Une analyse de la crise multidimensionnelle actuelle et de sa mesure sous la forme d’un diagnostique médical. Crise mais aussi sortie de crise, l’auteur questionne alors les politiques économiques pour conclure par une série de recommandations.
Autant de pièces versées au débat...
- A. C’est quoi la crise (...)
- B. La crise et sa mesure
- C. La crise, une surprise (...)
- D. La crise ne serait-elle
- E. La crise est multidimension
- F. L’Etat prédateur
- G. Une crise démocratique (...)
- H. Une crise globale
- I. Sortie de crise
- J. Quelques questions de (...)
- K. Pourquoi dire que nous (...)
- L. La croissance, toujours
- M. Le bien commun et l’intérêt
- N. Conclusion
A. C’est quoi la crise ?
Une crise, c’est un moment où tout bascule, où les fondations qui, jusque là, paraissaient solides se mettent à vaciller, où l’on ne reconnait plus ce qu’on pensait stable, où une angoisse diffuse s’empare de tous et où la confiance s’effrite en trois endroits distincts et complémentaires :
la confiance en soi : c’est-à-dire la confiance en ses propres ressources, en ses propres capacités à résister à un environnement chancelant, voire hostile, car tout ce qui vient de l’extérieur finit par ressembler à une menace dans un monde en crise ;
la confiance en l’autre : l’altérité, c’est vivre avec l’autre, c’est accepter l’existence de l’autre. Mais en période de crise, l’autre ressemble à un ennemi : c’est lui ou moi, mais pas les deux. Dans ce cadre, faire confiance semble vouloir dire être faible. Et dans un rapport de force, le faible perd toujours. « L’autre » fait peur. S’installe alors une méfiance a priori ;
la confiance en un lendemain qui aurait la saveur d’une promesse : comment faire confiance en l’inconnue d’un « peut-être » alors que l’on a sous les yeux la certitude d’une détresse ? « Demain » est hypothétique et « aujourd’hui » est fait d’angoisse, et cette angoisse contracte la temporalité et nous ramène à nous « ici et maintenant ». Le rapport au temps n’est pas décontracté, il est subi et on peut parler d’une « dictature de l’instant ».
La crise, c’est quand le monde devient vulnérable, fragile et précaire. C’est quand tout peut arriver, y compris le pire.
B. La crise et sa mesure
Que le monde perde ses repères, ses amarres et vacille au point d’en être malade, ce n’est pas d’hier. Pourtant, on semblait ne pas s’en rendre compte. Pourquoi ? Parce que si la crise est la maladie, on peut avancer que le service médical qui se penche au chevet du malade est un bien drôle de Knock : ce médecin, qui tient au « quant à soi », a inventé un thermomètre –le PIB- dont l’objectif est de mesurer la « bonne santé » économique du patient. Patient qu’il appelle souvent « moyenne » pour n’avoir pas à ausculter les plus faibles qui, eux, sont vraiment malades.
Lorsque Knock ausculte le patient « moyen » qui est en relativement bonne santé, il en déduit qu’il ne se porte pas si mal et s’en montre satisfait ; même satisfait de son diagnostic, Knock a un principe de base que, malheureusement, les gens ont tendance à ne pas vouloir comprendre (alors que depuis les années 80 et l’arrivée des néolibéraux au pouvoir, ce principe a très largement fait ses preuves) : pour bien guérir les maladies, rien de tel que de soigner les bien-portants. Le principe est celui des « effets induits ». Plus le bien-portant est bien portant et plus les vrais malades, par contagion, finiront probablement un jour par guérir ; le médicament qu’utilise Knock se nomme « l’économie de l’offre ». C’est un puissant vaccin composé d’un savant dosage où l’on retrouve : baisse d’impôts, dérégulations, allègement des cotisations patronales (Knock préfère parler de « charges »), intérêts notionnels, etc.
Ce vaccin a un coût très élevé. Il convient dès lors de trouver d’autres secteurs où réduire les dépenses. En bon médecin, Knock a compris qu’il fallait mettre les mal-portants à la diète ;
on s’est tellement habitué à voir les bien-portants bien se porter qu’au moindre signe de fatigue de leur part, le monde panique. Très vite, un consensus se dégage sur le diagnostic : il faut renforcer la thérapie des « bien-portants » ;
enfin, pour stimuler la bonne santé internationale –car depuis la chute du communisme, c’est à l’échelle mondiale que Knock exerce- une nouvelle médecine est née : la « soft law », c’est-à-dire des lois non normatives, des lois incitatives [1]. Ces lois ne sont pas du tout contraignantes … jusqu’à ce qu’elles le deviennent [2] avec l’usage.
Prenons un exemple simple : le pays A met au point un nouveau vaccin pour les bien-portants, disons une baisse d’impôt spécifique. Après un an, on observe les bien-portants : ils se portent très bien, preuve de l’efficacité du vaccin sur l’ensemble de la société (y compris les mal-portants). Le pays A estime alors qu’il serait dommage de ne pas en faire profiter les autres pays. Il en fait la promotion auprès des autres pays qui n’ont aucune obligation d’utiliser le nouveau vaccin. Mais sitôt que les pays B, C, D, E et F l’auront adopté, la pression deviendra telle qu’il sera difficile au pays G de ne pas l’adopter.
Malgré le progrès sans cesse croissant des médecines du docteur Knock, il semble bien qu’il n’y ait finalement que les bien-portants qui se portent bien. Les autres ? Ils sont de plus en plus nombreux à se sentir en mauvaise santé. Probablement, estiment sérieusement certains spécialistes, n’a-t-on pas assez bien soigné les bien-portants ?
Puis, d’un coup, sans le moindre signe annonciateur, le thermomètre s’est mis à ralentir, voire même à diminuer. L’économie s’était grippée. Il fallait faire quelque chose et vite. Knock a été ausculter les bien-portants. Le diagnostic était terrible : crise économique. Et comme on touchait là quelque chose de sérieux, plus question de petits vaccins, il fallait utiliser rapidement les gros moyens. La thérapie (financer ce que les bien-portants avaient misé et perdu mais qu’ils ne pouvaient pas perdre, sans quoi ce serait des perdants, or les bien-portants sont toujours gagnants, y compris quand ils perdent. C’est ce que E. De Keuleneer illustre par le « Pile je gagne, face, je ne perds pas » [3]) était hors de prix, mais comme il s’agissait de l’intérêt général, on a trouvé des moyens, mais il va falloir dorénavant se serrer la ceinture.
C. La crise, une surprise ?
Il semble que la crise ait surpris beaucoup de monde, y compris le service médical. Pourtant, il n’aura pas échappé au monde social qui, lui, observe et vient en aide aux mal-portants que la crise avait déjà explosé et qu’elle se diffusait dans toute la société. On sait depuis longtemps dans le monde social que les plus faibles s’affaiblissent davantage encore et que la classe moyenne (ce qu’il en reste) commence à sérieusement se fragiliser. Et sauf un répit durant « cette crise économique » le thermomètre a poursuivi son insolente ascension.
D. La crise ne serait-elle qu’économique ?
La crise économique agit comme un révélateur d’une crise bien plus profonde, antérieure et multidimensionnelle. Mais, nous sommes obnubilés par l’économie et nous nous aveuglons de cette fascination qui, si elle a bien entendu son importance, n’en reste pas moins une des facettes de la réalité sociale, et nous devrions, à n’en pas douter, davantage nous inquiéter de l’humain qui demeure la facette la plus importante.
Il faut néanmoins reconnaitre une vertu à cette crise économique, c’est d’avoir su alerter le monde sur « un problème » dans nos conceptions de société. Alerte que n’avait pas su donner les autres aspects de la crise. Mais si cette crise est un révélateur de nos dysfonctionnements, il n’est pas pour autant certain que nous soyons suffisamment à l’écoute pour en prendre l’exacte mesure et pour en tirer les conclusions.
E. La crise est multidimensionnelle
On peut mettre en évidence que depuis quelques décennies, nous vivons une crise sociale majeure qui se marque par un individualisme forcené, une désaffiliation sociale, une désolidarisation, une rupture de la reconnaissance de l’autre et de notre dépendance envers les autres, une cassure dans les liens familiaux et générationnels. Et on peut ajouter à cela la peur omniprésente et contagieuse (avec pour corollaire une politique sécuritaire expansive) ainsi que le repli sur soi.
La crise sociale est doublée d’une crise politique grave depuis l’accession au pouvoir des néolibéraux et leurs effets catastrophiques au niveau de la vie en société. Société où tout est marchandisé et tout doit faire l’objet de consommation. De ce fait, cette crise politique a aussi des conséquences en termes économiques, ne serait-ce que parce que cette consommation est poussée à son paroxysme, notamment par un recours automatique à « l’économie par la dette ». Par ailleurs, on peut avancer que les néolibéraux ont à ce point valorisé la liberté [4], et en particulier la liberté des marchés, que celle-ci ne se conjugue plus qu’avec la compétition et la concurrence, qu’elle ne reconnait qu’une version restrictive des libertés, amputée de toute politique redistributive de base (sans laquelle il n’y a pas de libertés pour le plus grand nombre), le tout appuyé par un lobbying puissant afin que la liberté de certains soit davantage prise en compte que celle d’autres.
F. L’Etat prédateur
Si la fonction première de la politique est de rencontrer l’intérêt général et le bien-être du plus grand nombre, il faut constater qu’elle a été déviée de cet objectif. La politique est désormais un outil entre les mains du monde économique et la performance économique est devenue un objectif en lui-même et pour lui-même. A cette faveur, l’Etat a été réformé pour devenir un « Etat prédateur », c’est-à-dire un Etat où les pouvoirs publics sont exploités par des intérêts privés et où l’arsenal public est utilisé pour protéger des groupes particuliers [5] dans un objectif prétendu « commun à tous » : la performance économique.
G. Une crise démocratique et politique
Ce faisant, le pouvoir change de main, il passe de la sphère politique à la sphère économique et financière. Et pour reprendre les termes de M. Beaud [6], nous sommes passés d’une démocratie à une « acratie » où les Hommes politiques ont perdu leur « boussole morale » et le sens des responsabilités ; les politiques perdent de leur substance. Et puis, que reste-t-il de la démocratie ? L’aspect le plus formel : les élections.
P. Rosanvallon dit dans l’un de ses derniers livres [7] que ce qui fait la démocratie c’est la procédure. On se rend compte que justement, c’est cette procédure qui fait défaut. Les procédures, mêmes formelles, sont court-circuitées, y compris le rôle du Parlement, c’est-à-dire le siège du débat démocratique. La décision n’appartient plus tellement aux politiques mais aux experts. C’est ce que l’on appelle « la gouvernance » [8]. On peut raisonnablement se poser la question de la légitimité des experts pour remplacer à eux seuls le débat public et la confrontation d’idées et pour déterminer au nom de tous ce qu’est l’intérêt général.
H. Une crise globale
Loin de n’être qu’économique, la crise est bel et bien globale … globale et profonde. Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, la société n’est pas compartimentée avec d’un côté le social, de l’autre l’économie, puis la politique, là-bas la démocratie, là la sphère privée, là la culture et là l’environnement …
Segmenter ainsi la réalité a cependant probablement un intérêt : perdre le contrôle de la réflexion et perdre le sens des responsabilités en jeu. Mais pourtant, quoi que l’on fasse ou dise, le responsable c’est toujours l’Homme [9]. L’Homme est anthropocène, c’est-à-dire qu’il agit sur la planète (sur l’environnement) et la modifie négativement par son comportement irresponsable.
Segmenter sert à amoindrir la gravité et sert à déresponsabiliser les responsables. Mais la société est « une », tout comme la crise est « une ». Certes, elle présente différents aspects et ces différents aspects doivent nous montrer qu’il est maintenant indispensable d’avoir une réflexion commune pour trouver une issue commune : la refondation du bien commun.
I. Sortie de crise
Avant-hier, à 16h34, alors que je lisais le journal, après avoir lu que les chiffres du chômage étaient en forte hausse (et que ce n’était qu’un début), que les institutions sociales étaient submergées de nouvelles demandes, qu’il y avait un nombre croissant de « travailleurs pauvres », que le nombre de faillites était sans cesse croissant, que la pauvreté s’intensifiait, que les inégalités s’accentuaient partout (chez nous comme dans le monde entier), que les liens sociaux se brisaient, que les familles se disloquaient, … j’ai appris que nous étions enfin sortis de crise. J’en ai été soulagé !
Un autre journal titrait : « Le chômage progressera encore jusque 2011, mais l’inflation demeurera inférieure à 2 % ».
Il y a dans cette phrase d’apparence neutre un parti pris idéologique du journaliste. En effet, à le lire, que le chômage progresse fortement ne semble pas tellement préoccupant puisque l’inflation reste contenue (et en une petite phrase, on retrouve l’éternel dilemme « inflation – chômage » cher aux économistes orthodoxes).
Dans ce même journal et dans ce même article, on apprend que l’OCDE a une très grande inquiétude : le déficit des Etats. Selon cette institution internationale très écoutée, les gouvernements n’ont pas le choix, il leur faut d’urgence mener une politique de rigueur et assainir leurs budgets (on se souviendra de la thérapie de Knock).
Interprétons cela : une inflation contenue est ce que « nous » souhaitons tous. Certes, le chômage est regrettable mais finalement pas si grave que cela. Par ailleurs, comme l’Etat doit faire une cure d’amaigrissement, on va mettre au régime les mal-portants car il s’agit bien de diminuer les dépenses publiques en général et de remettre en question notre système de sécurité sociale en particulier.
Abordons point par point quelques orientations économiques.
J. Quelques questions de politique économique
1. Le chômage, est-ce secondaire ?
Lorsque l’on perd son emploi, le plus grave n’est pas tant le revenu que l’on n’a plus, le plus grave c’est qu’en plus du revenu manquant, le travail est un facteur de socialité et qu’il donne sens à la vie [10]. Pour le dire comme R. Castel, « le travail est un inducteur ». Lorsqu’on perd son emploi, on perd dès lors un revenu, du lien, de la raison, du sens, de l’estime, de la confiance, des perspectives, etc. Mais ce n’est pas tout, le chômage joue également un rôle contextuel. Lorsque le taux de chômage augmente ce sont tous les actifs qui commencent à avoir peur. Chacun craint que son tour n’arrive. C’est ce que l’on appelle « le syndrome du survivant » : celui qui n’a pas encore été licencié, dans un contexte social difficile, commence à angoisser [11]. Il faut dès lors comprendre que le chômage fragilise tout le monde.
Un taux de chômage élevé peut également expliquer un nouveau rapport de force dans le dialogue social au détriment des travailleurs. Le chômage n’est dès lors pas du tout secondaire car il affecte toute la société [12].
2. La maitrise de l’inflation, est-ce essentiel ?
Quels seraient les effets d’une inflation ? Quand les prix augmentent, nous avons tendance à moins consommer. Or, nous sommes dans une société de consommation et consommer, nous dit-on, est essentiel. On peut même le chanter [13] :
"On nous fait croire
que l’important c’est d’avoir […]
d’avoir des quantités de choses
qui donnent envie d’autres choses".
Nous sommes conditionnés à consommer. On pourrait même dire que nous sommes aliénés par l’idéologie de la consommation.
Et lorsque les prix augmentent, les banques craignent davantage qu’on ne puisse pas les rembourser. Aussi, elles se prémunissent contre ce risque en relevant le taux d’intérêt. Le coût de l’emprunt devient alors plus élevé. Il y a 3 conséquences directes à cela : on emprunte moins pour nos consommations,
les investissements des entreprises sont réduits, la balance commerciale va connaitre un déséquilibre (car les importations seront moins coûteuses).
Il s’en suivra très probablement une diminution du PIB, notre thermomètre déifié.
Alors, maitriser l’inflation, est-ce essentiel ? Nous dirons que c’est important, mais qu’une obsession de la maitrise des prix est maladive et, pour tout dire, idéologique. Et se focaliser sur l’inflation au détriment des autres aspects de l’économie entraine un danger structurel important dans la société.
Ensuite, opposer inflation et chômage, comme le veut la théorie monétariste du taux de chômage naturel [14], est abusif. Selon cette théorie, tout gouvernement serait face à un dilemme : lutter contre le chômage au risque inacceptable de créer de l’inflation ou lutter contre l’inflation quitte à constater une croissance du chômage. Est-on réellement dans ce dilemme ? Non.
Tout d’abord, que ce soit en interne ou en externe (citons en exemple : le coût du capital, le coût des matières premières, etc.), il existe bien d’autres sources d’inflation. Ensuite, rappelons que chez ses propres partisans, aux Etats-Unis, cette théorie tombe en désuétude car confrontée aux faits, elle s’avère fausse (rappelons que les Etats-Unis ont su, fin des années 90, faire baisser considérablement leur taux de chômage tout en contenant l’inflation) [15]. Mais étrangement, la théorie est toujours brandie en Europe, où elle est défendue avec force par la Banque centrale européenne (BCE) dès que le chômage a tendance à baisser [16].
3. Un déficit public, est-ce si grave ?
Rappelons d’abord qu’un déficit public peut avoir 2 causes (lesquelles peuvent se cumuler) : une croissance des dépenses ou une diminution des recettes.
Sur ce thème, on voit essentiellement 2 écoles qui s’affrontent :
l’école néolibérale pour laquelle un déficit public est le signe d’une mauvaise gestion des deniers publics (ou pour le dire dans les termes néolibéraux : c’est signe d’une mauvaise gouvernance). On doit dès lors prouver sa capacité à bien gouverner en évitant un déséquilibre entrainant les pouvoirs publics, et donc l’ensemble de la société, à sa perte.
Cette école prône la maitrise des dépenses publiques (toute théorique car il suffit d’observer le modèle américain pour se rendre compte qu’il y a une marge énorme entre théorie et pratique. Les dépenses publiques, même importantes, vers le secteur privé commercial semblent acceptables) tout en recommandant vivement une diminution des recettes publiques ; l’école keynésienne, à l’inverse, estime qu’un déficit, à certains moments, représente un stimulant qui va permettre la relance économique. Pour les Keynésiens, il s’agit là dès lors d’une bonne gestion.
Basée sur la recherche du plein emploi (ce qui permet des rentrées budgétaires), cette école cherche l’équilibre à moyen ou long terme et admet sans réserve des dépenses publiques en déficit.
Bien que l’école keynésienne se soit faite discrète ces dernières années, elle a fait, avec la crise économique, un retour remarqué sur le devant de la scène. Mais on peut dire que l’époque est à ce point trouble que tout se mélange et on revendique à la fois une politique keynésienne de relance (augmentation des dépenses publiques) et une politique néolibérale de rigueur (diminution des dépenses publiques). Finalement, on le voit, on en reste à la très fameuse thérapie de Knock : pour pouvoir mieux aider les bien-portants –ce qui va tous nous sortir de crise-, il faut trouver des moyens ! Et le plus simple est de mettre la population au régime.
Soyons clairs. S’endetter n’est, en soi, ni bien, ni mal. Tout dépend de la nature de la dette, et bien entendu de son importance. Si un Etat s’endette pour acheter des armes ou financer des politiques favorisant des intérêts privés, c’est un problème. Si par contre un Etat s’endette afin d’investir dans l’éducation, la recherche ou la santé, cela mérite d’être encouragé, y compris avec une dette publique (mesurée).
K. Pourquoi dire que nous ne sommes pas sortis de crise ?
1. La crise est générale
La crise actuelle ne se limite pas à une crise économique ou financière. Elle est générale.
L’économie en est la partie la plus visible du fait que nous avons un regard obsessionnel sur l’économie sacralisée. Mais il est temps de revoir nos fondamentaux. L’économie est un outil et non une fin. C’est un moyen et non un objectif.
Et la preuve qu’en suivant l’économie et en faisant de la performance économique notre boussole, nous n’allons pas dans la bonne direction, c’est qu’en changeant de thermomètre la réalité sociale change. Il suffit d’observer par exemple l’indicateur de santé sociale plutôt que le PIB pour se rendre compte que notre société a la fièvre et que les remèdes utilisés aggravent la maladie (exception faite pour les bien-portants qui eux, continuent à bien se porter).
Il faut changer le thermomètre, le médecin et la thérapie.
Il faut commencer par définir ensemble les objectifs de société qui doivent nous animer. Ensuite, il s’agira de trouver le thermomètre qui mesurera la progression de l’ensemble de la société (des plus faibles aux plus forts) vers cet objectif.
La crise est globale et c’est ensemble que l’on doit y réfléchir en mettant au même moment sur la table tous les éléments. Il faut arrêter de segmenter la réalité.
2. L’économie et la finance demeurent sans morale
La « science économique » a été séparée de toute éthique afin de la laisser indépendante et afin de nous faire croire qu’elle était « naturelle ». Elle ne l’est pas. C’est un construit social et il n’existe aucune « loi naturelle des marchés » armée d’une « main invisible autorégulatrice ». C’est dire que l’histoire d’une crise est une histoire faite par les Hommes, qu’elle s’explique et qu’on n’en sort pas « par surprise » en recommençant comme avant. Cette crise est avant tout celle d’un système néolibéral et son issue mérite beaucoup plus d’attention que des promesses de plafonner les bonus des traders (ce qui n’aura aucun effet structurel sur les dysfonctionnements de notre système économique) et mérite beaucoup plus de mesures que d’imaginer faire financer par les contribuables les fautes commises par les financiers.
L’ampleur de la crise globale mérite que l’on mette à plat les problèmes, leurs origines, les fautes –intentionnelles ou pas- et les différentes pistes d’avenir. Cela exige un large débat public. Cela exige, dans l’attente de cette mise à plat, des réformes importantes, un cadrage strict c’est-à-dire une prise en main par les mandataires politiques d’un intérêt général (l’économie étant bien un outil au service de l’intérêt général).
Et comme les grands groupes financiers répugnent à tout interventionnisme, il fallait coûte que coûte imaginer sortir de cette crise avant que certains s’immiscent un peu trop dans les « affaires économiques », car plus la crise allait durer et plus on aurait trouvé de la légitimité dans l’interventionnisme public. C’est la raison pour laquelle avant-hier à 16h34 nous sommes sortis de crise. Fictivement s’entend !
3. Regard sur la sortie de « crise économique »
si l’on se contentait d’observer les aspects économiques de la crise, peut-on dire sérieusement que nous sommes sortis de crise ? Non. P. Jorion expliquait il y a peu le mécanisme d’une réforme comptable, légale, obtenue du Gouvernement par les banques américaines afin de leur permettre de valoriser positivement les actifs toxiques qui, dans la réalité, ne valent rien. Un joli tour de magie qui permet, fictivement, de réévaluer les banques s’avère bien dangereux et en tout cas est « légalement trompeur ».
D. Strauss-Kahn, le patron du FMI, estime d’ailleurs « qu’il reste encore d’importantes pertes non dévoilées par les banques et que 50 % sont peut-être encore cachées dans les bilans ». Le tour de passe-passe comptable rendant invisible l’insolvabilité de certaines banques ; la crise n’a aucunement freiné les ardeurs du monde de la finance. Et les risques repartent de plus belle, renforcés que sont les organismes financiers par l’impunité dont ils ont bénéficiée. En effet, non seulement les responsables n’ont pas dû répondre de leurs actes, mais ils sont restés en place et la plupart ont reçu une prime. Qui plus est, les pertes qu’ils ont engendrées ont été prises en charge par le contribuable … « Pile je gagne et face je ne perds pas » ; le nombre de personnes laissées au bord de la route augmente sans cesse. Le nombre croissant du taux de chômage (ainsi que le taux des travailleurs pauvres) renforce encore ce chiffre. Et cela va engendrer des impossibilités de remboursement de crédit. Il est clair qu’il y aura des problèmes graves supplémentaires pour les banques dans un avenir relativement proche ; l’aide publique apportée aux banques n’a pas suffisamment été conditionnée pour que l’on soit quitte d’une rechute.
Et rechute il y aura.
L. La croissance, toujours ?
Deux grandes écoles économiques continuent à s’affronter : l’école qui prône l’économie de l’offre et l’école qui prône l’économie de la demande. Elles ont leurs différences et ne sont pas nécessairement opposées. Et qui plus est, toutes deux ont un même objectif : un retour à la croissance économique.
Si pour nous la croissance du PIB est ce qu’il y a de plus important dans la vie, alors on peut comprendre l’obsession de cette croissance. Elle est alors légitime.
Mais si l’économie est un outil aux mains de l’intérêt général, alors on doit remettre en question le paradigme de la croissance absolue. Ainsi, par exemple, si l’environnement a une importance pour la société, alors on doit se poser la question de la pertinence de chercher encore et toujours la croissance économique dont on sait qu’elle a des effets négatifs et irrémédiables sur notre planète. On peut alors mettre sur la table les notions de décroissance ou de décroissance sélective [17] … des mots qui continuent étrangement à faire peur.
« Pour nous, dans le monde industriel, diminuer le niveau matériel de notre vie devient une nécessité. Ce qui ne signifie pas une croissance zéro, mais une croissance négative […] L’incitation à la croissance n’est qu’un objectif politique immédiat servant les intérêts des minorités dominantes » [18]. Pour Ph. Defeyt [19], cette croissance –dans l’espace et en densité- est la conséquence et la cause de la compétition que se livrent les « mercenaires du capitalisme conquérant ». Outre les dégâts écologiques, cette « mécroissance » ne se réalise qu’en accentuant chaque jour les inégalités sociales. Raison pour laquelle il faut réfléchir à un changement radical qui doit sacrifier 3 dogmes : la consommation, la croissance et la centralité de la valeur travail [20].
On ne doit pas avoir peur du débat et de la confrontation d’idées antagonistes sur ces thèmes. La démocratie se construit sur le conflit d’idées.
M. Le bien commun et l’intérêt général
La crise est globale, ses conséquences sont multiples. Elles sont à la fois économiques, sociales, culturelles, environnementales, etc. Et les symboles ont toujours de l’importance : quand les grands patrons revendiquent des très hauts salaires (sans cesse croissants) à cause de la forte responsabilité qui pèse sur leurs épaules et qu’à la première faute venue (individuelle ou collective) ils sont déresponsabilisés, cela est inacceptable ;
quand les pertes des banques (dont les dirigeants ont une lourde responsabilité) sont socialisées et qu’en même temps on voit les entreprises capter l’argent public (à titre d’exemple, la banque américaine Goldman Sachs a payé, en 2008, 14 millions de dollars d’impôt et elle a reçu 10 milliards de dollars de subsides publics [21]), c’est inacceptable ;
quand dans ce contexte, notre docteur Knock revendique à nouveau « la thérapie du bien-portant ». Tout en exigeant que l’Etat fasse des économies, notamment et surtout sur sa politique sociale, par exemple en responsabilisant les chômeurs ou même en les culpabilisant et en les sanctionnant [22], par exemple en sous-finançant les institutions sociales comme les CPAS, par exemple en détricotant le système de la sécurité sociale, … c’est inacceptable.
Il faut retrouver la raison et il faut s’armer d’une « boussole morale » pour guider nos pas. La crise ne peut pas être un prétexte [23] pour détricoter davantage encore le bien commun et le droit au débat public.
La crise doit être un moment grave d’une réflexion sereine et globale. On doit prendre le temps de tirer des leçons, remettre à plat notre système politique, économique et culturel et cela doit prendre du temps. Mais d’ici là, il nous faut exiger : de la transparence dans les bilans et la stratégie des entreprises, y compris des banques (et par la même occasion en finir avec le secret bancaire qui est injustifiable) ; une véritable responsabilisation des patrons et des conseils d’administration ; une régulation réfléchie urgente ; une interdiction des bonus et stock-options ; une limitation très sérieuse de la spéculation et en particulier de la spéculation à court terme ; ,un retour à une fiscalité progressive ainsi qu’une mise en place d’une écofiscalité ; un renforcement du bien commun et de l’intérêt général notamment par le recours à de véritables débats publics.
A plus long terme, après une mise à plat de tous les problèmes et enjeux, il faudra ajouter (entre autres) : définir ensemble des objectifs communs où l’économie ne serait qu’un des moyens ; faire de la presse un organe indépendant des pouvoirs économiques et lui donner des moyens d’être un véritable contre-pouvoir ; renforcer les sécurités sociales et les solidarités ; réfléchir à nos aliénations (la croissance, la consommation, la peur, la publicité, la vitesse, etc.)…
N. Conclusion
Une société qui a des principes, une éthique et un objectif défini est une société équilibrée qui sait où elle va et qui a une boussole pour trouver son chemin, y compris lors de turbulences. Une société qui contredit ses principes, se sépare de son éthique et prend ses outils pour des objectifs est une société qui est condamnée à se perdre et qui risque de voir sombrer ses fondations. C’est une société où la crise est permanente.
Il faut l’admettre, on ne peut mesurer la santé qu’en prenant le pouls de ses maillons les plus faibles. Une société ne peut pas tout miser sur ses bien-portants, dans l’indifférence (ou presque) des autres catégories de la population. L’intérêt général commande qu’elle prenne en compte aussi les plus faibles. Sans cela, pour reprendre l’expression d’A. Margalit, nous ne sommes pas une « société décente » [24].
Nous ne sommes évidement pas sortis de crise. Au contraire, nous y sommes bel et bien. Et si nous n’acceptons pas de changer notre regard et d’intégrer dans notre réflexion tant les aspects économiques que sociaux, culturels et environnementaux, alors nous y sommes pour longtemps encore.
Nous sommes dans une crise structurelle que nous refusons de voir et que nos instruments de mesure ne mesurent pas. Mais qui peut considérer que notre société se porte bien avec 15 % de pauvres ? Avec près de 12 % de chômage (et on annonce 14 % pour 2010) ? Avec 4,4 % de travailleurs pauvres ? Avec un dérèglement climatique, avec un mal de vivre qui se généralise, avec des familles qui explosent, avec des liens sociaux qui se délient, … Qui, dans ces conditions, peut sérieusement dire que la crise est derrière nous ?
Cela ne fait plus aucun doute maintenant, nous sommes enfin heureux depuis après-demain 19h17.