice » popularisée par Schumpeter [2]. Les pays ne sont pas rayés de la carte faute de compétitivité suffisante. Et lorsqu’ils sont « absorbés », c’est pour de tout autres raisons.
Mais, dira-t-on, un pays (et ses entreprises) peut ravir des parts de marché d’un pays « concurrent ». Il peut, pour l’exprimer en des termes économiques, exporter plus qu’il n’importe, donc faire des « bénéfices » grâce à et au détriment de ses « partenaires commerciaux » étrangers. L’Allemagne, de ce point de vue, est nettement plus compétitive que, mettons, la Grèce ou l’Espagne. Tout simplement parce que l’Allemagne fait partie, avec les Pays-Bas, des exportateurs nets (créanciers) de l’Union européenne. L’Espagne, la Grèce et le Portugal, de leur côté, ont le triste privilège d’appartenir au groupe des importateurs nets (débiteurs) et, aujourd’hui, des vilains canards de l’Europe, cela expliquant ceci. L’absurdité du système saute aux yeux. L’objectif de compétitivité suppose que tous les pays exportent plus qu’ils n’importent, que tous aient une balance commerciale positive (« en boni »), ce qui est mathématiquement impossible. Le système présuppose des gagnants et des perdants.
C’est his-to-ri-que
C’est en même temps ici que les choses deviennent intéressantes. Et c’est Lamas qui mettra le doigt dessus.
Comme on sait, le discours obsessif sur la compétitivité est centré sur les salaires dont les niveaux, par définition trop élevés, sont présentés comme en étant l’obstacle numéro un. En Belgique, depuis la loi de 1996 dite « de promotion de l’emploi et de sauvegarde préventive de la compétitivité », comme évoqué plus haut, il s’agit pour les travailleurs de respecter une « norme salariale » afin que l’évolution moyenne des rémunérations s’aligne sur celle des Pays-Bas, de la France et, surtout, de l’Allemagne (la pondération lui donne 50% dans le calcul). Haro, donc, sur les salaires.
Mais, donc, il y a un lézard. Comme Lamas le fera remarquer, la loi « salariale » de 1996 avait été précédée d’une autre, en 1989, qui s’attaquait au problème autrement. La « sauvegarde » de la compétitivité était alors conçue sur la base d’un examen de la balance commerciale. C’était la bonne santé des exportations belges qui était déterminante. Et la question salariale jouait dans ce scénario un rôle pivot : si les exportations fléchissaient, ce ne pouvait être qu’en raison des salaires trop élevés. Encore eux ! Déjà eux ! Ce raisonnement a cependant dû s’incliner devant les faits. Démonstration a en effet été faite qu’il n’existe aucun rapport causal entre le niveau des salaires et celui des exportations. Fumisterie pure. C’est ce que, bien obligé, 1996 a cherché à corriger.
Ce rappel historique montre bien à quel point le concept de compétitivité est idéologique [3]. En 1989, on s’attaque aux salaires sous prétexte d’exportations défaillantes. Cela ne tient pas la route ? Qu’à cela ne tienne, on inventera autre chose, une « norme » d’alignement sur les salaires allemands, français et hollandais – ou, aujourd’hui, via les mesures européennes de surveillance budgétaire, en désignant le « coût salarial unitaire » comme un des indicateurs que les États membres doivent contenir sous peine d’amendes. Tous les prétextes sont bons.
C’est idéologique et, surtout, c’est absurde. La quête incessante de parts de marché fondée sur une dévaluation salariale se heurte, globalement, à leur grignotage (montée des économies émergentes oblige, Lamas) et aux déséquilibres internes (gagnants et perdants de la zone euro, Houben [4]). Plus encore, elle fait diversion. Lamas citera l’ancien gouverneur de la Banque nationale, Fons Verplaetse : « La discussion permanente sur les salaires conduit à détourner l’attention des véritables problèmes de notre économie. » Il serait peut-être temps qu’on s’y attarde...