Publié à l’origine dans l’ouvrage « Les socialistes et le pouvoir » en 1998, cet article porte sur le rôle économique dévolu à l’État dans la mondialisation et le poids grandissant du paradigme néolibéral dans l’élaboration des politiques économiques.
Réformisme et politique économique face à la mondialisation
Il fut un temps où l’on trouvait au sein de la gauche, y compris la plus réformiste, une critique du capitalisme dans son fondement économique. Ses structures et son fonctionnement devaient être mis au pas, pour permettre l’émergence d’une organisation sociale alternative. Non seulement plus juste socialement, mais économiquement plus favorable au développement. Du “planisme” d’un De Man, à “l’Alternative progressiste” (1977) de la FGTB en passant par la célèbre brochure du syndicaliste wallon André Renard, “Le socialisme par l’action” (1958) [1], on retrouve sans peine cette tradition au sein du mouvement ouvrier belge. Le programme de l’Union de la gauche française, à la veille de la victoire de Mitterrand, fournit sans doute le dernier prototype de ce réformisme anticapitaliste. Un anticapitalisme qui ne remet pas en cause l’existence même d’un secteur d’économie privée, mais dont le programme de “réformes de structures” constitue tout au moins un axe de contestation de son hégémonie. Nationalisations ou socialisations de secteurs stratégiques, planification de l’économie, contrôle ouvrier, ... avaient droit de cité.
Aujourd’hui, la simple évocation de telles interventions sur les structures économiques apparaît d’une incongruité totale. La tendance dominante au sein du réformisme n’est plus à la transformation économique, même si l’on veut éviter la “sauvagerie” du marché, dénoncer la “folie” du règne de l’économie financière ou encore prévenir les dangers de la compétitivité “poussée à outrance”. Face à ce qu’il est convenu d’appeler depuis peu “les contraintes économiques”, le réformisme semble évanescent. En matière économique, le réformisme a t-il encore quelque chose à dire ?
Certes, la politique du gouvernement Jospin, n’est pas celle de Thatcher. Mais, celle de Tony Blair pourrait bien en être un prolongement, intelligent et moderne. Et existe-t-il une différence de nature entre les privatisations de Belgacom, de British Telecom, de France Telecom, ou de Telecom Italia ?
Au-delà de toutes les distinctions possibles, tout se passe comme si après avoir tenté de modifier le régime économique, puis de l’amender substantiellement, puis encore de le contrôler, le réformisme en est venu à l’accepter dans son essence même, à le faire sien. La voie des réformes graduelles s’est enlisée, pire, elle n’a pas résisté à ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’État-providence, et elle s’est éteinte. L’écroulement des “économies de commandement” [2] des pays de l’Est a accentué cette évolution en accréditant l’idée d’un seul modèle possible : l’économie de marché.
Mais ne nous laissons pas subjuguer. Cette vision du capitalisme triomphant doit être prise pour ce qu’elle est : le discours des vainqueurs. Il présente l’état actuel comme inéluctablement inscrit dans le cours de l’histoire. Il néglige l’essentiel ; l’histoire est en dernière instance le produit de l’action et des choix des groupes sociaux. Que ces choix se réalisent dans un environnement social portant les traces, les conditionnements et les contraintes du passé, c’est évident ! Mais, cela n’infirme en rien l’existence de ces choix.
C’est ce que prétendait, à sa manière, un certain réformisme anticapitaliste en défendant la possibilité d’un changement, fût-ce d’une manière graduelle. Toute conquête, même la plus partielle, faisait partie de ce chemin vers le progrès social. [3] Aujourd’hui, cette notion de progrès social a fait place à celle d’adaptation de nos sociétés aux “bouleversements” en cours, au tout premier rang desquels ceux de l’économie. La prise en compte, puis l’adaptation à “la contrainte économique” semblent être, non seulement une preuve de réalisme, mais aussi la base même de tout programme réformiste.
Or, l’économique, pas plus qu’une autre instance, ne constitue une espèce de champ clos, au sein duquel nous serions obligés de nous débattre sans pouvoir en sortir. Il est lui-même un produit de stratégies, de coalitions d’acteurs, d’offensives et de renoncements. C’est ce qu’essaie de montrer ce texte en examinant successivement :
• comment les politiques d’austérité, réponses au déclenchement de la crise des années 1974-75, ont mis en cause non seulement les compromis économiques et sociaux de l’État-providence [4], mais aussi ont ouvert la voie à de nouvelles politiques économiques néolibérales avec pour leitmotiv “moins d’État”.
• comment, sur base de cette nouvelle régulation néolibérale, se dessine une nouvelle conjonction des politiques économiques nationales avec le capitalisme en voie de mondialisation.
Le rôle économique de l’État à l’épreuve du néolibéralisme
En 1981, lorsque Pierre Ronsavollon commence son célèbre essai [5] par ces mots : “L’État-providence est malade de la crise”, il sanctionne en fait la fin d’une période et l’installation définitive dans l’ère néolibérale. Car l’Etat-providence ne se remettra pas de cette maladie. L’abandon des anciens paradigmes de l’interventionnisme étatique et de l’économie mixte ne s’est pas réalisé, brusquement avec l’arrivée de Reagan ou de Thatcher. Le tournant a été étalé sur plusieurs années, laissant croire à certains que l’on pourrait encore sauver le patient.
Le tournant a été pragmatique, plutôt que le résultat d’une nouvelle vision théorique émergeant soudain à la moitié des années 70 et reprise systématiquement par les gouvernements et leurs conseillers. En Europe, il faudra une petite dizaine d’années (1975 -1985) pour voir l’option néolibérale prédominer dans les politiques économiques. Cette prédominance, faut-il le souligner, n’est pas directement reliée à la coloration politique des gouvernements en place.
Les modalités politiques diverses d’un même paradigme économique
Parfois, ces politiques sont qualifiées de néolibérales comme dans les cas emblématiques de la Grande-Bretagne de Thatcher ou des USA de Reagan. Pourtant de manière générale, si on reconnaît que des modifications substantielles sont intervenues dans les politiques économiques, rarement l’unanimité se fait pour leur donner le qualificatif de néolibérales. D’autres termes fleurissent pour tenter de les qualifier : modernisation de l’économie, adaptation aux conditions d’une économie mondialisée, dérégulation, flexibilisation, réhabilitation du marché, rigueur de la gestion, etc. ... Or, malgré toutes les précautions oratoires, il paraît justifié de parler d’un « tournant néolibéral » de la politique économique, y compris pour la Belgique.
Certes, l’approche de ce tournant est rendue plus opaque par la diversité des modalités de sa mise en œuvre. En nous limitant à quelques exemples, on peut dire que « le choix entre la réforme globale et l’encerclement progressif dépend de la position des promoteurs de ces nouveaux programmes dans le système politique » [6]. Il faut y ajouter les rapports de force sociaux qui structurent ce système politique et la situation économico-sociale au moment où ces choix doivent être posés.
Dans le cas de la Grande-Bretagne, l’impulsion novatrice résidait dans l’équipe dirigeante du gouvernement qui, ayant puisé son expertise dans les institutions privées (les fameux « think tanks » néoconservateurs) a pu l’imposer à des partenaires institutionnalisés et à une bureaucratie fort réticente. C’est un schéma de « réforme globale » : une argumentation forte de la doctrine économique accompagne le discours politique et l’action du gouvernement.
Pourtant, même une offensive aussi globale, comporte des contraintes très particulières et des contradictions internes. La mise à mal du Welfare State n’a pas été aussi loin qu’on pourrait l’imaginer. Les protections en matière de santé et de vieillesse ont beaucoup moins été touchées que celles en matière de chômage. Le système de privatisation destiné à développer un « actionnariat populaire » a surtout débouché sur la constitution de monopoles privés, tant décriés par les néolibéraux. [7]
Ailleurs, l’impulsion la plus significative vers le néolibéralisme est venue plutôt des experts qui alimentent en solutions et en recettes nouvelles les réseaux de la politique monétaire et économique. Son impact ne se mesure pas par la capacité à faire vivre un grand dessein politique face à l’ensemble des acteurs, mais plutôt dans l’imposition d’un ensemble de contraintes qui modifient les termes de la décision politique et ses modalités de mise en œuvre. C’est un processus d’encerclement par un néolibéralisme gestionnaire plutôt que doctrinal.
Dans le cas de la France, cet encerclement ne visait pas seulement la gauche au pouvoir au temps de la rigueur. Il a concerné tout autant les élites administratives et économiques formées dans le cadre de la planification à la française et convaincues de la “grandeur de l’action de l’État républicain” y compris en économie. La Belgique se situe plutôt dans le second scénario : celui de l’encerclement par la contrainte, malgré une plus grande faiblesse, comparée à la France, de nos élites publiques. On ne pouvait en demander moins au pays de la vertu pragmatique.
Enfin, il ne faut pas perdre de vue que les compromis, noués durant les « trente glorieuses”, sont des compromis fortement institutionnalisés. Plusieurs acteurs peuvent en réclamer simultanément la paternité, mais tout abandon brutal peut comporter un coût social (et électoral) élevé. C’est ce qui explique une progression néolibérale comme un ensemble de savoir-faire pragmatiques, se refusant à prendre de force certaines citadelles, mais les vidant peu à peu de toute influence en impulsant une autre logique aux politiques économiques mises en œuvre. Dans une telle démarche pragmatique, bien connue des gouvernements belges, il n’est donc pas nécessaire de changer brusquement de référentiel. On peut rester »le pays avec la meilleure sécurité sociale du monde", ce qui n’est, après tout, qu’un jugement relatif, pas absolu.
Cette distinction brève entre deux types de mise en œuvre de l’offensive néolibérale, permet de comprendre les variations possibles dans les formes politiques, tout en constatant une homogénéisation progressive, ses quinze dernières années, autour d’un même paradigme économique. [8] La distinction faite par Michel Albert, entre capitalisme rhénan et capitalisme anglo-saxon, va progressivement perdre de sa pertinence, au moins sur un point central : le rôle économique dévolu à l’État.
La crise que personne ne voulait voir
L’élément déclenchant de ces nouvelles politiques économiques est la crise économique de 1974-75. Pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, l’ensemble des grandes économies capitalistes furent frappées par une récession généralisée et profonde. [9] Ce n’est pas tellement l’ampleur de la crise qui nous intéresse ici, que la faiblesse des perceptions de cette crise. [10] Non seulement, le retournement n’a été prévu que par peu d’économistes mais même une fois la crise installée l’explication de ses causes et mécanismes a été fort disparate [11]. Que l’on songe à la place démesurée prise par l’explication par “le choc pétrolier”. Il y aura incontestablement un certain désarroi - théorique et stratégique - et un temps de réaction très variable de la part des différents gouvernements.
Pour mesurer l’ampleur du retournement sur cette question, il est sans doute utile de se rappeler les opinions majoritaires et la doctrine officielle des années septante. On sait que l’arsenal économique standard de la période 1950-70 faisait largement référence aux capacités de l’État de maîtriser le cycle économique et les fluctuations monétaires.
Ainsi, le Prix Nobel, Paul Samuelson pouvait affirmer : « En renforçant et en adaptant judicieusement ses politiques monétaire et budgétaire, notre système mixte d’initiatives réglementées [nous soulignons] est en mesure d’éviter les excès des booms fiévreux et des dépressions morbides et il peut escompter avec confiance une croissance saine et continue. ». [12]
De son côté, Lionel Stoleru, un peu plus prudent, ne manque pas de signaler « qu’une crise telle que la Grande dépression ne pourrait plus se produire de nos jours, compte tenu des progrès des moyens d’intervention anticyclique de l’État. Ces prétentions, pour quelque présomptueuses qu’elles paraissent, ne sont pas sans fondement. » [13] L’ensemble de son ouvrage est une argumentation en règle pour un interventionnisme où la vérité des prix se conjuguerait avec les bienfaits de la "planification indicative”. Il voit d’ailleurs dans cette synthèse une tendance générale pour l’ensemble des économies à l’échelle internationale. Cette conviction interventionniste ira jusqu’à proposer la constitution d’un plan européen.
Le rapport de l’OCDE de 1977 contient une introduction fort éclairante qui minimise la portée de la crise : “Pour résumer, les causes immédiates des problèmes graves des années 1971-75, peuvent être interprétées dans les termes de l’analyse économique traditionnelle. Ce furent les changements sous-jacents dans les modèles de comportements et les rapports de forces aux niveaux national et international. Mais notre interprétation de l’histoire récente est que le trait le plus important a été un faisceau inhabituel de perturbations incapables de se répéter à la même échelle, [nous soulignons] dont l’impact a été combiné à une série d’erreurs de politique économique évitables.” [14] Nous retrouvons dans ce texte à la fois une minimisation des causes structurelles de la crise, une confiance dans les outils de la politique économique des golden sixties et une foi inébranlable dans les mécanismes du marché. Il s’agit avant tout de la déficience d’un système bien rodé.
On ne peut sous-estimer la force et la persistance du modèle d’économie mixte ou d’économie sociale de marché, ni dans le chef des gouvernants, ni dans celui des gouvernés. A la veille de cette récession généralisée, le courant dominant au sein de la corporation des économistes, des conseillers et des gouvernants est bien celui de « l’économie mixte ». L’Etat est largement considéré comme un instrument permettant d’affronter les problèmes, les fluctuations cycliques et de garantir l’expansion, terme utilisé à l’époque en lieu et place de notre contemporain : croissance.
Dans leur défense de ce paradigme interventionniste, l’ensemble des courants réformistes ne se sentent donc pas à contre-courant. Ils y participent et seront les derniers à vouloir en changer. Mais le retournement qui va s’opérer va les prendre à contre-pied. D’un remède nécessaire aux maux du capitalisme, l’État va devenir la cause des blocages qui empêchent de faire face à la crise. “Moins d’État” sera le cri de guerre de cette offensive néolibérale. Cependant, pris à la lettre, ce mot d’ordre ne rend pas compte de la portée réelle de la grande transformation néolibérale qui s’enclenche avec les politiques d’austérité des années 80.
Le fondement économique des politiques néolibérales
Installé dans la crise depuis plus d’un quart de siècle, le capitalisme s’est doté d’une régulation néolibérale relativement cohérente et assez nouvelle dans son histoire. D’un côté, taux d’accumulation et taux de croissance restent globalement inférieurs par rapport aux phases d’expansion antérieures. (voir tableau 1).
Le niveau des salaires réels ne progresse que lentement, avec un sous-emploi qui s’étend de par le monde. Mais d’un autre côté, et ce fait est neuf, le taux de profit retrouve des niveaux comparables à ceux d’avant la crise. [15]
Cette évolution peut se suivre sur le graphique ci-dessous. On constate d’abord un parallélisme entre croissance et taux de profit et une rupture significative à la fin des années 80. Ensuite, il faut souligner la baisse du taux de profit, dès le début des années 70, bien avant le choc pétrolier. Après 1973, cette baisse se renforce et la croissance recule à son tour. Les politiques keynésiennes de relance de la demande rétablissent la croissance pendant quelques années et le taux de profit s’améliore. Mais vers la fin de la décennie - début des année 80, une nouvelle chute du taux de profit aboutit à la récession de 1981-82. Celle-ci ouvre la décennie libérale et va conduire à un changement radical de politique. De 1982 à 1989, le rétablissement du taux de profit est prioritaire par rapport au soutien de la demande. Le rétablissement apparaît alors dans la croissance des deux courbes. Dès le début des années 90, le taux de croissance fléchit à nouveau pour connaître des taux très médiocres. Par contre, l’évolution des profits n’a quasiment pas été ralentie par la récession.
Source : D’après Husson, op. cit. p. 28 [16]
Constater cette incapacité à retrouver un taux de croissance comparable aux années soixante, malgré le rétablissement du taux de profit, permet de rejeter l’idée d’une nouvelle phase expansive du capitalisme. Mais, il convient en même temps d’insister sur les spécificités de cette configuration néolibérale. Si la rentabilité des capitaux est florissante, la plus-value ainsi dégagée a de plus en plus de mal à trouver de nouveaux lieux d’accumulation satisfaisants. La surface, qui sépare les deux courbes du graphique au-delà de 1980, représente cette plus-value en mal d’accumulation, en d’autres termes le volume de la “sphère financière”.
Nous nous trouvons face à ce que Michel Husson appelle un régime d’accumulation inégale [17], dont on retiendra deux caractéristiques :
• la mise en place d’une nouvelle norme salariale, régressive qui limite ou bloque les salaires, tandis que l’intégralité des gains de productivité sont affectés à la plus-value. On y retrouve évidement l’ensemble des mesures de flexibilisation, de déréglementation du marché du travail, de pression sur les “charges” salariales, etc. Cette évolution a pour effet de peser sur les débouchés et d’introduire un déséquilibre permanent.
la répartition du revenu se déforme afin de compenser cette perte de la part des salaires par la promotion de la croissance des revenus non salariaux distribués par exemple sous forme de revenus financiers. Au plan politique, cela se traduit notamment par une distribution de plus en plus inégalitaire du revenu national par le biais de la politique budgétaire (restrictive) et une fiscalité décroissante pour les revenus du capital.
L’offensive néolibérale pourra être ainsi définie comme l’ensemble des politiques mises en œuvre à partir du début des années 80, dans les pays capitalistes dominants, et qui ont succédé à l’échec des tentatives de relance keynésienne pour répondre au déclenchement de la crise économique dans les années 1974-75.
En prônant un retour général aux mécanismes du marché, ces politiques ne visent pas seulement à réduire les coûts consécutifs à l’interventionnisme étatique et aux régulations keynésiennes. Elles mettent en place un autre type de régulation qui compense par une distorsion de la répartition des revenus en faveur de la part des profits la crise persistante des débouchés et la faiblesse de la croissance.
Désengagement de l’État ou nouvelle politique économique
Dans ce contexte, le « désengagement de l’État » ne signifie aucunement sa disparition de la scène économique. Au contraire, il s’agit de lui faire parcourir les différentes étapes d’une métamorphose, de lui donner un nouveau rôle, plus conforme à la phase de fonctionnement actuel du capitalisme.
On peut suivre les étapes d’une telle évolution, y compris dans un pays à tradition social-démocrate comme la Belgique. [18] De 1982 à aujourd’hui, on peut de manière synthétique distinguer quatre grands axes :
• La réorientation du rapport salarial. Par la remise en cause des mécanismes de la concertation sociale et la limitation de leur portée, l’État est parvenu à remodeler complètement la formation générale des salaires et le fonctionnement du marché du travail. Espacement et encadrement des accords interprofessionnels, multiplication des conventions d’entreprises et institutionnalisation par le biais légal, d’une norme de compétitivité « macro-économique » forment le cadre de cette évolution. La flexibilisation du marché du travail, dont témoignent la croissance de l’emploi à temps partiel, la multiplication des contrats atypiques, combinée à des mesures restrictives en matière d’indemnisation du chômage, contribue à détériorer le rapport de force et les capacités de négociations des organisations de travailleurs.
• La redistribution des revenus. Un ensemble de mesures structurelles (comme la modification du taux du précompte mobilier, les avantages pour le capital à risque, ou la législation sur les centres de coordinations,..) ainsi que des réformes fiscales avantageuses pour le dixième décile des revenus imposables aboutissent à un traitement différencié des revenus de la propriété et du revenu du travail. [19] La distribution du revenu national devient, malgré l’apparence statistique, plus inégalitaire. Tandis que le régime fiscal relance les placements financiers et soutient les marges des entreprises.
• La gestion de la dette publique et la financiarisation. L’exécution d’un plan d’ajustement pluriannuel des finances publiques et la mise en place d’une meilleure maîtrise « institutionnelle » de la politique budgétaire (loi de financement des régions et communautés, normes européennes de convergences et priorité à la politique du franc fort), sont suivies d’une gestion « modernisée » de la dette publique qui accompagne le mouvement général de restructuration et d’internationalisation des groupes financiers belges et du marché des capitaux. Cette politique a créé les conditions pour drainer les capitaux nécessaires au service de la dette. Mais simultanément, elle a augmenté considérablement sa dépendance à l’égard des marchés financiers. Un élément clef de la « consolidation » de cette nouvelle politique budgétaire est la globalisation des budgets de l’État et de la Sécurité sociale. La dette publique ne peut plus être considérée comme une simple charge, obligeant à maintenir une politique d’austérité. Étant donné son volume et le poids de son service, sa gestion est devenue un élément clef pour la place financière de Bruxelles.
• La politique des privatisations. Commencées durant les années quatre-vingt, sous couvert d’améliorer la situation budgétaire, les privatisations ont connu une brusque accélération au début des années nonante. Elles progressent très rapidement dans le domaine des entreprises publiques de crédit et pour les grandes entreprises publiques, devenues autonomes au plan de la gestion, comme Belgacom, la Poste, ou les Chemins de fer, ... Elles constituent un moyen par lequel l’État facilite et oriente une réorganisation de l’ensemble des structures économiques et du capital privé.
A l’encontre d’un discours ambiant, qui ne voit le néolibéralisme que sous l’angle du “moins d’État”, il faut souligner que, tant par les moyens financiers qu’il collecte, que par son activité d’orientation et de restructuration de l’économie, l’État continue d’assumer un rôle économique essentiel. Il est loin d’avoir démissionné. Le véritable changement est qu’il assume ce rôle au détriment de la majorité et de plus en plus au profit d’une minorité, en ayant fait disparaître les formes antérieures du compromis social.
Vers le retour de l’État ?
Après une quinzaine d’années de politiques néolibérales, il est légitime de se demander si ce nouveau rapport entre État et économie va se maintenir et si l’on ne va pas assister au « retour de l’État » ?
On perçoit en effet, que les discours du “tout au marché” ne sont plus aussi flamboyants. Des raisons d’ordre social plaident dans ce sens. Les années néolibérales ont été éminemment destructrices du tissu social. Chômage massif, pauvreté et exclusion sont des phénomènes dont la portée mine gravement la légitimité de l’ordre social actuel. Cet affaiblissement social n’est-il pas économiquement contre-productif ?
Loin de relancer la machine économique par une réduction des coûts et par une sorte d’incitation malthusienne au travail, elles renforcent le blocage des débouchés. L’option néolibérale pourrait être vulnérable de l’intérieur et la cure d’amaigrissement imposée à l’État est un obstacle à la relance économique.
De plus, certains esprits lucides soulignent que les marchés “ne sont pas capables de générer seuls une quelconque forme d’équilibre, non seulement social - ce n’est pas leur rôle - mais simplement économique. L’absence de toute gestion spontanée des infrastructures, l’incapacité à changer de conception du temps ou les comportements de concurrence par l’investissement le démontrent amplement. La dialectique qui oppose l’État au marché est une dangereuse nostalgie”. [20] Dans le même sens, le “livre blanc” promu par Jacques Delors lorsqu’il était encore président de la Commission européenne en 1993, pouvait être lu comme une tentative de réhabiliter une certaine impulsion étatique au niveau supranational européen. Plus récemment, l’arrivée du gouvernement Jospin relance le débat sur les politiques économiques. [21]
Alors, va-t-on assister à un retour du balancier ? La réponse à cette question est évidemment complexe. Nous émettrons un début de réponse en formulant deux hypothèses.
Premièrement, il n’y aura pas de retour à une régulation étatique comparable à celle qui a combiné les instruments économiques keynésiens et l’État-providence. Cela nécessiterait non seulement une modification de politique et un repositionnement des acteurs, mais surtout une conjoncture économique tout à fait particulière.
Deuxièmement, la “mondialisation” de l’économie induit une perte de substance de l’État-nation. Elle n’exclut pas le maintien de certaines fonctions économiques et de régulation sociale par l’État, mais elle en change radicalement le contexte.
L’État-providence, une configuration contingente
Trop souvent, l’État-providence a été présenté comme la source du bien-être qui distribue revenus et prestations comme s’il s’agissait de droits civiques, en oubliant qu’il était dépendant de la prospérité et de la profitabilité continue de l’économie capitaliste. On a cru, dans une large mesure que système économique, organisation du travail, et système de redistribution formaient une nouvelle synergie, un nouveau système à l’abri des contraintes et du développement de l’économie. D’un côté, l’économie sphère du travail, de la production assurant la distribution d’un revenu primaire, de l’autre, la sphère du social, des droits sociaux et de l’État assurant la redistribution d’un revenu secondaire.
Or ce régime particulier de l’État-providence n’était pas un régime stable et autorégulateur, il était conçu comme un remède aux maux de l’accumulation capitaliste tels qu’ils s’étaient manifestés avec la crise de 1929, le fascisme et la guerre. En quelque sorte, il était transitoire. “Le système capitaliste traversait une phase tout à fait exceptionnelle de son histoire où se trouvaient réunies de manière unique les conditions sociopolitiques et techno-économiques de la régulation de l’accumulation” [22]. Effectivement avec le recul et la durée de la crise actuelle, on s’aperçoit que la période de “l’économie mixte de marché”, du compromis social-démocrate ou du “compromis fordiste” a été une période relativement courte. Ce qui n’a pas été vu, c’est l’épuisement de ce régime sur deux plans essentiels pour le capitalisme : l’investissement et le travail.
A partir d’un certain moment, les coûts de l’ État-providence ont dépassé les avantages que les capitalistes pouvaient en retirer. Ces coûts ont fini par peser sur la rentabilité au point de remettre en question progressivement tout ce qui en était la source. On peut objecter que cet argument typiquement libéral est exagéré, que la charge n’était pas insupportable. C’est oublier que les entrepreneurs et investisseurs capitalistes ont les moyens de “définir la réalité”. Il n’existe pas de normes objectives pour déterminer ce qu’est un bon bénéfice. Autrement dit, à partir du moment où ils considèrent que les charges sont intolérables, elles deviennent intolérables.
En effet, si l’intervention étatique garantit de manière très générale les conditions de la reproduction du système, cette fonction n’est pas gratuite, et ses effets sur la rentabilité peuvent être contradictoires. Le développement du travail improductif (notamment dans les services publics, mais pas seulement) et du salaire indirect (par la sécurité sociale) pèse sur la rentabilité. Les coûts croissants de l’État-providence pèsent sur la dynamique du taux de profit, plus encore que sur le budget de l’État.
En ce qui concerne le travail, il est assez évident que la période de l’État-providence a coïncidé avec un niveau étendu de protection (allocations de chômage, conventions collectives, représentations des travailleurs, ...) autant d’éléments quirendaient les travailleurs capables de résister, activement et passivement, aux pratiques d’exploitation qui seraient utilisées en l’absence de ces acquis sociaux. Du point de vue de l’argumentation libérale, une telle situation exige des stratégies de plus en plus coûteuses et de moins en moins sûres pour maintenir “l’éthique du travail”. Comme le disait Madame Thatcher : “Labour does not work”.
Ce qui avait été progressivement occulté dans cette vision de l’État-providence, c’est qu’il était matériellement et institutionnellement limité par la dynamique de l’accumulation capitaliste [23]. Lorsque cette limite a été atteinte avec la crise de la moitié des années 70, le capitalisme a tenté de s’en sortir “par le bas” en récupérant progressivement sa “maîtrise” du facteur travail (flexibilisation, restructurations et licenciements, ...) et en limitant ou réorientant la part du revenu national, jusqu’alors consacrée aux dépenses sociales et collectives. La gauche sociale-démocrate quant à elle n’avait pas de modèle alternatif à proposer, pour en sortir “par le haut”. Elle s’était progressivement encastrée [24] dans ce régime provisoire de l’État-providence, qu’elle se glorifiait de voir baptiser : “compromis social-démocrate”. Une fois, ce régime socio-économique définitivement supplanté par la régulation néolibérale, les différents États étaient mûrs pour être confrontés à la mondialisation.
Capitalisme mondialisé, États nations et politiques économiques
Les années nonante marquent certainement un basculement. La période 1975-1987 a été celle de la recherche désespérée d’une issue à la crise, qui a vu naître et monter en puissance l’offensive néolibérale, l’âge de l’austérité. Depuis la fin des années quatre-vingt, une autre tendance domine, celle de l’adaptation des sociétés face à la “mondialisation” ou à la “globalisation”. [25] Le passage d’une période à l’autre marque-t-il pour autant la fin de la crise structurelle enclenchée dans la première moitié des années septante ? La réponse n’est pas simple. Elle doit en effet tenir compte de deux tendances de l’évolution.
D’une part la crise perdure : les niveaux de croissance et le modèle d’accumulation n’ont pas retrouvé un profil stable et cumulatif comparable à celui des “trente glorieuses”. L’investissement, qui est, somme toute, une bonne approximation de la vigueur de la formation du capital est un excellent indicateur de cette situation. (voir tableau 2). Quant à la croissance, l’annonce d’un taux de croissance supérieur à 2 % est considéré comme un bon résultat, là où auparavant, il se situait allègrement au-dessus des 5 % pendant plusieurs années consécutives.
- Tableau 2. Investissement des entreprises privées et publiques. Formation brut de capital en % du PIB.
- Source : OCDE, Bostworth et Reisen, Vers une pénurie mondiale de capitaux, OCDE, Paris, 1996.
D’autre part, le fonctionnement des économies nationales et de l’économie mondiale dans son ensemble, a connu une série de transformations profondes, laissant entendre qu’une fois encore le capitalisme est en train de rebondir, inventant les nouvelles formes de son expansion. Deux termes résument pour l’opinion publique, comme pour les spécialistes, ce nouvel âge du capitalisme : la mondialisation et la financiarisation de l’économie.
Entre une attitude, légitime, mais quelque peu défensive, qui consiste à égrener les indicateurs négatifs (emploi, précarité, endettement, ...) tendant à démontrer l’invariant dans un système économique toujours en crise et l’attitude symétrique, qui transforme les évolutions provoquées par la crise en moteur d’un nouveau régime économique, original et promis à un avenir radieux, se dessine une solution médiane, plus réaliste et utile selon nous. Elle consiste à interroger le fonctionnement du capitalisme contemporain dans sa double dimension : celle d’une crise systémique toujours active et celle d’une mutation entamée, mais non achevée.
Mondialisation : mythes et réalités
La mondialisation sensu stricto se laisse définir suivant les termes des Nations Unies comme “l’apparition d’un marché et d’un système de production uniques à l’échelle du globe, avec des sous-secteurs régionaux et nationaux, supplantant l’ensemble antérieur des économies nationales interconnectées par les flux de commerces et d’investissements.” [26]
Au-delà de cette sommaire description, il convient de souligner l’usage apologétique du terme mondialisation. Utilisé comme une formule incantatoire, il est devenu un concept à tout faire. Il se veut à la fois une description synthétique de la nouveauté radicale de l’organisation économique, un raccourci pour en décrire les mécanismes (flux de capitaux, délocalisation, concurrence généralisée, ...) et également un cadre de contrainte limitant l’action politique, mais aussi s’imposant aux firmes.
Trois registres peuvent être distingués dans l’usage du terme :
• Celui de la lame de fond irréversible. L’économie de marché n’a pas seulement démontré sa supériorité pour certaines régions et nations, son extension à l’échelle planétaire est source de croissance et à terme une issue positive pour toutes les économies.
• celui, découlant du premier, de la nécessité d’une adaptation de chaque économie nationale qu’il serait inutile de vouloir freiner ou empêcher (sus aux archaïsmes et corporatismes de toutes sortes). Déréglementation, privatisation, compétitivité sont les maîtres mots de cette adaptation vertueuse.
• celui d’une légitimation des différentes instances supranationales, dont les rôles sont fixés par rapport à cette priorité de l’économique : gardiens du libre-échange pour l’OMC (Organisation mondiale du commerce ex-GATT) ou de l’orthodoxie budgétaire et monétaire pour le FMI et la Banque mondiale ; ou encore sous nos yeux, la priorité accordée à l’Euro (et à la Banque centrale européenne) sur les facteurs politiques et sociaux de l’unification européenne.
Une analyse détaillée [27] mettrait en évidence les failles et contradictions de ces prescrits. Ainsi, par exemple, les chantres du libre-échange que sont les USA et le Japon sont des champions du protectionnisme pour leur marché intérieur. De même, on pourrait constater que pour soutenir ces perspectives normatives, il est également fréquent de brouiller l’analyse de la réalité de la mondialisation. Des évolutions toujours en cours sont présentées comme achevées, et donc échappant à toute possible intervention politique.
L’un des arguments clefs avancé comme preuve de la mondialisation est la croissance du commerce international. Or, les statistiques les plus élémentaires montrent clairement que 87 % des importations et 94 % des exportations sont le fait des économies appartenant à la Triade. [28] Parmi ces échanges, la part des biens intermédiaires au sein de grands groupes internationaux est en croissance, alors que la part des matières premières (y compris le pétrole) est en recul constant. A lui seul ce commerce intra-groupe représente 50 % du commerce mondial. La croissance du commerce mondial n’équivaut pas à une augmentation généralisée des échanges commerciaux de tous les partenaires de la planète. Il y a un réalignement au sein des secteurs dominants ; il y a par contre un recul relatif pour d’autres. La mondialisation est davantage une restructuration de l’économie mondiale, que son expansion homogène sur l’ensemble du globe.
Dans le domaine de la production, nous assistons à une profonde restructuration des méthodes, à une nouvelle division internationale du travail et des échanges avec desstructures en réseaux complexes. [29] On peut y distinguer à la fois des évolutions résolument neuves et significatives dans l’organisation de la production (diverses formes de sous-traitances, de décentralisation de la recherche-et-développement, de délocalisation, etc. ...) et des tendances lourdes qui montrent une concentration et une centralisation énorme du capital. Si à la fin des années 60, les investissements directs des firmes [30] se situaient à 31 % dans les pays en développement, cette part n’était plus que de 19,2 % à la fin des années 80. Et parmi ces pays, ce sont ceux de l’Asie du sud-est (y compris la Chine) qui en ont reçu l’essentiel. Quant à la concentration, elle apparaît clairement dans le fait que dans des secteurs de fabrication à grande échelle comme l’automobile, une douzaine de producteurs assurent près de 80 % de la production mondiale, dans ceux incluant une forte proportion de recherche-et-développement comme le matériel médical, sept entreprises assurent 90 % de la production.
De ces quelques exemples, il ressort que l’image de l’atelier de textile, ou de chaussures de sports travaillant à bas salaires dans l’un ou l’autre pays en développement, ne résume pas la mondialisation, elle n’en est qu’une facette. L’image qu’il convient davantage de retenir c’est celle d’un degré nouveau de centralisation du capital. Les éléments neufs ne sont ni la recherche de débouchés supplémentaires pour une production excédentaire, ni même la simple chasse au coût salarial le plus bas. Ce qu’il a de proprement nouveau, c’est la prédominance des mouvements d’investissements directs dans les pays du Nord, où se concentrent des capitaux de nationalités différentes pour former un véritable système d’oligopole [31] à l’échelle mondiale. Ces grands groupes [32] sont à la fois dans une relation de rivalité (interpénétration, rachat, ...) et dans l’obligation de passer des accords de coopération notamment dans les domaines de la recherche-et-développement ou de l’organisation de la production. S’ils imposent une concurrence implacable aux entreprises nationales et aux PME, ils sont également en état de défendre leur espace d’extension contre l’arrivée de concurrents nouveaux. Les secteurs de l’informatique ou de l’aviation en offrent de bons exemples.
La mondialisation peut donc se lire comme le produit des stratégies privées de grands groupes et entreprises. Ces firmes, qui gèrent sur une base mondialisée la conception, la production et la distribution de leurs produits et services, ont acquis selon Ricardo Petrella une autre capacité : celle d’inverser le rapport existant jusqu’ici entre États et grandes entreprises multinationales. “L’entreprise est en train de devenir l’organisation de gouvernance de l’économie mondiale avec l’appui des “États” locaux. A leur tour, les États doivent se contenter d’un rôle subordonné visant à assurer les conditions générales de l’attractivité des activités économiques sur leur territoire. [33]
Perte de substance de l’économie nationale ?
Ce basculement est tout à fait en prise avec les grandes orientations des politiques économiques et monétaires impulsées depuis le tournant néolibéral. Ainsi dans l’exemple des privatisations, on voit bien qu’il ne s’agit plus seulement de “vendre quelques bijoux de famille” pour renflouer une trésorerie publique anémique, mais plutôt d’ouvrir les branches du secteur des services (en pleine expansion) où l’État était encore un acteur économique important : distribution d’eau, d’électricité, transports et communications, banques et assurances. En s’effaçant de ces secteurs, l’État ne renonce pas seulement à un rôle économique, il permet positivement la valorisation à l’échelle internationale des investissements de ces groupes oligopolistiques. [34]
La déréglementation, réclamée à cor et à cris aux fins de permettre une plus grande fluidité dans la circulation des marchandises et des capitaux a conduit l’État à se départir des instruments clefs de la politique économique, au premier rang desquels le contrôle sur sa monnaie. On sait que la rigueur monétaire ou des politiques du type “franc fort” sont en fait des choix de politiques qui renoncent à agir sur la balance de paiement ou le taux de change pour favoriser l’activité économique. La seule variable possible d’ajustement étant dès lors le coût salarial. Cet ajustement s’étant opéré lui-même suivant deux modalités : celles du blocage des salaires (désindexation, renoncement aux augmentations sous prétexte de promotion de l’emploi, ...) et celles plus récentes visant la réduction des contributions à la sécurité sociale.
Enfin, en y ajoutant la soumission des politiques fiscales à la volatilité des marchés des capitaux on en arrive à voir les États réduire leurs politiques économiques à une politique “d’attractivité” de leur espace économique national. Cette évolution amène une déconnexion entre État et économie nationale. Elle peut même aboutir à ce paradoxe que la santé des entreprises soit inversement proportionnelle à la dynamique sociale et économique d’un pays. La mondialisation vue à partir du versant des grandes entreprises multinationales semble donc synonyme de fin de l’économie nationale. La déconnexion entre économie et autorité politique semble consommée.
Pourtant, il faut éviter d’aller trop vite en besogne. Cette mondialisation en acte n’est pas un processus achevé et il faut se garder de confondre tendances, même lourdes, et résultats finaux. Non pas pour conjurer le malheur qui nous accable, à la manière de ceux qui sifflent dans le noir pour surmonter leur peur, mais bien, pour essayer d’entrevoir dans les diverses phases d’un tel processus de mondialisation, les champs d’une action possible.
Gouvernance mondiale ou nouvelle hiérarchie des États ?
L’un des aspects remarquables de la mondialisation actuelle, est que la concentration et la centralisation économiques ne s’accompagnent pas de l’émergence d’une forme étatique mondiale. Les processus de constitution des États nations et de leurs économies nationales respectives ont été en règle générale longs, complexes et souvent désynchronisés. On peut donc considérer que la mise en place de cette “gouvernance mondiale” prendra un certain temps.
D’un point de vue plus dynamique, ce retard est lourd de conséquences. Dans “l’entre-deux” que nous connaissons actuellement, les États nations voient leur légitimité contestée “par en bas” (par les biais : sociaux, culturels, ethniques, communautaires ...) et “par en haut”. Mais, face à ces mouvements, tous les États ne sont pas placés à la même enseigne.
Les institutions “para-étatiques” de niveau mondial qui se mettent en place (Fonds monétaire international, Banque mondiale, ...), les réseaux de décisions mis en place pour faire face aux conséquences dangereuses des fluctuations des marchés financiers assez violentes ces dernières années [35] les accords sur le commerce international (du GATT à l’OMC), .... ne possèdent aucune légitimité démocratique et sont loin de préfigurer une coopération harmonieuse entre États. Elles sont davantage des champs de forces, dominés par certaines puissances.
Cela a était clairement démontré, depuis l’éclatement de la “crise de la dette” des pays du Sud et l’interventionnisme des instances internationales dans les politiques économiques de ces pays. Aujourd’hui, cette logique s’étend à l’ensemble des régions du monde et les dernières négociations sur l’AMI [36] ont mis en évidence, une fois encore, le poids des USA. Même, le processus d’unification européenne progresse cahin-caha en fonction de la volonté qu’y mettent certains États membres et des paliers qu’ils décident de franchir ou pas. La mise en place, la gestion de ces différentes institutions supranationales et les politiques qui leur sont assignées sont le produit de l’action de certains États (et pas d’autres) qui continuent à jouer un rôle lorsqu’il s’agit de permettre à la mondialisation de l’économie de progresser avec le moins de heurts possibles.
En suivant Bernard Badie, [37] on peut même reconnaître que l’État nation n’est certes plus l’acteur souverain de son histoire. Mais, si la mondialisation a pour effet de faire émerger d’autres acteurs non étatiques (firmes globales, réseaux transnationaux, blocs religieux, institutions, ...) comme agents de la mondialisation, ceux-ci agissent aussi en interdépendance avec les États. Si le rôle de l’État se relativise, il ne s’évanouit pas, surtout pour les états dominants au sein de la Triade. Pour preuve : ce sont bien des accords interétatiques qui tentent de consolider des marchés régionaux et des accords d’intégration économique, autour du Japon, des USA (Alena) et de la Communauté européenne.
Et enfin, il ne faudrait pas oublier que les États continuent à accumuler des ressources financières et fiscales, à modeler les (dé)réglementations et à assurer une certaine légitimité sociale, même si cela est de plus en plus contradictoire et soumis à des contraintes financières redoutables. Et enfin, de manière évidement différenciée suivant les États, on ne peut perdre de vue qu’il est en dernière instance le seul à disposer des instruments de puissance militaire monnayables (et utilisables [38]) sur l’échiquier international.
Il faut donc être plus circonspect en examinant cette déconnexion entre l’État, l’économie nationale et son appareil productif et ne pas conclure, un peu vite, à la thèse de son impuissance. Il faut admettre, évidement, un changement profond des fonctions économiques dévolues à l’État [39] dans ce contexte d’internationalisation.
S’appuyant souvent sur les nombreux discours qui présentent la mondialisation comme une soumission intégrale et irréversible du politique à l’économique, les États exagèrent à l’envi cette soumission, en oubliant de souligner qu’ils sont non seulement consentants, mais également acteurs de celle-ci. Les rapports entre États et mondialisation relèvent davantage de la dialectique du maître et de l’esclave que de l’opposition irréductible.
Financiarisation de l’économie et crise des finances publiques
Un second phénomène - la financiarisation de l’économie - rendrait nos États incapables d’agir. Ce néologisme est souvent utilisé pour dénoncer la domination “des marchés financiers” dont les comportements spéculatifs seraient à l’origine d’une accumulation vertigineuse du capital-argent et d’une instabilité chronique. Leur “volatilité” permettrait aux capitaux de se soustraire à toute réglementation.
Si la dénonciation des effets sociaux d’un tel fonctionnement économique à toute notre sympathie ; pour que la critique porte, il faut au moins appréhender cette financiarisation dans sa genèse et dans ses fonctions par rapport à l’ensemble du capitalisme contemporain.
Un constat s’impose : la sphère financière (les actifs financiers : devises, obligations privées et publiques, actions et autres produits dérivés, ....) a connu une croissance très supérieure à celles des investissements, du Produit intérieur brut, et même des échanges commerciaux. Si la formation brute de capital fixe (investissement) a augmenté de 2,3 % en moyenne annuelle de 1980 à 1992, sur cette même période le taux de croissance du stock d’actifs financiers des entreprises privées fut de 6 %. Une estimation de cette croissance du stock des actifs financiers est donnée par le tableau 3. On remarquera d’emblée la part prise par les devises et la part des titres publics.
- Tableau 3. Croissance du stock d’actifs financiers 1980-1992 (en milliards de dollars US et en %).
- *montants nominaux réactualisés aux taux de change de 1992
CAM = Croissance annuelle moyenne en termes réels en %.
Source : McKinsey, 1994, cité in La mondialisation financière, p.25
Mais si le mouvement des stocks est tout à fait significatif, ce sont surtout les flux qui frappent les imaginations. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), en 1992, les marchés des changes (devises et produits dérivés [40]) ont connu un volume d’échanges s’élevant à 1.200 milliards de dollars par jour, soit 50 fois le volume journalier du commerce mondial.
Les origines d’un tel essor sont évidement multiples. Certaines sont “institutionnelles”, fruit de décisions politiques comme l’abrogation en août 1971 des accords de Bretton Woods [41], le passage à un régime de changes flexibles en 1973, la libéralisation des capitaux de la première moitié des années 80. D’autres sont plus “techniques” comme l’irruption des effets des dettes publiques et des fonds de pension sur un marché de plus en plus déréglementé.
Sans oublier les politiques économiques. Les solutions mises en place pour affronter la crise économique des années septante ont combiné à la fois des politiques d’austérité (réduisant les salaires et déconnectant leur progression des gains de productivité croissants) et des politiques d’endettement pour maintenir, malgré tout, les débouchés.
Durant les années Reagan, les USA se sont ainsi payés une véritable croissance à crédit : déficit budgétaire interne et déficit commercial. Cette situation a été rendue possible par l’afflux de capitaux japonais (et allemands) vers les USA. Mais ce financement du déficit américain a entretenu des taux d’intérêts élevés, ce qui dans un système de moins en moins réglementé n’ pu qu’avoir des effets cumulatifs. A moins de viser l’autarcie, aucun pays ne peut plus exercer une pression à la baisse sur ces taux d’intérêts, sous peine de provoquer une fuite de capitaux. Si les USA ont enclenché le mouvement et lui ont donné par la masse des capitaux sa dynamique initiale, les autres pays riches, n’y ont pas échappé. Pour les pays du G7 (USA, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Canada, Italie), le poids de la dette publique s’est fortement accru pour représenter 64,3 % en moyenne durant la première moitié des années nonante. Le tableau 4 donne une évolution pour l’Europe.
- Tableau 4. Évolution des finances publiques (sens large) de l’Union européenne
- *Taux nominaux, en francs courants
Source : Économie européenne, cité par Dominique Philon,
In La mondialisation financière, op. cit., p. 105.
La croissance de la dette publique s’accompagne alors d’une croissance des opérations sur les titres de cette dette, créant un véritable appel d’air sur les marchés de capitaux. Alors que le volume journalier des opérations sur titres était de 13,8 milliards de dollars en 1980 aux USA, ce chiffre est passé à 119,6 milliards en 1993. Pour le Japon les montants sont respectivement de 1,4 et 57, 6 milliards. Pour la France le volume était de 0,2 en 1985, il est passé à 28,1 milliards. Dans le Tiers-monde, les prêts consentis, qui provenaient en grande partie du recyclage des pétrodollars, vont voir leurs charges s’accroître jusqu’à les mettre en cessation de paiement. Le Mexique, ayant emprunté à 6 ou 7 % pour ses équipements pétroliers s’est vu contraint à des remboursements de 17 ou 18 % enclenchant ainsi un effet boule de neige et la crise de la dette des années 80. [42]
A la déréglementation et à la croissance des déficits publics, il convient aussi d’ajouter les stratégies d’acteurs privés, les fameux “investisseurs institutionnels”. A côté des banques et des sociétés classiques de Bourse arrivent aussi des institutions privées, en majorité d’origine anglo-saxonne, que sont les fonds privés de pensions [43] ou d’investissements collectifs comme les SICAV, les compagnies d’assurances, etc....
Ces investisseurs sont à la tête d’énormes stocks d’actifs qu’ils gèrent avec le seul souci de la croissance de leurs portefeuilles. Ils adoptent des stratégies de valorisation à très court terme et contribuent ainsi à la “volatilité” des marchés. Le krach boursier de 1987 aurait techniquement été déclenché par Fidelity, fonds de placement américain, ayant mis en vente d’un seul coup 600 millions d’actions d’une valeur de un milliard de dollars, pour se placer dans une position plus liquide. De nombreux épisodes semblables ont émaillé les mouvements boursiers et monétaires des dix dernières années. Pour donner une idée de l’ordre de grandeur des actifs en jeu, quelques données figurent au tableau 5
- Tableau 5. Actifs des investisseurs institutionnels (quelques pays de l’OCDE) (en milliards de dollars)
- Source : Rapport FMI 1995, p. 166.
Outre le volume des actifs, leur composition influence le fonctionnement économique. Ceux-ci se répartissent, et de manière parfois fort différente suivant les pays, entre liquidités (devises), obligations (dont une bonne part d’obligations d’Etat), biens et propriétés (très peu), actions et enfin prêts. La part des actions est en général élevée [44] de telle sorte que ces fonds peuvent devenir des actionnaires de référence ou majoritaires de groupes industriels ou financiers. Le premier actionnaire de Général Motors (premier groupe mondial) est le Fonds de pension des enseignants du Michigan. En France, le groupe d’assurance UAP est l’actionnaire principal du géant bancaire Suez avec 6,9 %, mais le TIAA (Fonds de pension des enseignants américains) et un autre fonds américain détiennent ensemble : 16 % ! [45]
Le “court-termisme” de ces acteurs peut donc influencer les politiques économiques par ses retombées au niveau de la monnaie (marché des devises), de la politique budgétaire (titres de la dette) et y compris influencer les stratégies et les ancrages des groupes industriels ou bancaires. Si l’opinion publique est souvent frappée par l’aspect “casino” du fonctionnement des marchés où opèrent de tels acteurs, il ne faut pas pour autant accréditer l’idée que cette sphère financière serait complètement déconnectée de l’économie réelle.
Économie réelle versus économie financière
La scission entre économies réelle et virtuelle n’est pas fondée ni en théorie, ni dans les faits. La croissance de la sphère financière ne peut se déduire simplement d’une préférence du capital-argent pour la spéculation. Bénéficiant de taux d’intérêts élevés et de profits financiers considérables, le capital-argent circulerait dans cette bulle financière et s’y accumulerait dans une sorte de mouvement perpétuel.
Il est pourtant impossible de faire abstraction du fait que la sphère financière se nourrit de la richesse créée par l’investissement et la mobilisation de la force de travail. Les capitaux, dont les opérateurs financiers assurent la mise en valeur par des placements financiers, leur répartition en différentes formes (actions, obligations, devises et autres titres), sont nés invariablement dans la sphère de la production et ont commencé par prendre la forme de revenus constitués à l’occasion de la production et de l’échange de marchandises et de services. La part de ces revenus transférés vers la sphère financière va croissant et les chemins de ces transferts deviennent de plus en plus multiples, mais cela n’infirme pas ce postulat de départ. C’est seulement dans la phase qui suit ce transfert, que plusieurs processus de valorisation largement fictifs [46] peuvent se mettre en place à l’intérieur du champ clos de la finance.
Un de ces mécanismes de transfert de l’économie réelle vers la sphère financière a déjà été évoqué ci-dessus : la dette publique. Bien sûr, il s’agit par le biais des charges de la dette d’une ponction sur les revenus de l’État. Mais ceux-ci sont aussi le produit d’une politique monétaire et fiscale bien déterminée : une réforme fiscale (et budgétaire) favorisant les revenus du capital au détriment de ceux du travail. Ce qui constitue bien un transfert de revenus issus de la production de biens et de services vers des catégories de la population dont le niveau de revenu permet non seulement un certain type de consommation, mais aussi une participation à cette accumulation financière par leur placement. L’avantage, que retirent certaines catégories de la population d’une politique fiscale avantageuse pour les revenus de la propriété, dans un contexte d’austérité budgétaire, alimente des fonds de placements ou de pension, qui, à leur tour, vont exiger pour les titres de la dette publique qu’ils détiennent un intérêt relativement élevé. [47]
On retrouve également la trace de ces transferts de l’économie productive vers la sphère financière en examinant l’activité des firmes multinationales. Le rapport des Nations Unies (CNUCED) en dénombre 380 000 à travers le monde contrôlant quelque 270 000 filiales à l’étranger. Les 200 premières réalisent un chiffre d’affaire équivalent à un quart de la production annuelle mondiale. Le chiffre d’affaires de General Motors est équivalent au PNB du Danemark, celui de Toyota supérieur à celui du Portugal.
Les comportements stratégiques de ces groupes se veulent globaux. Ils se caractérisent par au moins trois volets : productif, stratégique et financier :
• la mise en place de système de production flexible, à haute productivité et qui économise au maximum la main-d’œuvre. La production du groupe est organisée en réseau, avec ses sous-traitants satellites à qui le groupe impose ses prix, ... Les spécialistes de l’économie industrielle appellent cette méthode : “chaînes de valeur”. Dans un contexte de crise de débouchés et où la crise de surproduction menace constamment, l’extraction de plus-value se fait méticuleuse et la chasse aux coûts est permanente.
• le développement d’un système d’alliances et d’ententes entre groupes, aux fins de faire face à des coûts exorbitants de recherche-et-développement conduit à la nécessité de saisir rapidement de nouvelles opportunités ou de se défaire rapidement de certaines activités.
• la nécessité de gestion centralisée des trésoreries (aux liquidités énormes) [48] et la possibilité d’en obtenir des revenus substantiels font que ces activités financières acquièrent une importance croissante dans les résultats finaux. En gérant leur caisse, en couvrant les fluctuations des taux de change ou encore en compensant les réductions de marges que les directions commerciales concèdent face à la concurrence, ces grandes entreprises multinationales “industrielles” deviennent à leur tour des agents de la financiarisation.
La nouveauté n’est pas la coexistence d’activités productives et d’activités financières dans un même groupe. Mais bien que les clivages entre ces deux pôles sont de moins en moins marqués et que cette interpénétration croissante conduit à la subordination du système productif à la logique envahissante des stratégies financières.
Dans ces deux cas, celui de la dette publique et celui de la subordination du pôle productif au sein des grands groupes multinationaux, on trouve les sources de ces multiples ruisseaux de valeurs qui font les grandes rivières des profits financiers.
Fractionnement de l’économie mondiale, fractionnement des sociétés
Le concept de mondialisation tente d’accréditer l’idée d’un modèle économique en voie d’extension à l’échelle planétaire. Si tout le monde n’y est pas encore, ce n’est qu’une question de temps et de volonté d’adaptation. Hélas, cette vision idéologique ne recouvre pas la réalité. Il convient de souligner que l’évolution actuelle du capitalisme est aussi un processus de fragmentation et de dislocation.
Nous avons déjà signalé que la restructuration par centralisation et concentration des capitaux privilégiait les trois pôles de la Triade. Ce mouvement aboutit à une restructuration verticale de l’économie-monde autour des USA, de l’Europe et du Japon. On voit ainsi réapparaître, au cœur même de la mondialisation, des zones de division internationale du travail tendant à une cohérence autour d’un pôle économique dominant. [49] Certains auteurs soulignent d’ailleurs que le véritable objet de la mondialisation serait la continentalisation des économies, [50] ou plus exactement leur intégration au travers de vastes espaces régionaux, polarisés par une économie dominante. C’est ainsi que les USA ont conclu non seulement un accord avec le Mexique et le Canada (Alena) en 1994, mais également un accord regroupant les deux Amériques (Processus de Miami) en 1994 et un accord de coopération Asie - Pacifique (Apec) en 1989. On pourrait placer les discussions sur l’élargissement en cercles concentriques de l’Union européenne autour de la zone Euro dans le même cadre.
A cette structuration “autour des riches” s’ajoute une polarisation plus globale entre le Nord et le Sud (plus une grande partie de l’Est). Pour la plupart des pays du Sud, les programmes d’ajustements, imposés par la Banque mondiale et le FMI dans le cadre de la crise de la dette ou comme conditions de toutes formes d’aide, ont constitué une forme très moderne et efficace de recolonisation pure et simple. Pour certains d’entre eux, l’expression “les naufragés de la planète” est d’application. Quant à ceux qui ont été présentés en modèles - les pays du sud-est asiatique -, la crise récente est là pour montrer toutes les limites du “miracle asiatique”. En les forçant à ouvrir largement leurs frontières et à donner priorité absolue aux exportations, la plupart des pays du Sud se sont éloignés des possibilités de développement. Non seulement, ce “tout-à-l’export” conduit à bloquer le développement du marché intérieur par une politique de bas salaires, mais elle implique la déstructuration des secteurs traditionnels de ces économies, l’exode rural et l’épuisement des ressources.
Et enfin, il faut prendre en compte non plus seulement des axes de fragmentation géographiques, mais également sociaux. Le modèle qui s’est mis en place sous le vocable d’austérité dans les pays du Nord dans les années 80 est généralisable à l’ensemble de l’économie mondiale. Ce modèle néolibéral qui maintient tendanciellement la masse salariale bloquée, écarte les salariés de la hausse de productivité, et affecte une part croissante du revenu national aux revenus de la propriété a comme conséquences connues le chômage et la stagnation de la demande intérieure. Mais étant donné la durée dans laquelle il s’est installé, il provoque des phénomènes d’appauvrissement et de polarisation sociale. Plus marqués au Sud, ils n’en sont pas moins tout à fait graves dans le Nord. L’ensemble des données pour les pays occidentaux sont convergentes, une part croissante de la population se rapproche du seuil de la pauvreté, l’accès au logement, à l’enseignement et à la santé devient problématique. [51]
Ce dernier aspect est crucial, car les effets sociaux minent la légitimité démocratique des États nations. Si durant des années, ils ont pu invoquer la dure réalité de l’adaptation aux exigences de la mondialisation de l’économie, aujourd’hui la situation s’inverse. La masse des laissés pour compte, les fameux exclus et une proportion grandissante “d’inclus inquiets et précaires” se demandent si ces sacrifices servent à quelque chose. La désaffection vis-à-vis du politique, la crise de perspective syndicale trouvent là une de leurs sources. Il est tout à fait frappant de constater, dans un pays comme la France, comment les mouvements de chômeurs, de sans abri, ou des enseignants invoquent non seulement une amélioration de leur situation, mais le retour aux principes même de la République, signifiant par là qu’elle a perdu sa dimension sociale.
Dans les hautes sphères, cette fragmentation sociale et ses conséquences inquiètent. Les responsables du Forum de Davos l’ont d’ailleurs très bien exprimé en ces termes : ”Les opinions publiques dans les démocraties industrielles ne se satisferont pas encore longtemps d’articles de foi sur les vertus et les futurs bénéfices d’une économie mondialisée. Il est urgent d’agir.” [52] Mais les inquiétudes et les déclarations de circonstance sont une chose, la volonté et la capacité d’agir de ceux qui sont les instigateurs du modèle actuel en est une autre.
En conclusion
Affronter la mondialisation, c’est avant toute chose affronter son évolution contradictoire. Comprendre, que celle-ci n’est pas un phénomène d’homogénéisation irréversible, mais plutôt une nouvelle structure polarisée de l’économie capitaliste est, déjà un grand pas pour sortir du fatalisme du “tout au marché”. Le système économique actuel ne peut acquérir une légitimité sociale à long terme dans aucune partie du globe, dans la mesure où les conditions mêmes de son efficacité sont d’exclure la majorité de l’humanité de ces retombées positives. Le capitalisme en voie de mondialisation est en train de redevenir ce qu’il a toujours été : socialement inégal, porteur de mécanismes d’accumulation dangereux [53] et disposant d’une légitimité sociale restreinte.
Cette évolution mine non seulement les acquis sociaux et les modèles de régulations antérieurs du Nord, elle bloque également les possibilités de développement de zones entières au Sud et à l’Est. La fracture sociale est planétaire. Dans ce processus, il ne faut cependant pas dédouaner trop vite les États, ceux-ci ne sont pas de simples victimes. En fait, le néolibéralisme a profité de la crise et de la mondialisation pour modifier le rôle économique de l’État et non pour le faire disparaître. La révolution néolibérale était éminemment politique avant d’être économique.
Regarder la mondialisation en face ne suffit évidemment pas. Il convient aussi de réfléchir aux pistes qui permettraient de redonner force aux politiques économiques et de se défaire d’un certain fatalisme. Même si le chemin est difficile, il convient de se positionner à trois niveaux.
• La rupture au niveau de chaque État des logiques néolibérales. Il s’agit de donner un prolongement politique à trois axes revendicatifs tels qu’ils se dégagent des différents mouvements sociaux ces dernières années. La question de l’emploi avec en son centre la réduction généralisée du temps de travail, le rééquilibrage des politiques d’austérité budgétaire par une fiscalité des revenus du capital et la prise en compte de la logique des besoins sociaux, par le biais du maintien des services publics, la prise en compte des secteurs du non-marchand ou de l’économie sociale. L’enjeu étant ici de retrouver une dialectique entre le social et le politique, qui a été annihilé par la vague néolibérale. Cette proposition ne doit pas être identifiée à un retour possible vers un État-providence-national. Outre, que ce chemin impliquerait des politiques protectionnistes, dont on peut faire avantageusement l’économie dans le cadre européen, il nécessiterait un repli nationaliste des plus dangereux. La seule issue est d’agir simultanément au niveau international et en premier lieu européen.
• La question de l’Europe est ici centrale : on peut même affirmer qu’elle constitue le grand échec de la gauche des années 80-90. Alors que l’intégration européenne a toujours été présentée comme la voie royale pour affronter les problèmes économiques et sociaux et en quelque sorte constituer une réponse “originale” aux défis de la mondialisation, l’unification actuelle exacerbe les conséquences de la mondialisation. La frénésie libre-échangiste et néolibérale de l’ancien président du SP, le commissaire Van Miter, est là pour en témoigner. Plutôt que d’attendre indéfiniment que soit joint aux traités actuels un codicille social, il faut promouvoir l’extension au-delà des frontières des différents mouvements sociaux, pour leur donner une lisibilité et une force d’emblée européennes. Mais il est indispensable que ces mouvements sociaux agissent en vers leurs États pour qu’ils modifient leur politique européenne respective. Les axes principaux sont ceux déjà cités pour le niveau national, auxquels il conviendrait d’ajouter d’emblée ceux liés à la coopération internationale afin que l’Europe se positionne différemment vis-à-vis des pays du Sud et de l’Est, ainsi que des autres “blocs” économiques. L’enjeu est de taille, puisqu’il consiste à reconquérir une légitimité pour l’unification européenne au-delà et malgré Maastricht.
• La prise en compte des questions d’intérêt universel. La mondialisation n’est pas seulement économique ; de nombreux champs de l’activité humaine se sont mondialisés et supposent donc des réponses planétaires. Mais si les solutions ne peuvent plus être nationales, ni même continentales, il faut bien spécifier ce que l’on entend par une “nouvelle gouvernance mondiale”. Actuellement, deux scénarios tout aussi dangereux l’un que l’autre sont à l’œuvre. Le premier est celui qui sous couvert du grand “laissez-faire” néolibéral voit se constituer une sorte de gouvernement “invisible”, en bref : les ententes et le lobbies des grands groupes multinationaux. Le second est la multiplication des conférences et organisations mondiales qui reproduisent en leur sein la hiérarchie et les rapports de force entre États, ce qui bloque toute solution effective des problèmes. [54] Le scénario alternatif qu’il convient de proposer vise à combiner d’emblée avec plus de ténacité les niveaux mondiaux et nationaux. Il faut à la fois promouvoir des réseaux mondiaux de solidarité et de lutte sur toutes ces questions, permettre aux organisations de la société civile mondiale de se saisir des débats et d’intervenir à l’échelle planétaire, et il faut agir sur ces mêmes questions, mobiliser et obtenir des résultats au plan national. A titre d’exemple, pour s’opposer au traité AMI, il convient non seulement d’utiliser tous les forums et réseaux qui luttent pour un commerce équitable et une économie plus solidaire, il faut également que ces accords soient bloqués au niveau de chaque État, et en premier lieu au Nord.
Affronter la mondialisation, c’est donc aussi revenir à une certaine dialectique du mouvement social et de l’action politique. Ce qui suppose non pas de concevoir l’État comme le sauveur suprême, capable de protéger ou de développer l’économie nationale, mais bien comme un nouvel enjeu. Un enjeu vers “le bas”, celui d’une nouvelle cohésion sociale et un enjeu vers “le haut” ouvrant sur des solutions internationales, voire mondiales.
Peut-on concevoir que des forces politiques réformistes abandonnent leur vision “adaptative” à la mondialisation et se fassent le relais des revendications et mouvements sociaux ? Comment l’émergence de partis verts peut-elle contribuer à dégager une alternative même partielle ? Peut-il y avoir renaissance de courants plus radicaux ? Ces questions, comme bien d’autres, restent ouvertes. La crise de l’État-providence qui est aussi une crise de la représentation politique et une crise des grandes organisations ouvrières et sociales peut être l’occasion de bousculer des stratégies anciennes. Savoir si cette occasion sera saisie, et par qui, est une autre affaire.