Les politiques socio-économiques et les mécanismes redistributifs de l’Etat social n’ont pas seulement généré, entre 1945 et 1975, trente années de prospérité d’une ampleur inédite, qui, en liant croissance économique et progrès social, ont fait reculer le paupérisme, les inégalités et l’insécurité sociale. Elles ont aussi permis qu’une partie considérable des richesses de la société puisse échapper à l’emprise du marché. Sans pour autant rompre avec les fondamentaux de celui-ci. C’est le sens même de ce que l’on appelle le compromis social-démocrate d’après-guerre. Que retenir de cette construction historique ?
Trois grands stabilisateurs sont mis en place au cours de cette période pour stabiliser l’économie de marché, et la mettre davantage au service du bien commun.
Premier stabilisateur : les politiques de sécurité sociale avec leurs dimensions d’assurance, de redistribution et de solidarité. C’est la pierre angulaire de ce que l’on appelle le « Pacte social » de 1944.
En Belgique, le système de protection sociale met l’accent sur le risque social et sa prise en charge collective. Les protections sont dites sociales, non seulement parce que les risques qu’elles couvrent sont des risques collectifs (c’est-à-dire liés aux aléas de la vie sociale et non à la responsabilité de l’individu), mais aussi parce que l’ambition de la sécurité sociale est de mutualiser le financement d’assurances que l’on peut dès lors aussi qualifier de sociales pour cette raison.
Il s’agit d’un système de solidarité institutionnalisée, complexe, dont la dimension collective apparaît peu dans le discours public ou dans les esprits. Il repose sur les cotisations sociales prélevées sur les salaires. Cette partie substantielle de la rémunération, que les salariés acceptent de ne pas percevoir immédiatement, ni individuellement, est détachée du travailleur particulier et du « prix » de son travail effectif, pour être redistribuée directement à ceux qui en besoin pour couvrir (en partie au moins) leurs dépenses sociales (indemnités de chômage, pension de retraite, remboursement des soins de santé, éducation des enfants…). C’est pourquoi on parle aussi de salaire « socialisé » ou « transféré » : plus d’un tiers des revenus des ménages, estime-t-on, sont le fruit de transferts sociaux et échappent ainsi à la seule logique du marché.
Avec la fiscalité sur les richesses produites par le travail, les cotisations ont permis de financer l’éducation, la santé, les pensions, le chômage, la culture, les infrastructures publiques… Il en a résulté, rappelle le sociologue du travail Matéo Alaluf dans un de ses derniers ouvrages [1], qu’une partie considérable des richesses de la société a pu échapper à l’emprise du marché.
Le salaire devient une question politique
Deuxième stabilisateur : les politiques salariales fordistes, inspirées de l’industriel américain Henry Ford qui avait décidé de payer mieux ses salariés pour qu’ils achètent ses voitures. Elles correspondent à un grand compromis scellé entre forces du Travail et forces du Capital, et elles seront au centre du système de négociation (et de concertation) sociale qui s’établit entre 1948 et 1952 pour l’essentiel. En échange de la paix sociale et de l’abandon par les syndicats des revendications de « réformes de structures » anticapitalistes, les employeurs concèdent le principe de la négociation collective de hausses salariales chaque fois que les gains de productivité augmentent significativement.
La fixation du salaire ne correspond, donc, plus à la seule loi de l’offre et de la demande de travail ; elle devient un enjeu de négociation dans le cadre des antagonismes d’intérêt et des rapports de force qui parcourent les relations du travail. En ce sens, pareille évolution contribue à « démarchandiser » la relation salariale : le salaire devient une question à la fois sociale, économique et politique (en fonction des objectifs que s’assigne l’État social en construction).
L’autre volant de la démarchandisation des rapports de production, tel que l’État social le réalise, tient aux protections et droits attachés au statut de l’emploi salarié : ce dernier inscrit le travail dans un système de droits collectifs qui créent des droits personnels. Il n’est pas seulement une source de rétribution monétaire : il assure des revenus et des droits (dont ceux de la sécurité sociale), il permet de trouver sa place dans la société, d’acquérir son indépendance, d’obtenir un statut social et de se projeter dans l’avenir.
Pas de marché sans services publics
Troisième stabilisateur : les politiques d’intervention étatique keynésiennes, inspirées des préceptes du grand économiste britannique John Maynard Keynes. L’État devient un acteur à part entière de l’économie, il utilise ses leviers législatifs, monétaires, budgétaires et fiscaux, pour 1°) réguler le fonctionnement sauvage du marché, 2°) corriger les variations de performance de celui-ci en matière de croissance et d’emploi, 3°) se substituer à lui, en termes d’injection de carburant public, pour stimuler l’expansion lorsque le moteur du marché s’enraie ou s’avère incapable de libérer les investissements nécessaires, 4°) orienter, enfin, le cours du développement économique et des investissements vers des caps d’intérêt public.
A travers ces diverses formes d’intervention publique, on peut dire que l’État est devenu au cours de ces années 1945-1975 une « réalité massive » [2] : alors que les dépenses de l’État central ne se montent qu’à 7 ou 8 % du PNB à la création du pays (même si l’État « modeste » d’alors n’a pas la même ampleur ni ne couvre les mêmes nécessités), elles atteignent 30 % en 1960 et 55 % du PNB en 1984.
Cette augmentation s’explique par le besoin croissant de services collectifs dans des économies de plus en plus développées et complexes... Cette évolution est une limite à la logique du marché, et, en même temps, elle en sert le propos. Ce qu’il nous faut expliquer ici…
Nous vivons dans une économie toujours plus développée, plus complexe, plus globalisée, mais aussi plus fragile, dès lors, en raison de l’impact potentiellement massif des dysfonctionnements d’une de ses composantes. Dans ce contexte, les activités marchandes, pour créer de la richesse, dépendent de plus en plus de la disponibilité et de la qualité de ce que les économistes appellent les biens publics. Il faut des infrastructures de transport, de communication et d’énergie en permanence accessibles, en bon état, en nombre suffisant ; une main d’œuvre en bonne santé dont la capacité de travail ou le rendement ne sont pas affectés par la maladie ; un niveau d’instruction, de compétence ou de qualification des travailleurs à même de répondre aux évolutions de l’économie, des techniques et de l’organisation du travail ; une sécurité juridique dans les transactions commerciales qui préviennent les abus, etc [3].
Pour « construire » et mettre à la disposition de tous, à un prix abordable et de manière continue, ces biens et ces services, l’action et les moyens publics, collectifs, sont nécessaires, car la seule initiative privée ne pourrait pas – ou ne voudrait pas les fournir. Soit parce qu’il faut consentir d’énormes investissements en infrastructures inimaginables pour un acteur privé. Soit parce que la rentabilité ne peut être garantie rapidement. Soit, encore, parce que les services doivent couvrir l’ensemble de l’économie et de la société, et ce, à un prix uniforme. C’est pourquoi il faut trouver des formules non marchandes pour mutualiser les coûts.
Le patrimoine de ceux qui n’en ont pas
D’un autre côté, le service public, selon la formule consacrée, c’est « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas ». Parce qu’ils sont accessibles à tous, gratuitement (de moins en moins…) ou à coût réduit (de moins en moins, aussi, certes), les services publics permettent de rencontrer des droits sociaux qui fondent la dignité humaine, et ils contribuent de la sorte à l’exercice effectif de la citoyenneté. Ils constituent, en outre, un facteur de réduction des inégalités par les effets de redistribution de la richesse inscrits dans le rapport des usagers à leurs sources de financement.
De ce point de vue, ils sont la concrétisation même de l’État social en ce qu’ils « font société ». C’est en effet le rôle de la puissance publique en démocratie, soutient la politologue Corinne Gobin (ULB) [4], que de « produire de la société », c’est-à-dire des institutions délivrées, plus ou moins fortement, de l’emprise des logiques marchandes de rentabilité et de valorisation du capital.
C’est ce que résume bien le sociologue de l’UCL Matthieu de Nanteuil : « L’invention du social au siècle dernier ne consista pas tant à mettre la misère à distance (…) qu’à constituer la socialité comme nouvelle base du droit, à faire du refus de l’asservissement par le travail, le nouveau socle normatif de l’économie-monde. C’est à partir de ce point nodal que s’est inventé, dans des luttes régulées par le droit, puis dans la mise sur pied de l’État-providence, un rapport de l’humanité à elle-même différent de celui imposé par les forces du marché. » [5]
A l’inverse, la démocratie, aujourd’hui, tend à être surdéterminée par les concepts de gouvernance budgétaire et économique, de discipline de marché (comprendre « compétitivité »), de mise en concurrence, de rentabilité financière… permettant, dit Matéo Alaluf, d’« incorporer dans la sphère marchande les activités qui échappaient à sa logique ». La preuve par la mutation imposée à l’ensemble du secteur public par l’entremise de la « modernisation du management ». L’évolution instrumentale du concept de « services publics » vers une notion de « services au public », montre le directeur de l’organisation d’éducation permanente RTA Jean Blairon [6], permet l’effacement graduel de la culture de service public (et de l’ambition qu’elle représente), et prépare de la sorte la marchandisation des fonctions de l’État : la conversion des biens publics, comme la santé, le logement, la sécurité, l’éducation, la culture, en biens commerciaux, et des usagers en clients.