Le projet de loi travail faisable et maniable n’est finalement pas entrée en vigueur le 1er février 2017 !
Il est encore en discussion à la Chambre pour cause d’amendements de l’opposition.
Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus dès maintenant sur « La loi Peeters et la marchandisation du temps », voici un article de B. Bauraind et A. Dufresne reprenant le contexte historique, les enjeux de la transformation en profondeur de la réglementation sur le temps de travail et l’analyse des mobilisations qu’elle a provoquées.
Celui-ci est issu du dernier Gresea Echos (88) intitulé « Loi Travail : attention Danger ! » qui fait, plus largement, un tour d’horizon des projets de Loi qui attaquent nos codes du travail, partout en Europe : en Grèce, en Espagne et en France, chaque cas révélant un des symptômes de cette épidémie des lois Travail. Pour le commander, dès maintenant, cliquez ICI
En avril 2016, le ministre de l’Emploi, Kris Peeters (CD&V), a présenté une note visant à réformer de manière structurelle la législation sur le travail en Belgique. L’élément le plus significatif de la série de mesures proposées est la réforme de la période de référence sur laquelle le temps de travail est calculé. Plus largement, et comme pour les autres « lois travail » en Europe, le projet du gouvernement fédéral est une transformation en profondeur de la réglementation sur le temps de travail en Belgique.
Cette réforme a déclenché un cycle de contestations sociales en Belgique entre avril et octobre 2016. Si elles ne semblent pas pouvoir empêcher une augmentation du temps de travail pour certaines catégories de travailleurs ainsi qu’une intensification de la flexibilité, les mobilisations syndicales et citoyennes ainsi que la pression politique exercée par la CSC (syndicat chrétien) sur son allié traditionnel, le CD&V, ont quelque peu fait reculer le gouvernement.
Avant de poser la question des enjeux de fond de cette réforme du travail en Belgique et d’analyser les mobilisations qu’elle a engendrées, il est important de replacer la « réforme Peeters » dans le contexte historique du temps de travail en Belgique [1].
Le 19ème siècle : la loi du propriétaire et la « liberté d’esclave » de l’ouvrier
Au fil des luttes sociales, le temps de travail est passé d’environ 72 heures semaine de facto au siècle passé à 48 heures hebdomadaires en 1921, avant de se fixer à 38 heures semaine en 2001. Cette perspective historique est importante pour mieux comprendre comment l’actuel gouvernement souhaite nous faire remonter, sous certains aspects, presque 80 ans en arrière !
Au 19ème siècle, il faut se rappeler que le territoire belge, que ce soit sous le régime hollandais (1815-1830) ou après son indépendance, constitue un havre de libéralisme hostile à toute intervention de l’Etat en matière de réglementation du travail. Le pouvoir politique en place, qui représente avant tout les intérêts du capital national, brandit l’argument de la « liberté du travail » : l’Etat ne doit pas s’immiscer dans le contrat de travail, strictement privé, conclu entre l’employeur détenant le capital et l’ouvrier qui offre « librement » sa force de travail contre rémunération. En pratique, cela revient à une « liberté d’esclave » pour l’ouvrier du 19ème siècle. Ses conditions de travail et d’existence sont extrêmement misérables. Les salaires sont à peine suffisants pour acheter la nourriture quotidienne. Les ouvriers s’endettent auprès de leur employeur par le système du « troc-paiement en nature » dans les magasins patronaux. La durée du travail est généralement de 12 heures par jour pour tout le monde, y compris les enfants, avec trois repos d’une demi-heure, et la plupart du temps six jours sur sept. Elle peut aller jusque 16 heures suivant les commandes et les rythmes saisonniers (en hiver, la journée est un peu plus courte faute de lumière) [2]. A l’époque, la gestion et le contrôle du temps de travail par le capitaliste participent à la domination de la classe laborieuse qui ne commencera à être remise en cause qu’à la fin du 19ème siècle avec la structuration du mouvement ouvrier.
L’évolution des lois sur le temps de travail en Belgique 1843 : enquête sur la condition ouvrière et sur le travail des enfants 1864 : revendication de la journée de 8 heures de travail par l’AIT 1886 : insurrection populaire dans les grands centres industriels belges 1900 : loi sur le contrat de travail restreint le droit de résiliation unilatérale de l’employeur 1905 : loi instituant le repos du dimanche 1921 : loi instituant la semaine de travail à 48h, loi qui garantit la liberté d’association 1936 : loi instituant la semaine de congés payés et l’assurance chômage obligatoire 1964 : loi instituant la semaine de travail à 45 heures 1978 : loi instituant la semaine de travail à 40 heures 1996 : loi instituant la semaine de travail à 39 heures 2001 : loi instituant la semaine de travail à 38 heures |
Le mouvement ouvrier se structure : les « trois fois huit »
L’association internationale des travailleurs (AIT), créée à Londres en 1864 et présente dès le départ en Belgique, inscrit dans son programme les fameux « trois fois huit » (8 heures de travail, 8 heures de repos, 8 heures de loisir) afin de redonner la maitrise de son temps au travailleur et de permettre son émancipation. A la fin du 19ème siècle, la journée des huit heures devient l’une des principales revendications du mouvement ouvrier aux Etats-Unis, en France, et en Belgique. En 1894, elle sera l’un des points du programme du Parti ouvrier belge (POB) à côté de l’interdiction du travail des enfants, de l’interdiction du travail de nuit et du repos du dimanche.
C’est en 1886 à la suite de la première grande révolte ouvrière que s’ébauche un droit du travail belge. Durant plusieurs jours, des mineurs, des fondeurs et des verriers des bassins industriels de Charleroi et de Liège arrêtent les fabriques, incendient des ateliers et des châteaux appartenant aux patrons. La révolte, réprimée dans le sang, fera une vingtaine de victimes [3]. Mais cette explosion sociale va également accélérer l’adoption de lois sociales : la loi sur le paiement des salaires en 1887, celle sur l’inspection et la sécurité des lieux de travail en 1888 et, en matière de temps de travail, une loi, votée en 1889, prévoit, entre autres, l’interdiction du travail industriel pour les enfants de moins de 12 ans [4]. Néanmoins, l’Etat ne légifère pas encore sur le temps de travail des ouvriers adultes. Suivront quelques avancées législatives en matière de droit du travail : loi sur le contrat de travail qui restreint le droit de résiliation unilatérale de l’employeur (1900), loi sur le repos du dimanche (1905).
Il faudra attendre l’entre-deux-guerres et le début de l’interventionnisme étatique en matière sociale [5] pour qu’une loi fixe le temps de travail pour tous à 48 heures par semaine et à huit heures par jour, en 1921. Avant d’être votée, cette loi a fait l’objet de vifs débats : les syndicats réclamaient un partage des gains de productivité sous la forme d’une diminution du temps de travail alors que ses opposants craignaient une perte de compétitivité belge.
A partir de 1930, la grave récession économique qui touche l’Europe s’accompagne d’une montée rapide du chômage (de 4% en 1929 à 40% en 1932). C’est à ce moment qu’apparaît l’idée de la semaine de 45, voire de 40 heures. Les grèves de juin 1936 qui font écho au Front populaire en France permettent d’obtenir des avancées législatives, et en particulier la semaine de congés payés et l’assurance chômage obligatoire.
Démocratie économique et réduction du temps de travail
Dès l’entre-deux-guerres, la démocratie économique et sociale belge se met progressivement en place avec la négociation entre syndicats et patronats comme voie possible pour fixer les salaires et réglementer le temps de travail. L’après-guerre généralise les premières expériences de concertation sociale de l’entre-deux-guerres : le pacte social de 1944 a pour objectif le partage des gains de productivité sous la forme soit d’une augmentation des salaires, soit d’une réduction du temps de travail. Jusqu’en 1954, les syndicats réclament le respect de la loi de 1921 et de 1936, sans recourir aux commissions paritaires. Ce n’est qu’en 1955 que les syndicats organisent, avec des modalités différentes selon les secteurs, progressivement la réduction du temps de travail à 45 heures par semaine, marquant le début du recours systématique aux commissions paritaires pour fixer la durée du travail au niveau sectoriel.
Jusqu’au milieu des années 1970, la durée du travail journalière, hebdomadaire et annuelle connaît une réduction linéaire et continue qui s’explique par une baisse continue du temps de travail conventionnel. Les lois de 1964 et 1978 généralisent respectivement la durée du travail à 45 heures et à 40 heures semaine, cette dernière entérinant ce qui avait été acquis dans la majorité des secteurs par la négociation collective [6].
Source : Defeyt Philippe, Temps de travail : évolutions historiques et enjeux de court et moyen termes, Institut pour le développement durable, janvier 2016, p.2.
En revanche, à partir des années 1980 démarre une longue période de quasi-stabilité du temps de travail moyen (voir graphique ci-dessus) sur une autre base : la durée conventionnelle du temps de travail ne bouge quasiment plus et la forte hausse des temps partiels est accompagnée par une augmentation du temps de travail moyen des salariés à temps partiel. En effet, cette nouvelle période voit la réduction collective du temps de travail s’essouffler au profit de la mise en place de solutions plus individuelles, au niveau de l’entreprise.
Dans le contexte du chômage de masse s’opère un changement du rapport de force, le patronat passe à l’offensive, aménageant le temps de travail selon les besoins de l’entreprise, en soumettant le travailleur au temps partiel et à la flexibilité ou en faisant financer la réduction du temps de travail par la collectivité grâce au mécanisme de chômage économique.
Les années 1980 : aménagements individuels de la durée du travail
Au début des années 1980, le gouvernement conservateur Martens V, composé des libéraux et des sociaux-chrétiens, décide de plancher sur la compétitivité de l’économie belge. Entre 1981 et 1985, il lance une première salve de mesures néolibérales composée, entre autres [7], de politiques d’activation des chômeurs (1982 et 1983) ou de mesures visant à flexibiliser le temps de travail à travers la notion de durée hebdomadaire moyenne de travail.
Cette mesure, appelée petite flexibilité, introduit dès 1983 la possibilité d’augmenter la période de référence sur laquelle le temps de travail est calculé. Après négociation, les interlocuteurs sociaux peuvent décider de passer de la semaine au trimestre, voir à l’année. Ces mesures sont contenues dans une loi dite de « redressement » [8]. Outre la réduction de la protection des délégués syndicaux et l’affaiblissement de l’encadrement juridique du contrat de travail, cette loi vise principalement à aménager le temps de travail en Belgique. [9]
Cette petite flexibilité offre déjà à l’époque la possibilité aux entreprises de déroger aux limites maximales de la durée journalière (jusqu’à 9 heures) et hebdomadaire (jusqu’à 45 heures) de travail. A partir de 1986, l’ensemble des organisations syndicales accepte le principe de flexibilité en échange d’un plus grand contrôle sur sa mise en place (de préférence au niveau sectoriel) et d’une garantie de création d’emplois.
En 1987, le législateur ajoutera des régimes spécifiques quant au travail de nuit et du week-end dans le cadre des « nouveaux régimes de travail ». Pour éviter la prestation d’un trop grand nombre d’heures supplémentaires dans le régime de petite flexibilité, un garde-fou, appelé limite interne, a été prévu par le législateur. Lorsque les heures supplémentaires atteignaient un certain seuil, l’employeur devait automatiquement octroyer des récupérations au travailleur. Le seuil de cette limite interne fut constamment repoussé pour autoriser aujourd’hui jusqu’à 143 heures de dépassement dans le projet actuel. Certaines entreprises vont plus loin. En Belgique, le secteur automobile a connu une flexibilisation forte depuis les années 1980. Celle-ci a atteint son apogée en 2006 lors de la reprise par Audi du site bruxellois de Volkswagen. La nouvelle direction de l’usine exige alors l’adoption du « Plus minus conto » en échange de ses investissements. Il s’agit d’une adaptation du temps de travail en fonction du cycle de vie d’un modèle de voiture.
La comptabilité du temps de travail se fait dès lors sur une durée de six ans [10]. Ce système est une nouvelle dérogation à la loi sur le temps de travail et sur les heures supplémentaires en Belgique. Les organisations syndicales de la métallurgie refuseront cependant l’extension de ce système à l’ensemble du secteur.
En 2014, dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Michel, une coalition de droite composée des partis libéraux, des chrétiens démocrates flamands et des nationalistes flamands, ne cache pas son ambition d’ « assouplir » à nouveau le marché du travail. Dans l’accord de gouvernement du 11 octobre 2014, on peut lire : « La simplification et la modernisation de la réglementation est poursuivie après avis des partenaires sociaux concernant une organisation du travail plus flexible telle que l’annualisation du temps de travail, le travail à temps partiel, les heures supplémentaires, et les horaires flottants. » [11]
Acte 1. La note Peeters
Le projet prendra corps à partir de février 2016. Selon Kris Peeters, ministre de l’Economie et de l’Emploi, l’heure est à l’expérimentation sociale. Certaines entreprises doivent pouvoir prendre des libertés ponctuelles avec des prescriptions légales pour procéder à des tests grandeur nature. C’est à partir de là que dans la presse spécialisée, les termes de « travail faisable » (werkbaar werk) et de « travail maniable » (wendbaar werk) font leur apparition. L’empirisme patronal sera de courte durée. Deux mois plus tard, sous le prétexte d’un banal conclave budgétaire, le gouvernement décide de passer à la vitesse supérieure. Pour plaire à la Commission européenne, il faut brandir, dans la hâte, l’étendard de la réforme structurelle comme résultat d’un exercice budgétaire ponctuel. Après les salaires et les pensions, c’est donc au tour du temps de travail de se voir réformer.
A l’époque, la note du ministre de l’Emploi à son gouvernement s’articule donc autour de deux notions incompréhensibles et difficilement traduisibles en français : le travail faisable et le travail maniable. Selon le ministre, il s’agirait de répondre à la numérisation de l’économie, aux nouvelles exigences de flexibilité et de compétitivité des entreprises (le travail maniable) tout en assurant au travailleur un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée (le travail faisable). Comme le montre le tableau ci-dessous, la note Peeters est un catalogue de mesures, composé d’une part, d’un socle commun et d’autre part, d’un menu adaptable selon les secteurs.
La mesure phare du socle commun, celle qui va relancer un cycle de contestation sociale en Belgique, vise l’annualisation automatique du temps de travail. Depuis la loi du 10 août 2001, le temps de travail hebdomadaire en Belgique est limité à 38 heures. Le ministre de l’Economie et de l’Emploi veut modifier la période de référence pour le calcul de la durée du temps de travail.
De la semaine, on passerait à l’année. Ce changement n’est évidemment pas sans enjeux. Le premier touche au paiement des sursalaires. Aujourd’hui, les heures supplémentaires ou les horaires atypiques sont valorisés par des sursalaires ou des jours de récupération. En lissant le temps de travail sur une année, la réforme Peeters permet d’une part d’adapter le temps de travail aux besoins de l’entreprise, mais surtout, de mettre fin au paiement d’heures supplémentaires.
En période de haut niveau de production, les salariés pourraient travailler 3 mois à raison de 45 heures par semaine. Ces heures supplémentaires ne donneront pas lieu à un sursalaire si les travailleurs récupèrent ces heures à un moment creux de l’année. Le travail « maniable » de Kris Peeters permet donc au patronat d’adapter le besoin de main-d’œuvre aux contraintes du marché tout en baissant le coût salarial.
Pour ce qui est du travail « faisable », le concept recouvre, selon le ministre, un système d’aménagement de la carrière qui doit permettre au travailleur d’épargner ses congés pour les prendre plus tard, d’aménager des horaires flottants ou encore de pratiquer le « don de congés » entre collègues.
Durant plus de trente ans, la flexibilité productive s’est négociée principalement au niveau interprofessionnel ou dans les secteurs. Le projet Peeters vise à rompre avec cette logique de concertation sociale en inscrivant l’annualisation du temps de travail dans le marbre. Comme pour les lois sur le blocage des salaires, cette politique aurait pour effet d’enlever toute substance à une négociation sur le temps de travail, tout ayant été cadenassé par le pouvoir exécutif. Ce type de politique vise donc aussi à inverser la hiérarchie des normes en décentralisant la négociation vers le niveau de l’entreprise, voire de l’individu, puisqu’il n’y a plus rien à négocier aux niveaux supérieurs (et protecteurs) de la négociation. Sous le vernis du discours « win-win » apparaît une nouvelle offensive du gouvernement Michel contre les organisations syndicales et le système de concertation sociale.
Acte 2. Le temps de la contestation
Après avoir constaté les évolutions du droit du travail en Belgique depuis les années 1980, on peut s’interroger sur le caractère innovant des mesures contenues dans la note Peeters. Pour une grande partie, elles existent déjà. Ce que propose le ministre CD&V est une généralisation des mesures les plus permissives. L’annualisation de la durée du travail par exemple est déjà appliquée dans certains secteurs comme la construction ou l’horticulture. Cependant, ces réformes sont laissées jusqu’à présent au jeu de la négociation collective. Le projet Peeters relève donc plus de la transformation du mode de régulation du temps de travail en Belgique que de pratiques innovantes en la matière. Après les salaires, il s’agit pour le gouvernement de sortir les syndicats du jeu institutionnel. La réponse de ces derniers ne se fera pas attendre.
Le 24 mai 2016, une manifestation syndicale regroupe entre 60.000 et 80.000 personnes dans les rues de Bruxelles. Pour les organisations syndicales, l’annualisation voulue par Kris Peeters va nécessairement augmenter le temps de travail et mettre fin au sursalaire lors de la prestation d’heures supplémentaires. Ils contestent également une flexibilité imposée par le gouvernement au travailleur à temps partiel. Les patrons pourront en effet leur notifier les horaires dans un délai de seulement 24 heures au lieu de 5 jours actuellement. Outre la manifestation, une pétition en ligne sera signée par plus de 30.000 personnes [12], des actions des organisations de jeunesse (la coalition « Bloquons les 45 heures » initiée par la JOC [13]) ou encore plusieurs cartes blanches issues du monde académique dénoncent le projet gouvernemental. Par contre, le front commun ne parviendra pas à se mettre d’accord sur le principe d’une grève générale interprofessionnelle. Le 24 juin 2016, la FGTB débraye. Du côté de la CSC, c’est essentiellement la centrale francophone des employés (CNE) qui appellent à la grève et demande le retrait du projet de réforme de la loi sur le travail. Si, sur le terrain, le grève est une réussite, dans les coulisses, le front commun se fissure et des tensions entre centrales professionnelles à l’intérieur des syndicats se font jour. Globalement, la FGTB, sans relai au gouvernement fédéral, privilégie une stratégie de rupture. Certains leaders du syndicat socialiste appellent même à faire tomber le gouvernement. De son côté, la CSC, en Flandre particulièrement, tente de faire pression sur son allié traditionnel au gouvernement, le CD&V, parti dont est issu le ministre de l’Emploi.
Qu’il s’agisse des mobilisations de masse ou du lobbying, les actions syndicales vont contraindre le gouvernement à reformuler son projet de réforme. En juillet, le ministre de l’Emploi Kris Peeters prend l’initiative de présenter au gouvernement un avant-projet de loi légèrement remanié. La mesure prévoyant d’abaisser à 24 heures le délai pour avertir de son horaire un travailleur à temps partiel est par exemple abandonnée (voir tableau récapitulatif). En ce qui concerne les heures supplémentaires, le ministre insiste sur l’aspect volontaire de la mesure [14]. L’annualisation par la loi de la durée du travail, mesure honnie par les syndicats, est cependant maintenue. Du côté patronal, les modifications introduites par le ministre sont également critiquées. Pour la FEB, les modifications font en sorte d’annuler le texte et de vider la loi de son sens [15]. Les partenaires gouvernementaux du CD&V ne sont pas plus tendres. Le gouvernement décide finalement de ne pas adopter le texte proposé par le ministre.
La contestation sociale contre le projet de réforme reprend en septembre 2016. Le 29 septembre 2016, une nouvelle manifestation est organisée à Bruxelles. Alors que les états-majors syndicaux craignent l’essoufflement du mouvement, elle rassemble entre 45.000 et 70.000 personnes selon les estimations. Ce succès est d’autant plus étonnant qu’il survient dans un contexte marqué par des désaccords de plus en plus profonds entre les organisations syndicales sur la stratégie à suivre. En témoigne, les informations contradictoires qui circuleront au sein même des organisations syndicales sur la grève prévue le 7 octobre. Un mot d’ordre de grève sera finalement lancé dans certains secteurs comme la métallurgie francophone ou la construction. Aux clivages politiques traditionnels s’ajoutent parfois les divisions communautaires. Alors que les métallurgistes francophones de la FGTB sont en grève, les métallurgistes flamands du syndicat socialiste privilégient d’autres formes d’actions.
Comme en juin, malgré la diversité des stratégies syndicales, le gouvernement fait certaines concessions. Le 14 octobre 2016, il adopte un avant-projet de loi sur le travail maniable et faisable. Si la plupart des mesures sont maintenues, le projet phare de la note Peeters, rendre automatique l’annualisation du temps de travail, est abandonné. Comment expliquer ce recul gouvernemental alors que le contexte social, caractérisé par l’effritement du front commun syndical, lui semblait favorable ?
Acte 3. Une nouvelle loi Travail en Belgique ?
Il semble tout d’abord que le gouvernement actuel, et principalement sa composante sociale-chrétienne (CD&V), n’ait pas voulu risquer de relancer un cycle de contestation sociale.
En abandonnant l’annualisation automatique du temps de travail, le gouvernement a rendu sa place aux syndicats dans le jeu institutionnel. Si la FGTB continue à se montrer radicalement contre l’avant-projet de loi, pour la CSC et la CGSLB (syndicat libéral), le fait que la flexibilité reste assez largement négociable au niveau du secteur ou de l’entreprise rend l’avant-projet de loi moins insatisfaisant. L’abandon de cette mesure par le gouvernement a donc permis de rassurer une partie de l’électorat du CD&V. Il rend en outre plus incertaines les perspectives de mobilisation en front commun contre la loi Travail durant le processus législatif.
Ensuite, si le gouvernement sacrifie l’annualisation automatique de la durée du travail, l’avant-projet de loi impose néanmoins une flexibilité plus importante du temps de travail pour certaines catégories de travailleurs. Il parvient à une augmentation générale du temps de travail et, enfin, il limite de facto le contrôle syndical sur le temps de travail.
En effet, dans le cadre de la petite flexibilité, la période de référence serait d’une part automatiquement portée à 1 an. D’autre part, le gouvernement porte la limite interne (le nombre maximum d’heures supplémentaires prestées avant récupération) à 143 heures au lieu de 78 actuellement. Cela pourrait aboutir à des semaines de 50 heures pendant deux mois pour certains travailleurs. L’annualisation n’est donc pas abandonnée par le gouvernement, mais elle reste un sujet de négociation entre les interlocuteurs sociaux. Se pose alors la question du rapport de force. Dans certains secteurs ou dans certaines entreprises, comment les travailleurs pourront-ils refuser l’annualisation ? Paradoxalement, la mesure abandonnée risque donc bien de s’appliquer en pratique dans la majorité des entreprises.
Le gouvernement n’a pas non plus abandonné son projet de généraliser le système du « plus minus conto » (adapter la période de référence de la durée du travail à la production) à d’autres secteurs qu’à l’automobile si ces derniers sont caractérisés par une forte concurrence internationale et des cycles de production assez longs.
L’avant-projet de loi Peeters maintient également le quota de 100 heures supplémentaires non récupérées par an et par travailleur, sans accord préalable de la délégation d’entreprise. Cela équivaut à augmenter le temps de travail de plus ou moins 2 heures par semaine. Le ministre Peeters insiste sur l’aspect « volontaire » de ces heures supplémentaires. Dans beaucoup d’entreprises, on imagine cependant assez mal un travailleur refuser de prester des heures supplémentaires demandées par son patron. Le temps de travail passera donc effectivement de 38h à 40h par semaine. Pour certaines catégories de travailleurs, le temps de travail hebdomadaire pourrait même atteindre 42h, car un quota de 91 heures supplémentaires existe déjà dans la loi actuelle.
De plus, les horaires des travailleurs à temps partiel ne devront plus être précisés au règlement de travail. Il s’agit là également d’une individualisation du rapport entre le travailleur et l’employeur et d’un étiolement du contrôle syndical puisque, pour ces travailleurs, le conseil d’entreprise n’est plus compétent en cette matière. Si la durée légale pour avertir un travailleur à temps partiel de son horaire est maintenue à 5 jours, l’employeur a désormais toute liberté de modifier cet horaire.
Enfin, l’institutionnalisation du télétravail occasionnel pourrait, dans la pratique restreindre le droit de grève.
Conclusion
Contrairement à l’Espagne, la France ou l’Italie par exemple, la loi travail belge n’a pas encore été déposée au parlement. Il faut donc se garder de conclusions hâtives. Si, en apparence, la forte mobilisation contre ces mesures a permis de conserver le caractère négocié de la flexibilité, et par là la place des syndicats dans le jeu institutionnel, il semble néanmoins que le contrôle syndical sur le temps de travail se trouvera réduit par les différentes mesures citées ci-dessus. En outre, le projet de loi sur le travail maniable relève d’une augmentation mécanique du temps de travail en Belgique. Ceci nous ramènerait donc bien près d’un demi-siècle en arrière.
Pour citer cet article :
Dufresne Anne Et Bauraind Bruno, « La Loi Peeters et la marchandisation du temps », Gresea, décembre 2016, texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1584