Pourquoi se permet-on d’avoir une population contrainte au chômage ? L’affaire n’a rien de naturel, ni de logique, ni de « politiquement correcte » – d’un point de vue de gauche, s’entend. D’où l’importance d’avoir là-dessus un langage commun. Le MOC de Bruxelles s’y est employé, avec le Gresea : de quelques déterminants permettant d’y voir clair…
Dans le cadre d’une « école des cadres » organisée le 24 avril 2014 par le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) de Bruxelles, le Gresea a été invité à introduire les débats par un exposé de « cadrage » théorique sur la problématique du chômage, les deux autres intervenants, Anne Dufresne, chercheuse au FNRS et professeur à l’UCL et Marion Englert, du Dulbea (ULB), se chargeant respectivement d’en fournir le contexte d’une part européen et d’autre part bruxellois (la « capitale » de l’Europe compte en 2013 pour mémoire 33% de chômeurs parmi les personnes peu qualifiées).
Pour introduire et « cadrer » un tel sujet, il a été fait usage de 11 graphiques dont le choix a été largement inspiré du dossier que le Gresea a publié en décembre 2013 sous le titre « Emploi et chômage : les deux faces d’un même marché » [1]. Objectif : arriver à parler un même langage, ce qui n’est pas toujours aisé, même sur une question apparemment aussi « simple » que le chômage.
Définir ce qu’est le chômage (ou l’emploi, son antithèse) revient en effet à faire le choix d’un modèle de société, d’un système économique. N’est pas chômeur, à l’identique, une personne vivant dans le monde extrêmement « salarisé » que nous connaissons ici et telle autre, par exemple dans le Tiers-monde, où règne encore largement un système agraire de subsistance, voire de débrouille informelle.
On connaît la définition que l’Organisation internationale du travail (OIT) donne depuis 1982 du chômeur, aux fins d’harmonisation : elle a été adoptée quasi partout. Elle manie quatre critères : d’âge (seuls sont considérés les chômeurs de 15 à 64 ans), d’absence minimaliste de travail rémunéré (il suffit d’avoir travaillé une heure durant la « semaine de référence » considérée pour être exclu de la catégorie des chômeurs), de disponibilité sur le marché du travail (critère durci en 2011) et, enfin, de « responsabilisation » : il faut, pour être élevé au rang de chômeur, pouvoir faire la preuve d’une recherche active d’un travail...
C’est, comme on le voit, une définition éminemment politique du chômage. Comme l’écrivait Bruno Bauraind dans le Gresea échos signalé ci-dessus, cette « classification permet de désigner qui est chômeur et qui ne l’est pas » – peu importe, donc, que la personne en question ne dispose pas d’un emploi digne de ce nom.
C’est ce que le premier graphique va bien montrer. On a ici, en quelque sorte, en vue d’aboutir à un langage commun sur la question...
1er déterminant : le taux n’est pas total
Le graphique, extrait de l’Histoire inédite de l’économie en Belgique (2008, p. 41) [2], parle de lui-même : entre le sommet de la « vague », qui offre une bonne approximation de chômage dans toutes ses composantes, et la « vague » inférieure, indiquant l’évolution du nombre des seuls chômeurs « complets indemnisés », il y a un fameux décalage.
La chose ressort encore plus clairement du graphique, extrait du même ouvrage, à la même page :
Ce qu’on voit est l’abîme qui sépare le « volume » de la population active, indiquée par la courbe supérieure, de celui de l’emploi réel intérieur que trace la courbe suivante, juste en dessous – le « décrochage » s’effectuant vers 1973 : jusque-là, on avait une situation de quasi plein emploi (l’OIT en faisait sa priorité en 1964 – sa convention n° 122 – mais elle a depuis plus ou moins disparu du champ d’horizon mental et politique [3]). La courbe inférieure, reflétant l’évolution du chômage « institutionnel », demeure en parfait décalage avec la situation réelle de l’emploi et du sous-emploi, comme suggéré déjà par le graphique précédent. [4]
Voilà qui invite à un temps d’arrêt. Chacune et chacun aura en effet entendu parler, dès lors qu’il s’agit par exemple des malheurs de l’industrie automobile (Renault-Vilvoorde, Opel-Anvers, Ford-Genk, etc.), du fait que ce secteur d’activités souffre de graves problèmes de « surcapacité ». Dit autrement, ses usines tournent à trop faible régime, par rapport à leurs capacités (les machines, les chaînes de production), elles n’arrivent pas à les utiliser à 100% de leur rendement potentiel.
C’est intéressant. Car chacune et chacun aura tout autant remarqué que ce genre de raisonnement n’est pour ainsi dire jamais appliqué aux pays. On ne dit pas, ainsi que l’économie belge souffre d’un problème de surcapacité au motif que plein de gens sont en chômage et ne produisent dès lors rien [5]. Ce serait pourtant une conclusion logique. Le plein emploi est gage de prospérité.
C’est, pour chacun, la possibilité de gagner sa vie correctement et « être avec » dans un collectif de travail. Et, collectivement, cette fois, c’est l’idée que chacune et chacun contribue à l’effort général – mesure, si on veut, de la vitalité d’une économie.
C’est vrai en théorie. En tant qu’utopie, mettons, la visée doit toujours être utopique. Dans la pratique, cependant, c’est le contraire qui se passe : chômage de plus en plus important. Pourquoi ? On trouve un élément de réponse chez Robert Skidelsky, un économiste britannique qui, voici peu, a dit ceci :
« Si les machines permettent de diviser par deux le nombre d’emplois, pourquoi ne pas conserver le même nombre de travailleurs tout en divisant par deux leur temps de travail ? Pourquoi ne pas tirer avantage de l’automatisation en réduisant la semaine de travail de 40 à 30 heures, puis à 20 et à 10, sans diminution de salaire ? Cela serait envisageable si les gains dus à l’automatisation ne bénéficiaient pas essentiellement aux riches et aux puissants, mais étaient répartis équitablement. » [6]
Cette idée-là n’est pas nouvelle. Déjà au 16ème siècle, le grand philosophe anglais Francis Bacon (l’homme de la belle formule « savoir égal pouvoir ») notait que la science, guidée par la raison, a pour but le « règne de l’homme » et, donc, la mise en place « d’une vie plus facile et plus heureuse, libre de corvées, de travail, de détresse, de pressions, d’incidents, de maladie, de coups du destin, équivaut à une transformation, à une amélioration du monde. » [7] De même, l’économiste John Maynard Keynes jugeait en 1930 que, dans cent ans (on s’en approche !), « la quantité de travail qu’il sera encore nécessaire de faire, nous nous arrangerons pour que le plus grand nombre d’entre nous en ait sa part. Trois heures de travail chaque jour par roulement ou une semaine de quinze heures peuvent ajourner le problème pour un bon moment. » [8]
Il y a, hélas, d’autres déterminants… A commencer par les « riches et puissants » dont parlait Skidelsky.
2e déterminant : le hold-up financier
Dû à Michel Husson, ce graphique mettant à nu les rapports entre financiarisation (définie comme la part non réinvestie des profits) et chômage dans l’Union européenne 1961-2007 [9] apporte une réfutation éclatante à la propagande voulant que les profits constitueraient les investissements de demain et les emplois du surlendemain. Faux sur toute la ligne. Les profits sont, de manière écrasante, non réinvestis : c’est ce qu’indique la courbe supérieure, sans cesse croissante – une évolution épousée par la courbe du chômage, sans cesse croissante elle aussi et qui « colle » pour ainsi dire parfaitement à la première. C’est tout à fait logique. Si le surplus de richesses créées (la valeur ajoutée) n’est pas largement dévolu à l’entretien, au renouvellement et à l’extension de l’appareil productif, il y aura immanquablement, côté travailleurs, du chômage.
Où va ce surplus ? De manière tout à fait disproportionnée – c’est le clivage connu de tous entre la masse des 99% et l’élite surplombante du 1% - aux « riches et puissants » : entre 1976 et 2007, ainsi 58% de la croissance des revenus aux États-Unis s’est logée au top 1% [10] tandis que, en 2012, ce même top 1% monopolisait outre-Atlantique 22% de l’ensemble des revenus, soit plus du double de ce qu’il obtenait dans les années quatre-vingts [11].
Même chose en Europe. En France, ainsi, relevait en 2008 Michel Husson, les « dividendes versés par les sociétés non financières représentent aujourd’hui 12 % de leur masse salariale, contre 4 % en 1982. » [12] Cela n’a guère changé entre-temps : les dividendes et rachats d’actions versés en 2013 par les entreprises cotées à la Bourse de Paris s’élevaient à près de 43 milliards, un montant en hausse de 4% par rapport à 2012 et, soit dit en passant, assez voisin de celui que le gouvernement Valls entend couper dans les dépenses publiques. Cherchez l’erreur…
D’autres, en parlant de cette évolution, ont évoqué un scénario, non de 1-99, mais de 20-80. Cela se passait dans une sorte de « mini-Davos » réunissant en 1995 les élites des riches et puissants dans un hôtel – le Fairmont – à San Francisco. Ils voyaient l’avenir comme suit : grâce aux progrès techniques, seuls 20% de la population dite active trouveront demain encore du boulot. Pour « occuper » tous les autres, les 80%, une seule solution : du « tittytainment », version moderne du « pain et cirque » offerte à la populace antique, bref du sexe (titties) et puis chips et hamburger McDo. [13] On s’y achemine tout doucement ?
Les taux de chômage ne s’établissent pas encore à 80% mais la dégringolade est perceptible. Pour s’en rendre compte, il faut changer de lunettes et opter pour un autre déterminant.
3e déterminant : les heures vraiment prestées
Deux graphiques vont éclairer.
Tous deux extraits du Gresea échos n°76 « Emploi & chômage » et produits par Henri Houben, le premier montre l’évolution du temps de travail réellement effectué dans l’Union européenne (à 15) entre 1995 et 2012 avec, prévisible, une forte chute à partir de 2008, crise oblige.
C’est le second graphique qui remet les pendules à l’heure cependant : il montre l’évolution des heures moyennes travaillées annuellement par membre de la population active en Allemagne de 1991 à 2012 – avec, cette fois, dans l’économie « motrice » de l’UE, une pente descendante quasi continue dès le début, entamée bien avant la crise. Elle n’y est pour rien, ou presque.
De là à dire qu’elle n’a eu aucun effet serait faux, bien sûr, comme le montre le tableau suivant, pris à même source (avec réduction du nombre de pays envisagés) : ce qu’on a ici, c’est la réduction des heures réellement effectuées en Europe avec la crise économique (différence en pourcentage entre 2008 et 2012)
Total économie | Industrie manufacturière | |
---|---|---|
Grèce | -17,9 | -33,9 |
Espagne | -17,4 | -27,9 |
Irlande | -15,7 | -18,2 |
Portugal | -10,5 | -12,4 |
Italie | -4,9 | -11,5 |
Pays-Bas | -2,6 | -16,5 |
Pologne | -2,4 | -11,8 |
France | -0,6 | -11,3 |
Grande-Bretagne | -0,2 | -13,3 |
Belgique | 0,8 | -16,4 |
Allemagne | 2,6 | -3,2 |
UE (27) | -3,8 | -12,6 |
Les pays de la périphérie (Grèce, Espagne, Portugal, Irlande et Italie) se portent, sans surprise, au plus mal. Mais ce n’est guère reluisant ailleurs, non plus : à prendre le second indice, celui de la baisse des heures réellement effectuées dans l’industrie, le recul est général – même en Allemagne… L’écart entre la stabilité relative de l’emploi indifférencié et le recul de l’emploi « productif » en Belgique se passe de commentaires.
On est, en d’autres termes, assez loin de la définition OIT du chômage et du travail.
4e déterminant : le salaire ?
Qui n’a pas entendu qu’il y aurait moins de chômage en Belgique (et en France) si le « coût » de travail n’y était pas aussi élevé. La rengaine est connue. Et, concurrence entre travailleurs du monde entier aidant, pas complètement fausse. Si telle entreprise arrive à produire à moindre coûts dans un pays dit à bas salaires, toutes choses étant égales par ailleurs, la vraisemblance est qu’elle sera tentée d’y délocaliser sa production, en tout ou en partie. Mais ce n’est qu’une partie de l’explication, comme montre le graphique suivant :
(Graphique « En décalage » : courbe rouge, évolution des salaires portugais, moyenne sur douze mois dans l’industrie ; courbe bleue, le taux de chômage.)
Tiré d’un article sur le Portugal [14], il raconte quoi ? Que les salaires n’ont cessé de baisser au Portugal depuis le début de la crise – et que le chômage, lui, suit le chemin inverse : il ne cesse de grimper. Le « coût » du travail, même au niveau plancher, n’a pas conduit à un important mouvement d’embauche, que du contraire… L’auteur de l’article relevait ainsi, en septembre 2013, que le Portugal est victime d’un véritable exode de ses forces de travail, quelque 10.000 personnes quittant chaque année le pays depuis 2008 (soit une personne toutes les 5 minutes) pour chercher « fortune » en Allemagne… Pour quel genre de boulot ? On le devine aisément et c’est l’objet du diagramme suivant…
5e déterminant : emploi n’est pas égal à travail
Le graphique est à tout point de vue exquis. Tiré d’un vieux numéro du Nouvel Observateur (30 mars 2005), il parle de lui-même.
Il est d’une lecture à la portée du premier écolier. Dans toutes les tranches d’âges, les salaires s’effondrent, et particulièrement pour les jeunes (26-30 ans), on s’en serait douté. Toutes sauf une : celle des 51-60 ans, qui représentent le dernier carré – espèce en voie de disparition – des travailleurs bénéficiant majoritairement d’un contrat à durée indéterminée, soit un job correspondant à feu la convention n°122 de l’OIT en faveur du plein emploi (elle ne fait pas partie de ses « normes fondamentales »).
Les jeunes – que l’eurosabir affuble désormais pour une bonne part de l’acronyme NEETs (Not in employment, education or training – ni emploi, ni éducation, ni formation) – en savent quelque chose, comme l’indique à suffisance le graphique suivant [15].
(Partie gauche du graphique, avec en ordonnée les taux de chômage, la croissance 2008-2013 du taux de chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans pour un nombre de pays européens : la Grèce, ainsi, c’est +58% ; dans la partie droite, même chose, cette fois pour les jeunes de 25 à 29 ans.)
Où que se porte le regard (Allemagne exceptée, cas à part), la situation des jeunes sans travail se dégrade, dans tous les pays envisagés, les NEETs explosent en nombre. Fatalité ? Non, un système.
Un système que les déterminants précédents aident à mieux comprendre : financiarisation et, corolaire, politiques d’austérité.
Pour fermer la boucle, deux autres déterminants. Le premier invite à se rendre sur la Lune pour regarder la Terre de haut…
6e déterminant : mouvement ouvrier mondial ?
Que l’économie s’est « mondialisée » est de notoriété publique. Intuitivement, mais aussi par la lecture des journaux, chacune et chacun sait qu’elle et lui se trouvent désormais en concurrence directe avec des travailleurs chinois, vietnamiens ou bulgares. C’est la vieille rengaine du « coût » du travail, qu’il conviendrait « d’harmoniser » par le bas, vers le « moins-disant » social. L’Union européenne, avec son « taux d’emploi » (contraindre un nombre sans cesse plus grand à chercher un boulot inexistant), s’y active, depuis le sommet de Lisbonne de 2000 sinon bien avant.
La démographie du travail s’en est trouvée modifiée assez radicalement. La féminisation du salariat à partir des années soixante dans les économies avancées a conduit à un quasi doublement de la population susceptible d’être qualifiée d’active – jusqu’alors, ce que les statisticiens de l’OIT avaient surtout en tête était le travailleur mâle « chef de ménage » – et le chômeur type, c’était lui. En soi, cette évolution ne manque pas d’être parlante puisqu’elle a également conduit d’aucuns à considérer qu’un salaire correct n’est atteignable que si les deux membres adultes du ménage disposent d’un travail rémunéré. Là où avant un suffisait, il en faut maintenant deux…
Mais il y a eu un second doublement. C’est l’objet du graphique suivant [16].
(Graphique « Croissance de la classe ouvrière, base d’un développement des mouvements ouvriers » : il distingue, dans « la classe ouvrière mondiale », son évolution dans les pays « avancés » et, en rouge, dans les pays émergents.)
Deux lectures s’imposent ici. La première, soulignée dès 2005 par le magazine The Economist [17], est de prendre la mesure du fait que, avec la chute du Mur de Berlin et le virage d’ouverture économique de la Chine (deux territoires géants jusque-là repliés sur eux-mêmes), la main-d’œuvre mondiale disponible sur le « marché » du travail a doublé, bouleversement d’une « ampleur jusque-là inégalée dans l’histoire » précise le magazine, tant il conduit à déforcer l’équilibre précaire entre capital et travail (en faveur du premier cité) et… « à réduire le pouvoir de négociation des syndicats ». Garder cela en mémoire. La seconde lecture, inscrite en lettres de feu dans le titre du graphique présenté par Michel Husson [18], apporte l’aspect positif et prometteur de la chose : ce à quoi on assiste, en effet, est « la formation d’une classe ouvrière mondiale », donc, potentiellement, à l’émergence d’une démocratie économique internationale, celle des 80 ou 99% considérés aujourd’hui comme inutiles ou presque [19].
Le dernier déterminant est pour ainsi dire la suite (ou le passé) logique du précédent…
7e et dernier déterminant : le capital ne chôme pas
Le graphique provient cette fois d’un numéro de l’Info CSC [20]. Il est plutôt parlant :
On ne saurait être plus explicite. Le « coût » du travail va diminuant tandis que, parallèlement, comme par un effet miroir, ne cesse de croître le coût du capital (« coût » est cette fois le terme approprié, tant il « rétribue » une petite classe élitiste de rentiers : ceux qu’un certain discours d’accompagnement, classique dans la presse, affuble du sobriquet « les investisseurs » ou les « actionnaires », voire, histoire d’en masquer totalement l’identité, « les marchés ». En 2009, Michel Husson en offrait un décodage on ne peut plus limpide : alors que les salariés ne travaillaient que deux semaines par an au début des années 1980 pour les actionnaires (et leurs dividendes), c’est aujourd’hui – 2009 – « près de six semaines par an » qu’ils doivent fournir. [21]
Lorsqu’on parle travail et chômage, il y a lieu de s’en souvenir…
Sortir de l’idéologie Que conclure des débats très riches qui ont succédé aux interventions ? Marion Englert a souligné, chiffres à l’appui, que l’investissement public annuel net pour créer un emploi public à Bruxelles est de 7.000€, contre 23.000€ dans le privé via des réductions de cotisations sociales visant les bas salaires. No comment. De son côté, Anne Dufresne a mis en évidence le « vice de construction » de l’Union européenne, source notamment de politiques qui ont abouti à « tuer le droit du travail », en germe depuis 1993 (livre blanc de Delors) mais exacerbé avec le sommet de Lisbonne en 2000, remplaçant taux de chômage par taux d’emploi : n’importe quel mini-job (une heure par semaine suffit en vertu du critère OIT de 1982) sera désormais la norme avec, l’un ne va pas sans l’autre, réduction généralisée des salaires. Alors ? Parmi les pistes de riposte que les débats ont mis en avant, on signalera la nécessité, dans le monde du travail, de rebâtir un rapport de forces, « tant vers l’extérieur que vers l’intérieur » (lire : radicaliser les directions syndicales), et tant au local qu’à l’international, mais aussi remettre à l’honneur les revendications d’une réduction généralisée du temps du travail (de Keynes à Skidelsky en passant par Husson, les économistes qui disent vrai y insistent), voire encore reposer la question des richesses : qui les créent, qui parasitent, comment les distribuer avec équité ? La tâche la plus lourde, cependant, réside dans l’idéologie, rétablir un pensé qui ne soit pas celui du discours néolibéral, dominant depuis quarante ans, cela laisse plus que des traces. Deux citations indiquent l’ampleur du travail. La première est de Keynes, dans la préface de sa Théorie générale de 1936 : « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées anciennes, qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de l’esprit des personnes ayant reçu la même formation que la plupart d’entre nous. » La seconde est de Régis Debray (Les empires contre l’Europe, 1985) : « Une subordination sera dite réussie lorsque le faible, venant à identifier ses intérêts à ceux du fort, chante à plein poumons la fraîcheur des caves. » Sortir de l’idéologie régnante, sortir des caves pour reprendre possession des mots : il faut commencer par là. |