Colloque Econosphères « La distribution des richesses. Quelle part au salaire ? », Bruxelles, 5 octobre 2012
Cet article propose une synthèse articulée autour de deux questions : quel rôle joué par l’évolution des salaires en Europe dans le déclenchement de la crise ? Quelle trajectoire pour les salaires dans une éventuelle « sortie de crise » ?
Une baisse généralisée de la part des salaires
Le constat fait consensus dans tous les organismes internationaux. Selon les données récentes de l’OCDE (graphique 1) seuls quelques pays (Islande, République tchèque, Danemark et Grèce) y faisaient exception. Il existe une polémique dans le cas français qui renvoie au profil particulier de la baisse de la part des salaires qui a été très brutale mais concentrée dans les années 1980.
Graphique 1
Recul de la part du travail dans les pays de l’OCDE
Source : OCDE (2012). Variation de la part du travail entre 1990a et 2009b
a) Allemagne et Islande : 1991 - Estonie : 1993 - Pologne : 1994 - République tchèque,
Grèce, Hongrie, Slovaquie, Slovénie : 1995 - Israël : 2000.
b) Portugal : 2005 - Canada, Nouvelle-Zélande : 2006 - Australie, Belgique, Irlande,
Norvège, Suède : 2007 - France, Islande, Israël, Pologne, Royaume-Uni : 2008
Le levier du chômage
Plusieurs études récentes, dont les Perspectives économiques de l’OCDE de 2012, cherchent à identifier les causes de cette évolution, en la rapportant à une batterie d’indicateurs décrivant les effets des mutations technologiques, de la mondialisation, des institutions, du prix du pétrole, des taux d’intérêt. On a discuté ailleurs de ces études (Husson 2010). On ne retiendra ici qu’une seule idée : tous ces exercices oublient le rôle de levier du chômage qui a permis de modifier durablement le mode de distribution des gains de productivité au détriment des salariés. Une équation économétrique simple permet de valider le rôle essentiel du chômage dans ce basculement (encadré 1).
Adieux au fordisme
Jusqu’au début des années 1980, prévaut une « norme salariale fordiste » : le salaire réel augmente comme la productivité du travail. La baisse de la part des salaires initiée au début des années 1980 débouche sur une relative absence de dynamique salariale. Entre 1992 et 2012, le salaire réel moyen dans l’Union européenne progresse au rythme de 0,73 % par an, de manière relativement déconnectée des gains de productivité (graphique 2). Mais ces derniers s’inscrivent dans une tendance de long terme à la baisse : depuis le début des années 2000, la progression des gains de productivité tend à devenir inférieure à 1 %. Toute la difficulté est évidement de savoir si cette tendance peut s’inverser. Si ce n’était pas le cas, on assisterait alors à une forme d’état quasi-stationnaire ou toute progression du salaire réel se heurterait à la faiblesse des gains de productivité.
Graphique 2
Salaire réel et gains de productivité 1960-2012
Source : Ameco
Pas de dérive salariale mais dérive des prix
Si on définit la dérive salariale comme une progression du salaire réel plus rapide que celle de la productivité du travail, celle-ci ne peut être invoquée comme cause des déséquilibres structurels, puisque la part des salaires est à la baisse. Les différences enregistrées dans la progression des coûts salariaux sont principalement imputables aux différences d’inflation structurelle entre les pays de la zone euro (Husson 2012a)
Pas de lien entre coûts salariaux et parts de marché
C’est ce que reconnaît la Commission européenne dans de nombreuses études. Elle écrit par exemple que « plus de 60 % » des différences de performances entre pays « ne peuvent être expliquées par le taux de change effectif réel » (Commission européenne 2010a) ou encore : « S’il existe une relation entre coûts salariaux unitaires et performances à l’exportation, elle est faible et du second ordre par rapport à la dégradation de la balance commerciale, et donc ceux-ci [les coûts salariaux] ne peuvent en être la cause ». (Commission européenne 2010b).
De la question des débouchés à la crise
La baisse de la part des salaires pose un problème de débouchés, puisque la consommation salariale tend alors à stagner. Cette contradiction a été gérée puisque la part de la consommation dans le PIB est restée à peu près constante au niveau européen (graphique 3).
Graphique 3
Consommation et masse salariale en % du PIB
Union européenne à 15, 1960-2008
Source : Commission européenne, base de données Ameco
Mais cette contradiction n’a pu être contournée qu’au moyen de deux dispositifs, qui ne sont soutenables, ni économiquement, ni socialement :
- la montée des inégalités sociales fournissant une demande de substitution ;
- le surendettement des ménages.
L’encadré 2 synthétise le fonctionnement général du modèle néo-libéral qui en découle. C’est ce modèle qui est entré en crise depuis cinq ans.
Les salaires dans la crise
La crise a conduit à une remontée de la part des salaires et donc à une baisse du taux de marge des entreprises. La récession a fait chuter brutalement la productivité, alors que le salaire réel ne s’ajustait qu’avec retard. Mais le degré de rupture avec sa progression antérieure est d’une ampleur très différente selon les pays (graphique 4).
Graphique 4
Le recul salarial durant la crise
Différence du taux de croissance annuel du salaire réel entre 2007-2012 et 1996-2007
Source : Commission européenne, base de données Ameco
Deux scénarios de partage de la valeur ajoutée après la crise : le cas de la France
La crise a dégradé le taux de marge des entreprises, parce qu’elle a fait chuter la productivité du travail, alors que la trajectoire du salaire a été relativement peu infléchie. Quelle pourrait être l’évolution du partage de la valeur ajoutée dans les années à venir ? On reprend ici une récente note (Husson 2012b) qui propose deux scénarios polaires qui portent cette fois sur la seule économie française (voir l’encadré 3 pour la méthodologie).
Scénario 1 : rétablissement du taux de marge
Le taux de marge des entreprises se rétablit en 4 ans : au 1er janvier 2016, il retrouve un niveau équivalent à la moyenne des 15 années (1991-2006) précédant la crise. L’ajustement se fait sur le salaire réel, avec deux hypothèses : une progression des gains de productivité à 1,4 % et une stabilisation des prix relatifs de la valeur ajoutée et de la consommation. Résultat (graphique 5.1) : le salaire réel ne progresse plus que de 0,3 %, contre 1,1 % sur les 15 années (1991-2006) précédant la crise.
Scénario 2 : maintien de la part des salaires
La part des salaires reste au même niveau. L’ajustement se fait sur les dividendes, dont la part redescend à son niveau du milieu des années 1990. De cette manière le taux de marge hors dividendes - ce qui est disponible pour l’investissement des entreprises - se rétablit. Le pouvoir d’achat du salaire évolue au même rythme que la productivité, au mouvement des prix relatifs près (graphique 5.2).
Graphique 5.1
Scénario 1 : rétablissement du taux de marge
Graphique 5.2
Scénario 2 : maintien de la part des salaires
Ces deux scénarios n’ont évidemment qu’une valeur illustrative. Mais ils permettent de fixer deux ordres de grandeur. Le contenu en austérité du rétablissement du profit : pour éponger le recul du taux de marge lié à la crise, et à une relative inertie du salaire, il faut un degré d’austérité salariale élevé, proche d’un gel total qui concerne aussi les cotisations sociales, donc les ressources de la protection sociale. La résilience des dividendes : c’est l’un des phénomènes les plus frappants au cours de la crise : la masse des dividendes recule dans un premier temps mais ces pertes sont récupérées, et au-delà. Entre les premiers trimestres de 2007 et 2012, les dividendes nets versés auront progressé de 27,4 % contre 6,4 % pour la valeur ajoutée, et 12,5 % pour la masse salariale (graphique 6).
Graphique 6
Le partage de la valeur ajoutée dans la crise. 2007-2012
Source : Insee. Euros courants, base 100 en 2007
Le poids croissant des dividendes est une tendance du capitalisme qui ne date pas de la crise. La part du profit des entreprises françaises allant aux dividendes augmente régulièrement depuis le début des années 1990 (graphique 7). La chute brutale de la part des salaires entre 1982 et 1989 a permis un rétablissement spectaculaire du taux de marge qui s’est maintenu à ce niveau élevé jusqu’à la crise. Mais le bénéfice de ce rétablissement est allé aux actionnaires, dans une proportion augmentant régulièrement. Du coup, le taux de marge disponible (après versement des dividendes) a baissé et se trouve aujourd’hui au même minimum historique qu’en 1982.
Graphique 7
Taux de marge des entreprises et dividendes. 1950-2012
Source : Insee. En % de la valeur ajoutée des sociétés non financières
Cet examen rétrospectif éclaire les coordonnées de la période à venir. On vérifie à nouveau ce que peut recouvrir le discours sur la compétitivité : le blocage des salaires entre 1982 et 1989 n’a pas été consacré à améliorer la compétitivité, ni par une baisse des prix (auquel cas la part des salaires n’aurait pas dû baisser autant) ni par un effort supplémentaire d’investissement et d’innovation. On vérifie aussi la capacité de réaction des actionnaires aux aléas de la conjoncture.
Conclusion : le risque est très grand que la « sortie de crise » prenne la forme d’une austérité durable destinée en réalité à rétablir la rentabilité des entreprises sous contrainte du maintien de la part de la valeur ajoutée des entreprises qui revient aux actionnaires. Le corollaire est qu’une autre voie est possible, mais qu’elle implique un degré élevé d’« euthanasie des rentiers », comme disait Keynes.
Références
Commission européenne (2010a), “The impact of the global crisis on competitiveness”, Quarterly Report on the Euro Area n°1, http://gesd.free.fr/qrea110.pdf
Commission européenne (2010b), European Competitiveness Report 2010, SEC(2010) 1276 final, 28 Octobre, http://gesd.free.fr/ecomp2010.pdf
Husson M. (2012b), « Deux scénarios de partage de la valeur ajoutée après la crise », note hussonet n°47, 15 septembre 2012, http://hussonet.free.fr/scenarva.pdf
Husson M. (2012a), « Economie politique du système-euro », Inprecor n°585/586, http://hussonet.free.fr/eceuroinp.pdf
Husson M. (2010), « Le partage de la valeur ajoutée en Europe », La Revue de l’Ires n°64, http://hussonet.free.fr/psalirsw.pdf
Husson M. (2009), « Capitalisme : vers une régulation chaotique », septembre, http://hussonet.free.fr/impa9web.pdf
Insee (2012), Comptes nationaux trimestriels, http://www.insee.fr/fr/themes/theme.asp?theme=16&sous_theme=8
OCDE (2012), Perspectives de l’emploi ; chapitre 3 : « Partage de la valeur ajoutée entre travail et capital : Comment expliquer la diminution de la part du travail ? », http://www.scribd.com/doc/108556988/OZEMP123F