Cette contribution au colloque du CERAP (Centre d’Etudes et de Recherches en Administration Publique, ULB) de juin 2009 autour du thème « Les réformes de l’administration vues d’en bas », propose d’observer les réactions des travailleurs peu qualifiés des entreprises publiques face aux évolutions managériales.
Une analyse à rebours des discours simplistes sur « la résistance au changement » et « la défense des privilèges ».

Vouloir observer « d’en bas » les réformes en cours depuis le début des années 1990 dans le service public et dans les entreprises publiques – comme le suggère l’intitulé de ce colloque – c’est admettre (ou au moins postuler) l’existence de deux points de vue (au moins) sur ces changements et le fait que ces conceptions soient sociologiquement situées. La tentation est forte, dès lors, de vouloir identifier auprès de certains groupes une prise de position que pourraient précisément expliquer a priori leur position dans l’organisation, leur statut, voire certaines caractéristiques sociologiques (origine sociale, niveau d’instruction, époque à laquelle ils ont été embauchés…).

Dans ce sens, et en cédant volontairement à une certaine simplification, il semble bien que les membres du personnel plus jeunes, plus qualifiés, sous statut contractuel ou encore entrés plus récemment dans l’administration ou dans une entreprise publique soient plus réceptifs aux propositions managériales du projet de modernisation et notamment aux idées d’autonomie, de responsabilisation, de récompenses individualisées et liées à la performance, etc. C’est, par contre, du côté des travailleurs statutaires moins qualifiés (et plus largement syndiqués) que l’on trouvera ce que certains s’empresseront d’identifier comme de la « résistance au changement » voire comme une tentative de préserver des « privilèges ».

Toutefois, s’il semble bien que coexistent dans ces organisations, des attitudes, des sentiments, des jugements, des discours mais également des vécus différents concernant la modernisation en cours, cette vision dichotomique presque déterministe doit être nuancée. Toutefois, une recherche documentaire approfondie et l’analyse en groupe [1] de situations de travail nous amènent à fortement mettre en question l’idée que ces discours sont le reflet de positions a priori. Elles nous permettent, au contraire, de suggérer que la netteté apparente de ce partage est davantage le fait des circonstances dans lesquelles s’est déployé le projet de modernisation. Pour le dire autrement, nous voudrions montrer ici que ce ne sont pas tant les individus qui résistent au changement que le changement qui, sous la forme qu’il a prise, résiste à certains individus.

Observer la modernisation « d’en bas », c’est donc également prêter attention à la manière dont les individus s’approprient les changements et donc des moyens qui sont à leur disposition pour effectuer ce travail. C’est, dans la perspective d’une clinique du travail [2], tenter d’articuler l’expérience du travail réel aux dimensions objectives de son contexte de déploiement, ici un changement managérial de grande ampleur.

Les observations dont nous allons rendre compte ici brièvement proviennent d’analyses et d’interventions menées, dans cette optique, auprès de travailleurs statutaires peu qualifiés et de membres de la délégation syndicale de deux entreprises publiques belges [3]. Nous rendrons compte de certaines composantes du vécu de ces réformes (I) mais aussi de la manière dont elles ont reconfiguré les dynamiques collectives et transformé la nature du travail (II). A titre de conclusion, nous présenterons certaines questions et pistes d’analyse que nous ont permis d’ouvrir ou de suivre cet éclairage nouveau sur les réformes en cours. En d’autres termes, quelles dimensions du projet contemporain de modernisation du service public peuvent être (re)questionnées par le sociologue ou le politologue qui prendrait en considération (et au sérieux) l’expérience de ces travailleurs ? (III).

 Une autre expérience de la modernisation

Derrière l’effervescence et l’enthousiasme témoignés par nombre des protagonistes de ces changements – pour qui il s’agissait (enfin !) de passer d’un système où leurs compétences, leur dynamisme au travail et leur motivation n’étaient guère récompensés à un système où ils se voyaient davantage valorisés tant financièrement que statutairement – existe une autre expérience de la modernisation. A côté de cette évidence selon laquelle les changements tant organisationnels que managériaux qui y sont associés sont à l’origine d’un succès tant économique qu’humain, certains vivent ces changements comme une épreuve douloureuse.

C’est ce que nous a permis d’observer, il y a déjà près de 10 ans, une étude faite au sein d’un service nouvellement constitué de la récente Belgacom (appelons-le ENCODE). Ce service occupait essentiellement des travailleurs statutaires peu qualifiés à une tâche répétitive et peu stimulante. Il s’agissait, pour faire bref, de mettre quotidiennement à jour à la base de données qui allait permettre la constitution des annuaires. Pourtant, c’est moins le contenu de la tâche que les conditions dans lesquelles s’est opéré le changement et ce que ce dernier a finalement « fait d’eux » qu’ont rapidement mis en avant nos interlocuteurs dans nos échanges.

I.1. Dès les premières étapes du changement (en fait dès 1994), l’annonce des restructurations et leurs premières applications constituent une source importante de bouleversements dans un espace qui n’y est pas coutumier. De plus, en contraste avec le développement impressionnant d’une communication destinée à rassurer les utilisateurs comme les investisseurs, le changement vécu de l’intérieur semble se concrétiser tout en cultivant l’incertitude.

Les travailleurs ignorent qui est vraiment concerné et dans quelle mesure : Quels services allaient devoir se transformer ? Comment ? Certains allaient-ils disparaître ? Quelle serait la destination de chacun ? Les collectifs allaient-ils être conservés ? Aucune information claire et précise ne leur parvient et leurs chefs, autrefois relais de la parole du haut, restent muets. Certains d’entre eux ne sont d’ailleurs pas beaucoup plus informés. « Ce n’était plus les mêmes têtes en haut, nous dit Richard, un ancien chef d’équipe aujourd’hui préretraité, on avait bien des réunions où on nous disait comment ça se passait mais c’était plutôt semaines après semaines. […] On ne savait pas ce qui allait se passer le mois d’après mais on savait que ce n’était pas bon » [4].

I.2. De manière remarquable, les témoignages recueillis au sein du service ENCODE se marquent par un même événement radical [5]  : une rupture avec une activité quotidienne et intégrée mais aussi, souvent, avec des personnes dont ils avaient pu apprécier la valeur avec le temps et avec lesquels ils avaient donc pu établir des relations de confiance [6]. Les raisons de cette rupture sont multiples, liées à la fermeture, à la relocalisation ou à la requalification du service auquel ils appartenaient. Mais, si beaucoup de nos interlocuteurs ont mis en avant la violence de l’arrachement à un monde maîtrisé, ils nous ont surtout fait part d’un sentiment fort de déconsidération.

Ils évoquent, tout d’abord, l’aisance avec laquelle les individus sont considérés comme « interchangeables » (puisque non-qualifiés) et déplacés d’une fonction à l’autre, de façon ponctuelle ou définitive, au « gré des besoins ». Au mépris des expertises implicites acquises (de ce que l’on appelle aussi le « métier ») ou tout simplement de leurs goûts, les acteurs du changement ont en effet proposé aux membres du service ENCODE (comme à de nombreux autres dans l’entreprise) une brève reconversion qui en a fait les opérateurs d’un système informatique qui leur est inconnu. Certains n’avaient même jamais utilisé d’ordinateurs. D’autres qui avaient l’habitude du grand air ou qui se plaisaient dans la diversité des tâches se retrouvent dans un emploi routinier, entièrement informatisé et ne favorisant aucunement la communication. Ils s’interrogent, ensuite, sur la façon dont on admet qu’une fonction qui nécessitait le travail d’une équipe et un long apprentissage puisse aujourd’hui être exercée par un seul individu inexpérimenté disposant de trois journées de formation. Enfin, ils regrettent que les changements se soient accomplis sans eux, sans que l’on reconnaisse leur « expertise » du terrain, leur connaissance sensible des fonctions qu’ils exercent, sans tenir compte de ce que l’on appelle également leur « métier ».

I.3. Au final, beaucoup ont cette impression forte de se trouver sur une « voie de garage », trop jeunes pour avoir bénéficié des plans de préretraite, trop âgés pour être considérés comme véritablement utiles. S’impose même, dans certaines situations, le sentiment, qu’au fond, « on ne sert plus à rien ».

Très tôt dans notre enquête, nous avons rencontré Benoît qui travaille à Belgacom depuis les années 1970. Rencontré en marge des entretiens, sa situation nous est présentée comme « particulière » tant par les membres du management que par ses collègues. Il est un « inclassable », quelqu’un dont on dit aussi, qu’« il ne lui reste plus qu’à attendre sa pension » et qu’il pourra « profiter » de son statut et de son salaire jusque là. Au moment où nous l’avons rencontré, Benoît attendait sa réaffectation depuis près de cinq années pendant lesquelles il a été occupé dans l’un ou l’autre petit boulot. « J’ai du conduire les camionnettes à la peinture quand il a fallu les repeindre, quand l’entreprise a encore changé d’image, plus bleue qu’avant ». « Plus bleue » parce que le logo précédent, adopté en 1992, était encore trop rude, pas aussi rond ni léger que celui qui a finalement été choisi en 2002. Pour Benoît, ce changement s’est traduit par quelques semaines d’activité qui ont favorablement tranché avec l’ennui qui monopolisait son quotidien de travail. Lui qui prenait plaisir au travail collectif, au métier technique et de grand air qui était le sien, vit désormais dans l’attente d’une « occupation », quitte à ce qu’elle n’ait rien à voir avec ce qu’il aime ni avec ce qu’il sait vraiment faire.

Pourtant, lorsqu’on l’interroge sur les changements qu’il a connu pendant ces dix dernières années, il ne se montre pas nostalgique. Le manque d’efficacité est un fait qu’il ne nie pas. Bien au contraire, pour Benoît, « il fallait que les choses changent. Ca ne pouvait plus aller comme ça ! […] On perdait du temps dans tout et puis c’était désorganisé et tout ». Pas de sentimentalisme vis-à-vis de la Régie et de ses camionnettes oranges, non plus : « Que la régie change de nom et que les camionnettes deviennent vertes puis bleues, bien. Qu’on nous demande de nous mettre à l’anglais, très bien. Qu’on nous donne de nouveaux outils et qu’on nous demande de faire de l’informatique, très très bien. Mais c’est ce qu’il y a derrière tout ça qui ne va pas ».

I.4. Pour particulière que soit la situation de Benoît, son malaise et l’insensé d’une situation d’emploi sans travail (ou de statut sans métier), font également écho, à des degrés divers, à de nombreuses situations personnelles de travail. « Derrière » le changement ou « sous la surface » de l’organisation, circulent ainsi d’autres peines et d’autres plaintes que nos sollicitations nous ont permis d’entendre. Il s’y trouve aussi des drames humains « regrettés par l’organisation » (il fut question de plusieurs suicides de membres de Belgacom dont certains sur le lieu de travail).

Le management ne peut aisément ignorer que de telles plaintes existent, que de tels drames ont lieu : il faut gérer à partir des absences mais aussi communiquer vers le public sur les événements les plus malheureux et vers les actionnaires sur ce que les indicateurs laissent apparaître, par exemple en termes d’absentéisme. Cadres, managers ou consultant experts en changement organisationnel ne peuvent non plus ignorer qu’ils participent à mettre en œuvre les changements incriminés par ceux qu’ils ont la responsabilité de gérer. Mais ceux que nous avons rencontrés dans le cadre de ce travail exploratoire ne sont certainement pas apparus désarçonnés par « si peu ».

C’est alors que surgit l’explication : si ces individus souffrent, et chacun veut bien considérer que c’est le cas, c’est qu’ils « résistent au changement ». La logique implacable de ce faux concept ne semble laisser place à aucune hésitation, sauf à être animé de la mauvaise foi typique du sociologue. A cette seule condition, on ne peut qu’être interpellé par le recours systématique à cette explication et par ce qu’elle révèle quant à la représentation qu’on les promoteurs du changement de celui qui ce trouve aux marges du jeu.

 Des individus privés de repères

Les récits et analyses démontrent évidemment la diversité des réactions individuelles possibles et de ce qu’il y a (ou aurait eu) lieu de faire pour « agir malgré tout » dans les situations examinées : maintenir fermement ses « fidélités éthiques » et s’arc-bouter sur les convictions établie tout au long du parcours ; faire ce qu’il y a à faire pour le bien du service et des usagers quitte à transgresser, à la fois la règle et ses convictions ; ou encore, faire simplement en sorte de ne pas boire la tasse et de ne pas faire de son quotidien une lutte permanente en évitant de « faire des vagues ». Dans le contexte particulier où nous les observons, ces différentes attitudes [7] révèlent cependant moins une position héritée de traits psychologiques ou sociologiques que des tentatives concrètes et opératoires de répondre aux contradictions des situations dans lesquelles sont pris les individus tout en tentant, d’une part, de mener son travail à bien et, d’autre part, de se préserver. La compréhension des facteurs qui engendrent ces attitudes est donc essentielle pour comprendre cet autre point de vue sur la modernisation.

II.1. En premier lieu, il est nécessaire de constater que le mouvement contemporain de modernisation ne correspond en rien à ceux qui l’ont précédé. Le changement que nous observons va bien plus loin que la modernisation d’une image ou d’un outil : il est également de nature idéologique [8] et met dos à dos deux conceptions radicalement différentes du service public. Ces conceptions renvoient à deux époques historiques de leur développement : celle dans laquelle beaucoup de travailleurs statutaires ont été socialisés (époque du « compromis moderne ») et celle que nous connaissons aujourd’hui (et que nous proposons d’appeler, par comparaison, celle du « compromis hypermoderne » [9]). Pour éclairer notre propos, notre présentation – nécessairement sommaire – empruntera au cadre d’analyse de la sociologie de la critique (ou sociologie des régimes d’action).

Dans le « compromis moderne », qui a produit et justifié le principe de service public jusque à la fin du XXe siècle, les « mesures destinées à accroître l’efficacité du travail sont justifiées, notamment auprès des personnels, par le souci du bien commun des usagers » [10]. Les investissements auxquels ont consenti les Etats dans le champ industriel avaient ainsi pour objectif d’assurer le développement de réseaux et de services performants, ce que le secteur privé ne pouvait alors assumer. La création des services publics se justifie donc, en premier lieu, par un souci d’efficacité, de rigueur et de fiabilité. Ensuite, le service public est tendu vers la réalisation d’objectifs globalisés et impersonnels adressés au citoyen, pour le bien de minorités ou d’autres catégories de la population auxquelles il est destiné. En ce sens, « c’est en tant qu’ils appartiennent à ces collectifs ou les représentent que la valeur des êtres humains [est prise] en considération » [11]. Les lois, arrêtés et autres actes gouvernementaux et parlementaires jouent enfin un rôle primordial d’étayage du service public.

Notons encore que la rencontre de ces deux formes de grandeurs – que la sociologie de la critique nomme industrielles et civiques – est spécifique et, en vertu de tout ce qui peut séparer l’ordre de la performance et celui de la volonté générale, ce « compromis » renvoie effectivement à une tradition dans le monde du travail : développement d’un droit du travail, du syndicalisme, des acquis sociaux des travailleurs, du statut, etc. Il serait ainsi erroné de considérer le service public et l’industrie privée comme naturellement opposés. Nous observons, au contraire, jusque dans les années 1970, la complémentarité et l’opportunité du service public par rapport aux développements contemporains du capitalisme. Les initiatives privées et publiques s’inscrivent dans un compromis définissant et structurant la société moderne en y engageant les individus autour de valeurs semblables : l’exaltation du progrès et la sécurité de carrière.

La seconde conception du service public qui tend à s’imposer aujourd’hui, met en tension ce compromis fondamental. Elle trouve ses origines dans les limites du compromis initial et, en particulier, dans l’obsolescence progressive des valeurs de progrès et de sécurité de carrière au profit de celles d’épanouissement personnel et de projet. Elle se nourrit également des critiques qui ont, dès les années 1970, été adressées au principe d’une administration publique et à l’organisation bureaucratique. C’est en cela que la modernisation contemporaine ne peut être seulement considérée comme une modernisation de l’outil : les réformes ont aussi contribué de manière remarquable à rendre effective une nouvelle conception de la place et du rôle des entreprises public et du service public et, donc, à mettre en œuvre un nouveau compromis « d’hypermoderne ».

Ainsi, comme le souligne Laurent Thévenot, c’est bien « en réponse à une interrogation sur les moyens de rendre les organisations – et particulièrement les organisations publiques – plus décentralisées, plus flexibles et plus innovantes, [que] la figure de la concurrence par le marché est aujourd’hui présentée fréquemment comme la solution simple et unique ». C’est pourquoi, en premier lieu « […] le mouvement récent de modernisation des services publics s’est traduit par la mise en place d’une logique de marché à la différence de mouvements antérieurs qui avaient surtout impliqué des rationalisations techniques et méthodiques » [12]. En second lieu, ce sont bien les valeurs du « nouvel esprit du capitalisme » [13] qui se sont imposées et sont entrées en écho avec l’aspiration des personnels de ces organisations. C’est ainsi que les principes d’autonomie et de responsabilisation ont contrasté de manière remarquable avec la discipline et le principe de délégation bureaucratique. Mais, dans le même temps, ce sont aussi les principes de service à la collectivité qui se sont estompés au profit du souci permanent de rentabilité économique.

II.2. En deux décennies, la pertinence, les principes et donc la légitimité de l’Etat à intervenir dans le champ industriel et économique se trouvent très largement mis en cause, de même que les moyens qu’elle a mis en œuvre pour y parvenir. « Le changement en rupture » (slogan accompagnant la modernisation de Belgacom) s’annonce de manière triomphante et impose de manière rapide de nouvelles manières de faire et de nouvelles manières d’êtres. Mais toutes les dimensions de ce changement ne se révèlent pas avec la même clarté. Il y a ainsi dans la dynamique d’hypermodernisation une part largement mise en évidence dans la communication de ces organisations. On peut ainsi évoquer : le souci d’accroître l’efficacité fonctionnelle du service public ; la diversification des produits et services offerts ; l’indépendance de ces organisations à l’égard du politique ; etc. Mais il y a également une part forte d’implicite qui mène certains auteurs à se demander si l’importance manifestée par le souci de dé-bureaucratisation des administrations publiques ne joue pas un rôle « d’écran occultant un type d’action autre […] qui en appelle alors à un débat sur les missions qui serait autrement plus problématique » [14] ?

Sans entrer dans les détails d’une telle analyse, nous pouvons évoquer la tension ou la contradiction qui se révèle lorsque nous confrontons les arguments du « compromis moderne » à ceux du « compromis hypermoderne ». L’observation et l’analyse en groupe de situations concrètes de travail témoignent, tout d’abord, de l’existence de véritables conflits idéologiques qui actualisent au niveau des situations quotidiennes l’existence de cette rupture entre deux états socio-historiques différents des entreprises publiques. Ces conflits s’engagent généralement avec l’autorité autour de la définition des finalités de l’action. Mais ils partagent également le collectif des travailleurs statutaires peu qualifiés entre ceux qui considèrent ce niveau de conflit comme central et ceux qui, adhérant ou souhaitant adhérer à ces nouveaux principes, préféreraient davantage trouver des solutions opérationnelles à cette contradiction.

Les questions que font remonter les analyses sont nombreuses et fondamentales : jusqu’où les principes traditionnels du service public n’offrent-ils pas eux-mêmes un espace potentiel de contradictions (et cela même s’ils sont considérés comme essentiels) ? Jusqu’où sont-ils à mettre en question ? Qu’est-ce qu’un bon chef ? De qui puis-je légitimement recevoir un ordre ? Qu’est-ce que « bien travailler » ? Dois-je « bien travailler » selon les critères que l’on m’impose ? Quel est mon rôle dans cette entreprise ? Ces interrogations, ils se les adressent tout autant les uns aux autres qu’à eux-mêmes, témoignant finalement du fait que ces conflits et ces contradictions sont aussi très largement intériorisés. La rupture que nous identifions au niveau socio-historique se répercute donc en contradictions qui affectent la capacité des individus à produire un sens en commun sur ce qui se joue quotidiennement dans les espaces de travail et au sujet de leur propre activité. Toutes ces questions, fondamentales dans et donc pour la santé mentale des individus, apparaissent problématiques. Se situer et agir dans l’entreprise publique dans laquelle on a peut-être passé l’essentiel de sa carrière voire de sa vie ne semble plus aller de soi et cela est dû, en premier lieu, à la nature même du changement.

II.3. En second lieu, prendre acte de ces tensions subjectivement vécues et de ce qu’elles ont d’objectivable implique aussi de se poser la question de ce qui maintien certains dans cette impasse. Comment se fait-il, en d’autres termes, qu’ils n’aient pas été en mesure de dépasser ces contradictions et de trouver réponse à ces questions, comme d’autres l’ont fait dans ces mêmes organisations ? Le travail des groupes d’analyse a également permis de donner une réponse à cette question en se rapportant aux aspects organisationnels du changement, c’est-à-dire à la mise en œuvre concrète du projet.

Ainsi, lorsqu’ils s’attachent à comprendre les raisons de leur malaise et de leur désorientation, les individus nous renvoient de manière presque systématique à différents aspects des transformations du cadre de leur activité. A ce niveau d’observation, l’entreprise publique modernisée apparaît être une organisation totalement reconfigurée, en particulier autour d’un management de plus en plus individualisé des ressources humaines ainsi que par « une remise en cause fondamentale des principes fondateurs du lien social et de la solidarité sociale tels qu’ils se sont construits pendant la période industrielle » [15].

La réorganisation s’est traduite, par exemple à Belgacom, par une recomposition parfois profonde des équipes et la création de nouvelles frontières entre les services [16], par une inscription individuelle des travailleurs dans des processus de reconversion [17], etc. en d’autres termes, en déconstruisant les collectifs de base et les réseaux relationnels informels que les individus avaient tissés tout au long de leur parcours. Ces nouveaux aménagements des espaces et des dynamiques relationnelles ont une influence directe, non seulement sur les dynamiques de travail mais également sur les dynamiques interpersonnelles. Or, ce sont ces dernières qui supportent la fabrication du sens et la capacité réflexive des individus. Privés de ce support et de la possibilité de délibérer avec leurs pairs sur le sens de leur action, ces derniers sont davantage confrontés au risque de rumination et d’aliénation [18].

De même, la diversification de la condition salariale et statutaire dans ces entreprises a certainement contribué à cette fragmentation du collectif initial. Particulièrement, l’arrivée massive de travailleurs contractuels a sans rendu plus complexe le profil des travailleurs par une diversification croissante des parcours, des projets individuels, des destins dans l’organisation mais aussi, pour reprendre l’expression de Max Weber, de « visions du monde ». Ainsi, si autrefois « on ne postulait pas par hasard dans un service public », une part non négligeable de ceux qui s’y présentent aujourd’hui considère cet emploi au « même titre que n’importe quel emploi au sein de n’importe quelle autre entreprise » [19]. Comme plusieurs travailleurs contractuels en ont témoigné, ils n’y entrent pas pour faire carrière, mais « pour l’expérience », même s’ils le font pour certains avec l’espoir que, peut-être, « cette fois sera la bonne » et même s’il faut donc s’accrocher « plus que ceux qui n’ont plus rien à perdre ni à gagner » parce qu’ils « n’ont pas à s’inquiéter de savoir où ils travailleront demain ».

Enfin, transversalement à ce mécanisme d’individualisation du collectif, les travailleurs sont aussi confrontés à l’intensification croissante de la charge du travail. Celle-ci est la conséquence directe et nécessaire des procédures de rationalisation du travail et d’allègement du poids de la main-d’œuvre qui constituent les axes majeurs du changement.

 Conclusions

Au final, ce regard de biais sur la modernisation, même furtif, la révèle plus complexe qu’elle ne se présente généralement. Et si ce décentrement est utile c’est qu’il permet d’interpeler la modernisation dans ce qu’elle a à la fois de pragmatique mais également d’idéologique.

Se pose ainsi, en premier lieu, la question de ce que le changement fait des individus et donc de la manière dont il a été mené. Rappelons-nous que la critique dont faisait l’objet le service public traditionnel n’état pas seulement, ni essentiellement « théorique ». A tous les niveaux, les acteurs du service public ont également suscité et adhéré à certains éléments de cette critique et ont participé à l’imposer dans le débat. Or, tous les acteurs de ces organisations n’ont pas eu la même opportunité d’embarquer dans le train du changement dans les mêmes conditions et, donc, avec les mêmes conséquences. A la manière des « placardisés » qu’étudie Dominique Lhuilier, certains se vivent comme « rejetés hors de la circulation symbolique du groupe auquel ils appartiennent encore formellement » [20], tenus à l’écart des « réseaux producteurs de la richesse et de la reconnaissance sociales » [21] et finalement comme marginaux dans leur propre entreprise. Comment considérer de fait que les promoteurs du changement admettent que ce dernier soit à la fois source d’implication et d’engagement pour les uns et suscite le malaise et l’exclusion d’autres ?

Dès lors, en second lieu, se pose la question du possible re-déploiement d’une critique sociale constructive dans le contexte de modernisation ; cette critique n’est d’ailleurs pas à entendre comme une nécessaire opposition au projet de modernisation mais davantage comme une mise à l’épreuve de certaines certitudes. Mais comment alimenter ce dialogue constructif dès lors que la plainte de ceux qui sont susceptibles d’en alimenter la dimension expérientielle reste « inaudible » (du fait de leur isolement et du peu de considération qui est apporté à leur propos) ? Cette question se pose tant au niveau des valeurs que des pratiques organisationnelles.

D’une part, adopter le point de vue de ces travailleurs généralement plus âgés et être à l’écoute de leur expérience du service au public nous permet de prendre la mesure du caractère idéologique de la modernisation. En ce sens, l’expérience des travailleurs statutaires peu qualifiés est aussi celle de la mise à la marge d’une certaine conception du service public par l’imposition d’un « nouvel esprit des entreprises publiques » qu’il semble impossible de remettre en question. Que penser effectivement d’une entreprise dite publique qui met à ce point à l’index les valeurs qui ont porté l’intervention publique dans le domaine industriel depuis plus d’un siècle ?

D’autre part, peu sont ceux qui refusent en bloc le vocable de « client » et l’incorporation de pratiques commerciales à leur activité. Les travailleurs rencontrés ne craignent ainsi pas tellement que le service soit d’une autre nature (il s’agit toujours bien, dans un cas, d’assurer un service à la population) mais bien que les moyens mis en œuvre pour atteindre cette performance ne remplissent pas leurs promesses. Or ce sont bien les moyens de délibérer collectivement sur le travail et chercher à mieux le mener dont sont aujourd’hui privés certains catégories de travailleurs. Est-ce dès lors un manque de volonté, de moyens ou de clairvoyance qui empêche de créer les conditions d’une coopération utile au projet de ces organisations ?

P.-S.

John Cultiaux & Marc Scius, « Les travailleurs statutaires peu qualifiés dans la modernisation des entreprises publiques », Pyramides, n°17.

Notes

[1L. Van Campenhoudt, J.-M. Chaumont et A. Franssen, La méthode d’analyse en groupe. Application aux phénomènes sociaux, Paris, Dunod, 2005.

[2D. Lhuilier, Cliniques du travail, Paris, Erès, 2006.

[3Observations dont nous avons déjà eu l’occasion de rendre compte par ailleurs : J. Cultiaux, « La place de délégué syndical à l’épreuve de la modernisation : quel espace pour la critique sociale dans l’entreprise publique ? », Pyramides. Revue du laboratoire de recherches en administration publique, 10, 2005, pp. 79-93 ; J. Cultiaux, « Les destins de la rupture. Observation d’une crise et de son dépassement dans le cadre d’une modernisation », Connexions 84-2, 2006, pp.191-208 ; J. Cultiaux, « Aux marges de l’entreprise publique modernisée : quelles conditions d’existence et de reconnaissance ? », F. Hanique, L. Servel, Exister dans l’entreprise, Paris, L’Harmattan, 2008 ; M. Scius, D’une administration publique à une entreprise commerciale : impacts identitaires pour le militant syndical, Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de licencié en sciences politique, économique et sociale, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2008.

[4Nous distinguons les propos recueillis et retranscrits par l’utilisation de guillemets et d’une police italique.

[5« L’événement renvoie à une variation dans le réel, à une sorte de « bougé » élémentaire du réel. […] L’événement ainsi conçu serait ce qui viendrait introduire une discontinuité, comme une déchirure dans le tissu du réel, dans la trame paisible, régulière des choses. […] Autre trait généralement associé à l’événement : la singularité. […] L’événement – dans le sens le plus général – s’il peut toujours être singulier – en tant qu’il désigne toujours ceci ou cela, qui advient, ici ou là, alors, dans ce temps précis –, peut par ailleurs être parfaitement prévisible, déduit d’une loi générale qui en fonde l’absolue nécessité ». M. Legrand, L’entretien Biographique, Paris, Epi, 1993, p. 130.

[6Les concepteurs du plan de requalification n’ont ainsi pas jugé utile de conserver les groupes de travail et ont privilégié une approche individuelle des dossiers de reconversion.

[7Ces différentes réactions évoqueront sans doute au lecteur le schéma proposé par A. Hirshman (exit/voice/loyalty). Nous y voyons personnellement davantage les trois phases « psychologiques » successives de réaction des individus au processus de désinsertion mises en évidence par V. de Gaulejac et I. Taboada-Léonetti (op. cit.) et qu’ils nomment : la phase de résistance, la phase d’adaptation et la phase d’installation. Sans entrer dans le détail de cette analyse, il s’agit bien pour nous de constater de la mise en œuvre d’un processus d’exclusion (cfr. J. Cultiaux, 2008, op. cit.) .

[8Nous entendons très simplement par idéologie « un système d’interprétation du monde social qui implique un ordre de valeurs et une conception de l’action » in V. de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2005, p. 46.

[9Cfr. N. Aubert, L’individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004 ; V. de Gaulejac, op. cit. ;

[10L. Boltanski et L. Thévnot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 403.

[11op. cit., p. 231.

[12L. THEVENOT, « Tensions critiques et compromis entre définitions du bien commun : l’approche des organisations par la théorie de la justification » in J. AFFICHARD, Décentralisation des organisations et problèmes de coordination : principaux cadres d’analyse, Paris, l’Harmattan, 1997.

[13L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[14A. Hatchuel, M. Jougleux et F. Pallez, « La création de produits dans les services publics : la dimension oubliée » in C. Grenion et R. Fraisse (dir.), Le service public en recherche. Quelle modernisation ?, Paris, La documentation française, 1996, p. 268.

[15P. Vendramin, Le travail au singulier. Le lien social à l’épreuve de l’individualisation, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2004, p.42.

[16Sous l’impulsion du plan TURBO (« Transforming, Upgrating, Responsabilising Belgacom’s Organisation »)

[17Sous l’impulsion du plan PS (« People, Team and Skills »).

[18Christophe Dejours parle « d’aliénation sociale » pour désigner la situation d’individus en prise avec le travail réel mais privés de la possibilité d’obtenir reconnaissance d’autrui, cette reconnaissance provenant tout autant de leurs supérieurs (jugement d’utilité) que de leurs pairs (jugement de beauté). C. Dejours, Travail et usure mentale, Paris, Bayard. Sur l’impact des nouveaux modes de management et d’organisation du travail dans l’entreprise publique sur la capacité délibérative des travailleurs, voir l’analyse approfondie présentée dans : F. Hannique, Le sens du travail, Paris : Erès, 2004.

[19Les citations reprises dans ce paragraphe sont extraites d’entretiens menés auprès de plusieurs contractuels.

[20D. Lhuilier, Les placardisés, Paris, Seuil, 2002, p.57.

[21R. Castel, « Les marginaux dans l’histoire » in S. Paugam, L’exclusion. L’état des savoirs, Paris : La Découverte, 1996, pp. 32-41