Basé sur un exposé présenté lors d’une conférence en mai 2011 au Parlement européen, Stephen Bouquin, professeur de sociologie du travail à l’Université d’Évry-Paris, nous livre un plaidoyer pour un salaire minimum européen et des critères de convergence sociale, sans lesquels le modèle social européen menacerait d’être emporté.
L’Europe se dirige à grande vitesse vers une deuxième édition de la crise financière. Il faut encore une fois sauver la Grèce de la « faillite » et, encore une fois, cela s’accompagne de coupes et de privatisations généralisées. Quel est le lien entre la crise des finances publiques en cours et le développement d’une main-d’œuvre à faible coût ? À première vue, il n’y en a aucun. Logiquement, le contrôle de la dette publique nécessite seulement une « consolidation fiscale » (novlangue pour austérité). Mais certains pensent le contraire. Lorsque le gouvernement irlandais a reçu à Dublin la visite de la troïka (BCE, FMI et Commission européenne) pour négocier une aide de 80 milliards, il ne comprenait que trop bien pourquoi. L’Irlande a eu le choix entre une aide financière avec des taux d’intérêt élevés ou des taux moins élevés en contrepartie de changements structurels comme la réduction du salaire minimum de 8 à 7 €/heure. Dans les négociations actuelles avec la Grèce la discussion sera la même : de l’argent frais à de meilleurs taux en échange d’une réduction de 100 € du salaire minimum (de 680 € à 580 €).
Désert (ification) social(e)
Le problème de la dette est donc traité par l’austérité et des attaques ouvertes contre le niveau de vie, dont des réductions du salaire minimum. La même voie sera empruntée dans les pays de la zone euro ayant une dette moins élevée. En Allemagne, une partie croissante de la main-d’œuvre travaille sans salaire minimum tandis que de nombreux autres salaires sectoriels stagnent [1]. Une telle évolution ne peut avoir qu’une seule traduction sociale : l’appauvrissement général de la population active. Les chiffres sont d’ailleurs évidents : dans tous les pays de l’UE, la part des salaires dans la valeur ajoutée [2] est passée en trente ans de 75 % à 56 %. Le capital s’approprie donc une part croissante du gâteau (la « valeur ajoutée ») [3]. Si l’on observe la répartition du revenu national, le revenu provenant de l’emploi dans les pays européens a baissé en moyenne de 12 points alors que les revenus des placements financiers ont augmenté proportionnellement [4]. Cela montre que l’appauvrissement des uns fait l’enrichissement des autres.
On connaît aujourd’hui les causes de cet appauvrissement de la classe salariée :
le pouvoir de négociation des syndicats s’est affaibli à la fois dans les entreprises et dans la société globale ;
les nouvelles règles de dialogue social (comme la norme salariale en Belgique) rendent plus difficile l’obtention d’augmentations de salaire ;
la compétitivité des entreprises sert de ligne directrice pour déterminer la marge salariale pour laquelle la croissance de la productivité sert de mesure.
Déséquilibre dans la répartition des richesses
Tout cela signifie non seulement que les salaires stagnent et se traînent même en clopinant derrière la croissance de la richesse mondiale. En d’autres termes, c’est une croissance boiteuse. En fait, la masse salariale est le seul paramètre encore utilisé par les gouvernements (qu’ils soient de droite ou de centre gauche). En effet, avec le pacte de stabilité européen (1992), tous les leviers macroéconomiques ont été liés : la politique monétaire est fixée, le déficit budgétaire (le fameux 3 %) et une inflation faible (± 2 %) sont également fixés. Les faibles taux d’intérêt rendent le crédit massivement disponible. Non seulement pour financer des investissements mais aussi et surtout pour financer les effets négatifs de la stagnation des salaires sur les fluctuations de la « demande des consommateurs » (les dépenses des familles). En d’autres termes, stagnation des salaires et octroi de crédits sont inextricablement liés.
Ce mécanisme infernal de compression des salaires est renforcé par la mise en concurrence généralisée en Europe et dans le monde. Par exemple, dans l’UE, le ratio entre le salaire minimum et le salaire maximum est de 1 à 12 en termes monétaires et de 1 à 6 en parité de pouvoir d’achat (standards of purchaising power ou SPP). Pour être plus concret : le salaire minimum en Roumanie est de 100 € et un poids lourd de 30 tonnes chargé effectue son parcours en moins de 36 heures pour un contrat négocié à moins de 2 500 €, tarif bien inférieur à ceux pratiqués ailleurs. Il est inutile de faire un dessin sur l’impact que de tels écarts de salaires et de coûts de transports peuvent avoir sur les échanges… Bien sûr, la production industrielle n’est pas entièrement délocalisée en Europe de l’Est, mais c’est partout le même chantage et cela s’est révélé plus que suffisant pour compresser les salaires.
Perte d’harmonisation sociale
Cela m’amène au cœur de mon argumentation : la question cruciale des normes sociales et de leurs normes d’harmonisation en Europe. Sans combler l’écart salarial ou, plutôt, sans convergence sociale vers le haut, dans les prochaines années, nous entrerons en Europe dans un désert social. Cela ne concernera pas seulement « les travailleurs d’en bas », mais aussi et surtout la « classe moyenne ».
Les syndicalistes savent très bien pourquoi le salaire minimum, une assurance sociale et des normes sociales statutaires sont d’une grande importance. Sans de telles normes sociales, la situation serait bien pire aujourd’hui. Le salaire minimum est l’un des piliers d’une « citoyenneté sociale », tout comme la sécurité sociale, la réglementation du temps de travail, ou le droit aux congés payés en sont des éléments essentiels. Aujourd’hui, ces piliers sont menacés par le FMI et la Commission européenne.
Comment bloquer la spirale sociale descendante ? La réponse est parfaitement simple : par un minimum social. Ce dernier existe, dans une certaine mesure, au niveau national, mais le manque d’harmonisation au sein de l’UE fait que les normes sociales nationales sont sous pression croissante. La concurrence salariale sape les systèmes de sécurité sociale, tire un plus grand nombre de gens vers le bas et augmente le nombre de travailleurs pauvres. Seuls les droits sociaux et les normes garantissent qu’on ne s’enfonce pas dans la misère. Sans un « plancher social », toute la force de travail est tirée vers le bas.
Il est vrai que la pénurie de main-d’œuvre (rareté des fonctions et des compétences) peut ralentir la dynamique à la baisse des salaires. Et comme les tendances démographiques pourraient entraîner une pénurie, les politiques néolibérales de l’emploi, inspirées par la philosophie de Lisbonne, se centrent sur l’augmentation du taux d’emploi. Nous en connaissons les conséquences : l’activation d’une politique où les chômeurs (par des sanctions) sont rappelés à l’ordre tandis que les travailleurs plus âgés voient s’effriter leur droit à une retraite anticipée. Plus il y a de gens sur le marché du travail, plus la concurrence pour les emplois disponibles est élevée et plus il est facile de comprimer les salaires. Ceux qui, comme Frank Vandenbroucke, affirment que la progression de l’activité est un objectif « social » devraient aussi essayer de proposer des solutions à la précarité et à la pauvreté liées au travail.
Salaire minimum européen
Malheureusement, rares sont ceux qui expriment l’exigence d’un salaire minimum européen. Ni la gauche, ni la Confédération européenne des syndicats ne le font. Ainsi, la CES, lors de son dernier congrès à Athènes (avril 2011), n’a toujours pas pris position sur cette question. En raison de désaccords entre sensibilités fédéralistes et antieuropéennes, la CES reste enfermée dans l’exigence très générale d’une « Europe sociale ». Dans les milieux de gauche, l’argument utilisé est que l’exigence d’un salaire minimum européen est très difficile à réaliser d’un point de vue pratique. On peut aujourd’hui, en effet, difficilement imaginer une directive européenne sociale provenant d’une majorité des 27 membres. Certains disent qu’il n’y a pas de base juridique pour l’harmonisation des salaires, puisque celle-ci est toujours, jusqu’à nouvel ordre, une compétence nationale (comme le domaine fiscal). Mais ces éléments ne disqualifient pas nécessairement le projet de critères de convergence sociale. Il existe des régions et des secteurs ayant une productivité du travail comparable, où l’égalité salariale est économiquement justifiée. Une étude de 1996 a montré que le salaire minimum dans 11 des 15 États membres était situé entre 50 et 55 % du salaire moyen. Un bon point de départ pour aller vers une plus grande convergence. Bien sûr, l’élargissement de l’Union européenne à 27 États membres n’a pas aidé. Mais l’absence de pacte de convergence sociale encore moins. Sur ce dernier point, on doit dire que, à la fin des années 1990, la social-démocratie européenne a gaspillé presque toutes ses chances. Aucune harmonisation sociale n’a jamais été réalisée, même quand une majorité de gouvernements européens étaient de centre gauche (1998-2002).
Mais aujourd’hui, il va sans dire qu’il faut un salaire minimum européen. Et donc, tout naturellement, nous ne pouvons rester plus longtemps silencieux à ce sujet. C’est aussi une exigence pour imprimer une marque pour une définition correcte des salaires. Soit ils suivent une approche libérale et orientée vers le marché où l’offre et la demande déterminent le prix du travail. Dans ce cas, il sera « normal » de gagner bientôt ici autant que dans les pays à bas salaires… Soit le salaire est défini comme une échelle négociée basée sur l’éducation et l’expérience, et le salaire direct s’ajoute à un « salaire social », avec des pensions et des droits comme le droit à un revenu de remplacement en cas de maladie, d’invalidité ou de chômage. Cette seconde approche met en partie un point d’arrêt au fonctionnement du marché du travail et est basée sur le niveau de revenu nécessaire pour mener une vie décente (« decent life/good life »). Les salaires doivent alors être couplés à l’évolution de la richesse mondiale (mesurée en PIB/habitant), en tenant compte des gains de productivité et des hausses de prix.
La gauche et le mouvement ouvrier feraient bien d’adopter comme base la seconde approche et de combattre ainsi la définition axée sur le marché, au niveau européen. La demande de convergence sociale doit devenir tangible. Certains points de vue, notamment publiés par la très modérée Fondation Robert Schuman, défendent le choix d’un salaire minimum européen ciblé sur 60 % du revenu médian, qui est le seuil de pauvreté [5]. Mais cet objectif chiffré semble trop faible car le salaire minimum doit être d’au moins 20 % au-dessus du seuil de pauvreté sinon le revenu de remplacement s’approchera du seuil de pauvreté. En chiffres, cela signifie d’établir un salaire minimum de 400 à 500 SPP (standards de pouvoir d’achat) au lieu de 150 à 200 dans les pays de l’Europe de l’Est, de passer de 600 à 1000 SPP dans les pays d’Europe du Sud, et dans le noyau de la zone euro de passer de 1300 à 1500 SPP. Une fois défini un salaire minimum à la hausse, une convergence sociale devient plus compréhensible et réaliste. Nous sommes alors à mi-chemin. Sans objectifs clairs, toute bataille s’enlise.
Intégration européenne de la résistance sociale
Nous n’avons pas le choix. Sans convergence sociale des salaires et des acquis le modèle social européen menace d’être emporté, ce qui aura aussi d’importantes conséquences économiques. Le fait qu’il n’existe aucune base légale claire pour une convergence sociale vers le haut n’est pas un argument. La Commission européenne possède un fonds de garantie pour aider les pays en difficulté, même en dehors du cadre juridique existant. Cela prouve que nécessité fait loi et que la volonté politique est déterminante.
Un salaire minimum européen et des critères de convergence sociale devraient constituer une partie essentielle des initiatives prises par la Confédération européenne des syndicats, les syndicats nationaux ainsi que la gauche politique. Un salaire minimum européen est également une réponse concrète au nationalisme croissant. C’est la réponse appropriée aux attaques du FMI et de la Commission européenne offrant une perspective d’unification des conflits sociaux. C’est seulement sur la base de mesures concrètes, générant une amélioration immédiate du travail de millions de travailleurs, que la gauche et le mouvement syndical retrouveront leur crédibilité. Demain ou après-demain, quand la crise de l’euro secouera l’édifice européen, quand des réformes radicales seront nécessaires, la gauche devra utiliser cette entrée pour donner forme à l’harmonisation sociale, par la convergence des normes et un salaire minimum européen. Ceux qui refusent d’affronter ce défi feraient mieux de fuir l’Europe…