Cet article de Philippe Defeyt est un commentaire critique de la récente étude de l’Institut National de Statistique publiée le 15 mars 2010 et intitulée : « Inégalité de revenu d’après le coefficient de Gini » . Selon l’auteur, cette étude souffre de biais statistiques majeurs.
INTRODUCTION
L’INS a publié sur son site, le 15 mars 2010, une étude intitulée : « Inégalité de revenu d’après le coefficient de Gini ». Son sous-titre : « Evolution de l’inégalité de revenu avant et après impôts en Belgique, d’après le coefficient de Gini sur base de données fiscales » [1].
Voici les explications méthodologiques apportées par l’INS.
Le coefficient de Gini est un indicateur d’inégalité de revenu.
Dans le cas d’une égalité parfaite, le coefficient de Gini est égal à 0 (le revenu est alors le même pour tous). Dans le cas d’une inégalité parfaite, le coefficient de Gini est égal à 1 (une seule personne possède la totalité des revenus ). Un bas coefficient de Gini indique une distribution plus égalitaire du revenu.
Remarque : Les déclarations de revenu total net imposable NUL ne sont PAS prises en compte. Sont surtout concernés : les indépendants et les jeunes qui doivent remplir une feuille d’impôts bien qu’ils n’aient pas de revenus.
Mode de calcul
Le revenu total net imposable a été converti en un revenu total net imposable équivalent d’après l’échelle d’OCDE = 1 + (ménage fiscal + nombre d’autres personnes en charge)*0,5 + (nombre d’enfants en charge)*0,3
> ménage fiscal = 0 si isolé
> ménage fiscal = 1 si marié et depuis 2004 aussi les cohabitants légaux
Le revenu total net imposable équivalent est égal au revenu total net imposable divisé par l’échelle OCDE.
Les deux personnes qui appartiennent au ménage fiscal reçoivent le même revenu total net imposable equivalent.
Sur base de cette méthodologie, l’étude de l’INS conclut à une « inégalité de revenus de plus en plus forte en Belgique. En 10 ans, de 1997 à 2007, l’inégalité de revenus avant impôts aurait augmenté de 16% et de 22% pour l’inégalité après impôts. L’inégalité de revenus est la plus faible en Flandre et la plus forte dans la Région de Bruxelles-Capitale. C’est ce que montre le coefficient Gini, calculé sur base des revenus fiscaux. »
Le graphique suivant reproduit l’évolution du coefficient de GINI pour la Belgique, avant et après impôts. Le lecteur intéressé trouvera les résultats pour les trois régions sur le site de l’INS.
QUELLES EXPLICATIONS ?
Comment expliquer cette évolution ?
Il y a d’abord une incontestable croissance des inégalités. D’autres études l’ont montré [2]. Cependant aucune étude n’indique une croissance aussi importante, en tout cas pour la Belgique. C’est d’autant plus étonnant que certaines évolutions qui participent à l’accentuation des inégalités de revenus (on pense par exemple à la répartition des dividendes ou à la montée en puissance de formes nouvelles de rémunération) ne sont pas captées par les statistiques fiscales ou pas entièrement en tout cas. Par ailleurs, même un pays comme les Etats-Unis n’a pas enregistré – sur la même période 1990-2007 – une telle augmentation des inégalités, comme l’indique le graphique en annexe (p.8), même s’il faut prendre en considération un coefficient de Gini au départ plus élevé.
DES BIAIS STATISTIQUES
L’explication réside ailleurs : je pense que cette augmentation du coefficient de Gini est surtout expliquée par deux biais statistiques.
Le premier est un enrôlement plus massif, au cours des dernières années en particulier, de contribuables (à petits revenus) qui ne l’étaient pas jusqu’à alors. Si cela est vérifié, il est évident que, toutes choses égales par ailleurs, cela augmente l’inégalité telle que mesurée par le coefficient de Gini.
Le second biais statistique découle de l’augmentation du nombre d’UC (unités de consommation) liée aux évolutions sociodémographiques et non pas à celles des revenus : plus de personnes isolées et plus de personnes qui remplissent une déclaration pour eux-mêmes uniquement.
Il est facile d’illustrer l’impact de ces deux évolutions sur base d’une situation fictive.
Supposons un pays avec 15 ménages fiscaux. Voici les renseignement pertinents. Les revenus sont en euros et les ménages classés en fonction du revenu par UC. Sur base des UC, le coefficient de Gini dans ce pays imaginaire est de 0,1628.
Imaginons maintenant que ce pays décide d’enrôler tous les contribuables, y compris ceux qui ont de tous petits revenus, insuffisants pour devoir payer un impôt. Nous avons, pour illustrer cette situation, ajouté 3 ménages (0.1, 0.2, 0.3) à petits revenus et composés de 2 adultes. Il est évident, toutes choses égales par ailleurs, que cela augmente l’inégalité. C’est ce que montre le tableau ci-dessus.
Imaginons maintenant ce même pays – aux caractéristiques économiques inchangées – avec plus de ménages (fiscaux en tout cas). Très concrètement on a supposé que les ménages 4, 7 et 12 se séparaient ou remplissaient désormais des déclarations séparées.
NB : on a supposé, comme l’INS, que les revenus des ménages étaient partagés équitablement.
On constate, fort logiquement, que la même masse de revenus est distribuée sur un nombre plus grand d’UC. Cette « fragmentation »des ménages fait passer le coefficient de Gini de 0,1628 à 0,1868.
Notons au passage que l’augmentation du nombre de ménages par « fragmentation » fait baisser, fort logiquement, le nombre moyen d’UC par ménage (fiscal).
QUELQUES STATISTIQUES FISCALES
Ces deux évolutions – enrôlement d’un plus grand nombre de « ménages » (fiscaux) et « fragmen-tation » des ménages – sont confirmées par les informations suivantes.
Le premier graphique ci-après (haut de la page suivante) montre qu’effectivement l’enrôlement – mesuré ici par le rapport entre le nombre de déclarations et la population totale – est en hausse. Cette hausse s’accompagne, dans la première moitié des années 2000, d’une augmentation notable du nombre de déclarations au revenu imposable nul.
On constate, sur les deux séries, un saut important en 2004. En effet, en 2005, revenus 2004-exercice 2005, le SPF-Finance a modifié la procédure d’enrôlement des bas revenus, pas seulement ceux dont le revenu imposable est nul mais d’une manière générale pour tous les bas revenus. Sont désormais enrôlés – alors qu’avant ils l’étaient pas ou rarement – les jobistes étudiants, des (petits) retraités, etc. En fait, on constate que l’enrôlement commence à augmenter dès 1995, mais connaît une accélération à partir du début des années 2000.
On constate également – voir second graphique de la page suivante) que l’allure générale de la courbe des coefficients de Gini (avant impôts) est corrélée avec celle de la courbe de la proportion des belges qui rentrent une déclaration : stabilisation jusqu’en 1994-95, croissance jusqu’en 2003, saut important entre 2003 et 2004, croissance moins marquée par après.
- Proportion de belges qui rentrent une déclaration fiscale (éch. de g.) et pourcentage de déclarations dont le revenu imposable est nul (éch. de dr.)
- Source : INS - Calculs : IDD
- Coefficient de Gini avant impôt (éch. de g.) et proportion de belges qui rentrent une déclaration d’impôt (hors les déclarations à revenu nul – éch. de dr.)
- Source : INS - Calculs : IDD
Il est donc compréhensible, comme le montre le graphique suivant, que la proportion des contribuables dont le revenu imposable est inférieur à 5.000 € par an (premier seuil disponible dans les statistiques fiscales) augmente très fort à partir de 2002, d’autant plus qu’il faut tenir compte de l’évolution des prix pour évaluer le montant de 5.000 € (c’est ce que fait la courbe en pointillés noirs).
NB : les déclarations à revenu nul ne sont pas prises en considération.
- Proportion des contribuables dont le revenu imposable est inférieur à 5.000 €
- Source : INS - Calculs : IDD
Ceci dit, il faut aussi tenir compte - pour apprécier l’évolution absolue et relative des enrôlements – de l’augmentation de la proportion des contribuables qui font une déclaration pour eux tous seuls (imposition séparée), évolution qui trouve son origine dans l’augmentation des ménages composés de personnes seules et de contribuables vivant ensemble mais remplissant chacune leur déclaration.
Il découle des observations précédentes que le nombre moyen d’UC par déclaration doit baisser, ce que confirme le graphique suivant.
NB : les déclarations à revenu nul ne sont pas prises en considération.
Enfin, il faut souligner que l’élargissement des enrôlements à certaines catégories de contribuables (par ex : les jeunes adultes) conduit à des doubles comptages. Illustration : un jeune adulte aux études qui a travaillé comme jobiste peut être comptabilisé deux fois, une fois comme contribuable et une fois comme personne à charge dans la déclaration de ses parents (ou d’un des deux). Ces doubles comptages deviennent à ce point importants que le nombre de personnes « repérées » par les statistiques fiscales excède le nombre d’habitants à partir de 2004 si on considère toutes les déclarations et à partir de 2005 si on ne tient pas compte des déclarations à revenu imposable nul.
- Rapport entre le nombre de personnes repérées par les déclarations fiscales et la population totale – en % de la population totale
- Source : INS - Calculs : IDD
Pour prolonger l’analyse, le tableau suivant indique les différences du nombre d’UC entre les estimations de l’IDD qui se basent sur les statistiques démographiques et celles de l’INS qui se basent sur les déclarations fiscales.
- Nombre d’UC des « ménages » belges – deux estimations – 1995-2006
- (1) Estimations : IDD – Source : INS
(2) Source : INS sur base des statistiques fiscales
Comme si les biais statistiques ne suffisaient pas, le calcul des coefficients de Gini à partir des informations fiscales ne tient en plus pas correctement compte de l’âge des personnes à charge [3] et ne corrige pas les données pour les doubles comptages, deux erreurs méthodologiques susceptibles d’influencer les résultats.
CONCLUSIONS
Tout indique donc qu’une (très ?) (grande ?) partie de l’augmentation des coefficients de Gini observée sur base des statistiques fiscales de l’IPP résulte de biais statistiques et d’erreurs méthodologiques.
Tout au plus peut-on penser que l’augmentation des coefficients de Gini résulte pour partie de la réduction tendancielle de la taille moyenne des ménages. Mais il ne s’agit pas ici d’une évolution de la distribution et/ou la redistribution des revenus mais bien d’une évolution socio-démographique.
Il vaut donc mieux ne pas tenir compte des résultats de l’étude de l’INS.
C’est dommage. Même si tous les revenus ne sont pas comptabilisés dans les statistiques fiscales, celles-ci constitueraient une bonne base pour mesurer certaines évolutions en matière d’inégalités.
Pour cela il faudrait évidemment corriger les biais statistiques et les erreurs méthodologiques, notamment en essayant de
travailler ces données travailleur par travailleur (pour les salariés et indépendants) et reconstituer les revenus non considérés (ou incomplètement) dans les déclarations pour mieux capter les inégalités en matière de revenus du travail ;
éliminer les doubles comptages, reconstituer les ménages et allouer correctement les UC si on veut mesurer les inégalités entre les ménages sur base des UC.
De manière idéale, les données fiscales devraient être mises en perspective avec les données sociales (ONSS, Banque Carrefour, etc.).
Ceci dit, l’analyse qui précède renvoie implicitement à deux questions essentielles : comment évaluer et faire évoluer la (re)distribution des revenus en tenant compte de la baisse tendancielle de la taille moyenne des ménages et du nombre croissant d’étudiants plus ou moins autonomes ?
Mais existe-t-il – dans notre pays – une réelle volonté politique pour améliorer la connaissance des inégalités et de leur évolution ?