En 1995, avec la signature du « nouvel agenda transatlantique » l’Union européenne et les Etats-Unis décidaient de négocier entre eux un grand processus de rapprochement. Leur objectif était alors d’opérer une harmonisation (voire une fusion) de leurs politiques, sécuritaires et commerciales notamment. En quinze ans, cet agenda a connu des fortunes diverses, marqué par des ralentissements et des accélérations sans toutefois connaître une remise en question par quelque pouvoir que ce soit. Le projet poursuit donc son chemin. Et il nous semblait opportun de voir où nous conduit ce chemin.
Des valeurs communes pour un marché commun
Contrairement à une idée fort répandue, le marché n’est ni un phénomène naturel, ni un processus exclusivement économique. Pour créer un marché entre deux entités politiques différentes, il ne suffit pas de supprimer taxes et droits de douane aux frontières. Il faut aussi, et surtout, que les fondateurs du marché concerné s’entendent sur un rapprochement des règles et méthodes de fonctionnement.
Prenons un exemple : imaginons que nous souhaitions créer un marché commun avec un pays asiatique où le chien est considéré comme une denrée alimentaire. Serions-nous d’accord d’importer dans nos boucheries et magasins de la viande canine ? Cette éventualité lancerait très probablement un large débat de société. Et au centre de ce débat ne figurerait pas l’aspect économique, mais bien la valeur que nous attribuons au chien : animal de compagnie ou viande d’abattoir ?
Ce qui, dans notre exemple, est vrai avec le chien l’est tout autant pour chaque type de biens et services. Dans chaque cas, nous sommes en droit de nous poser une série de questions, parmi lesquelles on peut citer à titre d’exemples :
quelles normes de sécurité retenir pour les jouets que nous donnons à nos enfants ?
quels critères sanitaires considérons-nous valables pour la mise sur le marché de denrées alimentaires ?
quel composant chimique, potentiellement nocif pour la santé, estime-t-on acceptable dans nos champs, nos nappes phréatiques et nos consommations ?
quelles contraintes et contrôles veut-on mettre en œuvre en matière de rejets polluants ?
quelles règles de sécurité doit-on fixer sur les lieux de production ?
qu’est-ce qui peut être objet de commerce, et qu’est-ce qui n’est pas commercialisable ?
etc.
L’ensemble de ces questions (et bien d’autres) est, sans que l’on en soit conscient, traité au quotidien. Et cela doit nous faire comprendre qu’un marché, pour fonctionner, a besoin de valeurs communes qui organisent et soudent les personnes, ainsi que les institutions et entreprises (publiques ou privées) qui en font partie.
On se rend compte alors que l’idée reçue selon laquelle un marché est quelque chose d’essentiellement économique est fausse.
Nos personnalités ne sont pas monolithiques mais plutôt multi facettes : notre vie privée, notre situation professionnelle, nos amis, nos hobbys, nos passions, nos envies, nos besoins, nos désirs, nos sensibilités, nos aliénations diverses, … tout cela contribue à façonner notre personnalité. Personnalité dans laquelle nous sommes, tour à tour, consommateurs, travailleurs, citoyens, … voire producteurs et investisseurs. Avec, à la clé, des préoccupations à chaque fois différentes.
Ainsi, une même personne :
veut gagner le plus gros salaire possible (et payer le minimum d’impôt) ;
en cas d’accident, elle souhaite être pleinement indemnisée (même si elle a contribué le moins possible à la solidarité) ;
si elle cotise dans un fonds de pension privé, c’est pour obtenir une amélioration future de ses revenus de retraitée (même si ce faisant, elle alimente un réseau de pouvoir financier qui investit les entreprises, privilégie la rentabilité, détériore les conditions de travail et exige souvent des restructurations sociales importantes) ;
en faisant ses courses, elle souhaite payer les prix les plus bas possibles (même si pour cela, il faut que les caissières soient payées au minimum ou que les produits achetés soient fabriqués par des enfants).
Nous sommes ainsi imbriqués dans des logiques multiformes qui finissent par nous dépasser et dans lesquelles nous ne mesurons plus du tout notre rôle, notre identité, notre relation aux autres, ni même le sens de notre vie. Et ce faisant, insidieusement, nous participons à notre perte collective.
Revenons alors au marché, et aux diverses valeurs dont il peut être porteur. Lorsque deux entités politiques cherchent à créer un marché commun, l’essentiel de leurs discussions ne porte pas sur l’économique mais plutôt sur le législatif, l’éthique et la morale qu’ils doivent standardiser pour créer des règles du jeu communes.
Il y a marché et marché …
Selon les valeurs que l’on souhaite privilégier, un marché sera sensible ou non à différents types de préoccupation. Ainsi, par exemple :
un marché basé sur une totale démocratie aurait pour principe que toute production devrait, au préalable, avoir reçu l’aval des citoyens (directement ou indirectement) pour se retrouver sur le marché ;
un marché guidé par des valeurs écologiques privilégierait les productions locales, bannirait les produits toxiques, pénaliserait l’agroalimentaire industriel au profit de petites exploitations familiales, et conditionnerait le développement d’une activité économique à des études d’impact portant sur toute la filière de production afin de minimiser les nuisances environnementales ;
un marché soucieux des droits de l’homme ne tolérerait pas des firmes qui soutiennent une dictature, une guerre ou qui aurait des pratiques engendrant des effets négatifs pour l’homme ;
un marché privilégiant la liberté d’entreprendre privilégierait la libre-circulation des capitaux, des entreprises, des biens et des services, tout en favorisant la mise en concurrence des travailleurs ;
enfin, dernier exemple, un marché privilégiant des objectifs de bien-être pour les travailleurs pénaliserait les entreprises les moins regardantes quant aux conditions de travail de leurs salariés.
On sait à présent qu’un marché est ouvert sur de multiples possibilités. On sait par ailleurs que l’UE et les USA ont pour objectif de créer, d’ici 2015, un grand marché transatlantique. Pour savoir où cela nous emmène, il est alors intéressant, d’observer les « valeurs communes » qui formeront la base du marché que les deux puissances sont en train de négocier.
Petit abécédaire des sigles transatlantiques … |
Pour vous aider à vous y retrouver dans les paragraphes qui suivent, voici le rappel des abréviations utilisées (l’explication de fond étant donné dans le texte).
Instances purement politiques : CET : Conseil Economique Transatlantique TAID : Dialogue TransAtlantique de l’Investissement Lobbys transatlantiques liés à des intérêts particuliers :
TACD : Dialogue TransAtlantique des Consommateurs TAED : Dialogue TransAtlantique de l’Environnement TALD : Dialogue TransAtlantique des Travailleurs |
Le CET et les dialogues transatlantiques
Afin de s’accorder sur des valeurs communes, les deux puissances ont créé le Conseil Economique Transatlantique [1] (CET) qui a pour tâche de faciliter l’intégration économique, notamment par un dialogue permanent avec la société civile.
Par société civile, les Etats-Unis et l’Union européenne entendent des « groupes d’intérêts » (les lobbys) qu’ils ont officiellement reconnus et institutionnalisés sous le nom de « Dialogues Transatlantiques ». Ces Dialogues sont organisés de façon thématique (organisations de consommateurs, associations de défense de l’environnement, syndicats de travailleurs, entreprises multinationales, …), et visent à créer un lieu d’échange, de réflexions et de propositions vers le monde politique.
Cependant, on doit bien faire le constat que certains « Dialogues » sont beaucoup plus présents et écoutés que d’autres. Il n’y a dès lors par un véritable équilibre dans la structure institutionnelle mise en place par les deux partenaires.
Équilibre et poids des Dialogues
L’inégalité des Dialogues se traduit tout d’abord par des inégalités de droit à exister.
Ainsi, par exemple, le Dialogue TransAtlantique des associations de défense de l’Environnement (TAED) n’a connu, dans les faits, qu’une très courte existence. Lancé en 1998, le TAED constituait aux yeux du Gouvernement des Etats-Unis une opportunité pour influencer la Commission européenne et déréguler certaines « entraves » pesant sur les entreprises (l’Union européenne ayant des exigences environnementales supérieures aux Etats-Unis). Cependant, les ONG américaines et européennes ont pris appui sur la Commission européenne pour faire pression sur le Gouvernement américain, qui n’a guère apprécié, estimant les prises de position du TAED trop critiques à l’égard des entreprises américaines et du monde des affaires en général. En novembre 2000, sous son impulsion, les deux puissances retirent leur soutien au TAED, mettant ainsi fin à ses activités.
Second niveau d’inégalité : les autorités américaines et européennes accordent une légitimité plus grande à certains Dialogues.
Ainsi, les négociations pour un grand marché transatlantique se négocient au sein du Conseil Economique Transatlantique. Or, si les Dialogues des organisations de défense de consommateurs et des dirigeants d’entreprises multinationales y jouent depuis plusieurs années un rôle de conseiller officiel, le Dialogue TransAtlantique des Travailleurs (TALD) a longtemps été laissé de côté. En 2007, ce dernier adressait une première requête pour être traité à égalité avec les Dialogues des consommateurs et des patrons, c’est-à-dire être reconnu comme conseiller officiel du CET. Ce fut peine perdue, le gouvernement Bush ne voulant pas des syndicats de travailleurs dans les négociations économiques. Une seconde demande fut adressée en mars 2009, tant à la Commission européenne qu’au nouveau gouvernement Obama. Soutenu côté européen à la fois par le Parlement et le Comité économique et social de l’UE [2], cette demande a reçu une réponse mitigée : officiellement, le TALD ne fait toujours pas partie des experts reconnus du CET ; mais il a néanmoins été invité à prendre la parole (et ses conclusions ont été intégrées aux travaux) lors de la dernière réunion du CET, en octobre 2009.
Malgré ce premier pas en faveur d’une possible intégration future du TALD dans les experts du CET, deux Dialogues restent donc prééminents dans les négociations économiques : le Dialogue TransAtlantique des Consommateurs (TACD) et le Dialogue TransAtlantique du Business (TABD).
Remarquons tout d’abord que les acteurs participant à ces deux Dialogues diffèrent autant l’un de l’autre -par leurs moyens d’action financiers et humains- qu’un enfant placé sur un ring face à un boxeur poids lourd. Côté consommateurs, on trouve en effet des associations européennes et américaines le plus souvent nationales [3], et plus rarement internationales. Par contre, le TABD regroupe des multinationales étendant leur influence à la planète entière [4], parfaitement organisées et présentes auprès de toutes les sphères de pouvoir.
Ce déséquilibre initial est aggravé par le fait que les recommandations des milieux d’affaires transatlantiques font l’objet de beaucoup plus d’attention politique que celles des consommateurs. Ainsi, selon le TABD, nombreuses sont ses priorités politiques qui ont été adoptées officiellement par les deux puissances en 2007 [5].
Prenons, à titre d’illustration, la décision du CET de créer en 2007 un Dialogue Transatlantique sur l’Investissement (TAID). Réservé aux responsables politiques européens et américains, ce Dialogue vise exclusivement à libéraliser les obstacles aux investissements. Et, de l’aveu même d’un de ses participants, il définit ses priorités … sur base des demandes du secteur privé [6] ! A ce titre, il s’inscrit directement dans la ligne politique de l’OCDE et du FMI, qui considèrent que tout investissement est bon en soi, sans jamais s’interroger sur d’éventuels impacts (sociaux, environnementaux, …) négatifs générés par les activités commerciales.
Pourtant, ces impacts négatifs existent lorsqu’on laisse place aux seules valeurs des firmes privées. En témoigne le débat autour de la propriété intellectuelle, où les points de vue des milieux d’affaires et des consommateurs divergent :
la priorité du TABD est de contraindre tous les Etats à reconnaître le « droit » à la propriété intellectuelle, de manière à alimenter les bénéfices des entreprises ;
le TACD (et plus particulièrement son Comité sur la Politique en matière de Propriété Intellectuelle) s’oppose à ce point de vue qui, dans le domaine médical par exemple, empêche la production de médicaments génériques et méprise la liberté d’accès aux soins médicaux [7] ;
Lors d’une récente discussion à l’OMS [8], la position des USA et de l’UE fut très claire : hors de question pour les deux puissances de suivre la demande de certains pays pauvres, et du TACD, de limiter l’usage des brevets commerciaux afin de garantir aux populations un plus grand accès aux médicaments de base. Confrontées à la demande de prise en compte de l’intérêt général, les deux puissances ont nettement marqué leur préférence pour l’intérêt particulier et la logique lucrative du TABD : le profit privé avant le bien-être public … [9]
Conclusions
Accorder un maximum de libertés économiques aux entreprises et aux investisseurs constitue une entrave aux droits des populations à jouir de certains biens et services fondamentaux. D’autre part, la liberté de déposer des brevets implique un arsenal de mesures législatives et répressives permettant de poursuivre, voire condamner, tout contrevenant.
A partir de ces faits, nous pouvons mettre en évidence deux principes relatifs aux libertés économiques :
1. quand certains gagnent, d’autres perdent,
2. pour être applicables, les « libertés » nécessitent des contraintes sous forme de lois, des organes de contrôle et un arsenal répressif.
Ainsi, la liberté marchande des uns implique le contrôle et la sujétion des autres.
Rappelons encore une fois qu’un marché n’est jamais naturel, il se construit sur des valeurs que nous décidons (ou qu’on nous impose) de partager.
Dans la « logique » transatlantique, les préoccupations marchandes et commerciales sont premières et influencent nos valeurs communes. Le marché transatlantique tel qu’il se construit accordera de plus en plus de droits aux multinationales, tout en les soumettant à de moins en moins d’obligations. A l’inverse, si nous ne remettons pas en cause cette « logique », alors nos vies et nos pensées seront envahies par les valeurs du libéralisme commercial, à savoir : compétition, individualisme, concurrence et accumulation, rationalité, polyvalence, flexibilité, utilité et rentabilité.
Exit les idéaux de solidarité, d’entraide et de bien-être qui ont permis aux générations précédentes de connaître une qualité de vie partagée. En route pour un monde où la fantaisie, le désir, l’amour, le plaisir ou l’acte gratuit se trouveront réduits à une portion congrue.
Loin de n’être qu’une logique économique, le marché transatlantique nous pousse vers une rupture anthropologique, vers un changement radical dans la manière de nouer des relations humaines. Coincée entre le retour d’une organisation du travail oppressante [10] et la peur grandissante de perdre sa place, notre relation à l’autre sera de moins en moins considérée sous l’angle de la richesse et de l’échange, et de plus en plus sous l’angle de l’utilité que l’autre peut procurer à notre statut dans la société. Dans cette rivalité perpétuelle sans plus d’objectifs communs pour nous guider, « l’autre » deviendra un danger permanent.
Mais finalement, à force d’accepter un monde dévalorisant à ce point les valeurs humanistes, ne sommes-nous pas en train de nous éloigner de nous-mêmes ?