Publiée en 2008 dans The Hindu, l’analyse de Prabhat Patnaik (Université Jawaharlal Nehru) a le mérite de présenter la crise comme la force motrice du système économique mondialisé et, faisant appel à Keynes, à l’internationalisation de la finance comme l’obstacle à l’autonomie d’action des Etats et, partant, des peuples.

Les discussions au sujet de la crise économique mondiale actuelle ont tendance à se focaliser exclusivement sur l’éclatement de la bulle du logement aux États-Unis. Cette dernière est indubitablement la cause immédiate de la crise, mais, à l’arrière-plan, reste le fait que dans le capitalisme contemporain, ce sont de telles bulles qui fournissent le stimulus pour les vagues d’expansion. Les Etats-Unis que leur taille et leur force ont imposés, dans le régime de libéralisation commerciale actuel, comme l’agent déterminant du rythme de croissance de l’économie mondiale dans son ensemble, en sont arrivés à miser sur de telles bulles pour lancer et faire perdurer ces vagues d’expansion. La « bulle Internet », dont l’éclatement est à l’origine de la crise précédente, a été suivie de celle du logement qui a entamé une nouvelle vague de croissance. Celle-ci est maintenant arrivée à sa fin, entraînant une crise financière majeure et engendrant ce qui apparaît comme une dépression dont l’importance nous rappelle celle des années 1930.

John Maynard Keynes, qui écrivait à l’époque même de la Grande dépression, avait identifié la faille principale du système de libre marché : son incapacité à distinguer entre « entreprise » et « spéculation ». D’où sa prédisposition à être dominé par des spéculateurs intéressés non pas par le rendement à long terme des actifs, mais uniquement par l’accroissement à court terme de la valeur de ces derniers. Leurs coups de tête et leurs caprices qui entraînaient de fortes oscillations du prix des biens, déterminaient l’ampleur des investissements productifs et donc le niveau global de la demande, de l’emploi et de la production dans l’économie. Les conditions de vie concrètes de millions de gens étaient déterminées par les caprices d’une bande de spéculateurs opérant dans le cadre du système de libre marché.

Bulle dépressive

Keynes voulait mettre fin à cet engrenage au moyen de ce qu’il appelait une “socialisation” globale de l’investissement, par laquelle l’État, agissant au nom de la société, garantissait toujours un certain niveau d’investissement dans l’économie – et par là un niveau de demande globale assurant le plein emploi. Cette recommandation permettait non seulement d’évincer le système de libre marché grâce à l’intervention de l’État, mais restreignait également les capacités globales de mobilité des flux financiers puisqu’une intervention étatique significative n’aurait pas été possible si l’État-nation avait dû faire face à un capital mobile à l’échelle internationale. « Que la finance soit d’abord nationale ! », disait Keynes. C’était là la condition d’une autonomie d’action significative de l’État en matière économique.

Le processus de mondialisation, qui a débuté en même temps que la gestion keynésienne de la demande, a miné – par le fait qu’il concernait surtout la globalisation du capital financier – la gestion keynésienne de la demande dans les pays capitalistes et a entraîné le démantèlement de toute une panoplie de mesures régulatrices qui caractérisaient le régime keynésien. Les poussées de la demande globale ont fini par être de plus en plus induites par la stimulation des dépenses privées, avec la création de bulles en matière de prix des actifs plutôt que d’une adaptation des dépenses publiques dans un contexte de prix raisonnablement stables. Bref, le fait de s’appuyer sur des bulles a agi comme un substitut à l’ancien régime keynésien de gestion de la demande. Il s’agissait là de gestion par la création et l’entretien de bulles plutôt que par le rythme des dépenses publiques. Il n’est donc pas surprenant que la fréquence des crises financières, associée à l’éclatement de ces bulles, se soit fortement accrue après 1973 et que le système capitaliste s’oriente aujourd’hui vers un crash majeur.

Les gouvernements des pays avancés n’ont toujours pas admis qu’un crash nous menace. Ils ont agi sur la supposition qu’il suffisait d’injecter des liquidités dans le système. L’on a d’abord pensé que cette injection pouvait se faire au moyen de l’achat par le gouvernement de fonds « toxiques », mais l’opposition généralisée à ce plan a aujourd’hui conduit la plupart des gouvernements à accepter l’idée d’une injection de liquidités au lieu d’acheter des actifs, c.-à-d. de la nationalisation partielle des établissements financiers.

Cependant, l’injection de liquidités, même de cette façon, ne suffit pas. Le crédit ne suivra pas simplement parce que les banques auront accès à davantage de liquidités. Une demande adéquate de crédit s’impose, et pour des projets viables, présentés par des emprunteurs solvables et dignes de confiance. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Parce que, tout d’abord, l’injection de liquidités n’améliore pas la solvabilité d’établissements encombrés de fonds « toxiques » et que, de ce fait, les risques en matière de prêts se maintiennent à une échelle prohibitive. Et, deuxièmement – et à un tout autre niveau – l’anticipation d’une dépression dissuade les emprunteurs d’emprunter et les prêteurs de prêter.

Cette anticipation découle en revanche de divers facteurs : primo, l’éclatement d’une bulle n’est pas forcément et immédiatement suivi de la formation d’une autre, ce qui fait qu’une récession est de toute façon inévitable pendant un temps plus ou moins long. Secundo, l’importance même de la crise financière actuelle est telle qu’elle autorise à prévoir une récession prolongée. Et, tertio, maintenant que la crise a commencé, les perspectives de sa prévention au moyen des instruments monétaires habituels (y compris l’injection de liquidités) apparaissent comme particulièrement incertaines. Le scénario, selon lequel les préférences envers des liquidités accrues chez les individus privés et les institutions et un fléchissement dans l’économie réelle se renforceraient mutuellement, a déjà commencé à se réaliser et continuera pendant une période prolongée, à moins que les gouvernements agissent à présent en vue d’injecter directement de la demande dans l’économie, en plus d’injecter des liquidités. Faute d’agir en ce sens et à une échelle suffisante, la dépression persistera.

Tiers-monde en crise

Les pays du Tiers-monde n’échapperont pas aux effets de cette dépression. Il est vrai que chez nombre d’entre eux, le système financier n’est pas encore suffisamment « ouvert » et n’a donc pas été contaminé par le moindre fonds « toxique », ce qui leur permettra d’échapper à l’impact direct de la crise financière mondiale (bien qu’ils n’échapperont pas, par contre, à certains mouvements « solidaires » dans leur propre marché financier). Cependant, ils auront certainement à affronter l’impact de la dépression dans l’économie réelle. Leurs revenus d’exportation, tant pour les marchandises que pour les services, seront affectés, entraînant chômage et contraction de la production d’une part, une crise des échanges extérieurs, la dépréciation de leur taux de change et l’augmentation de l’inflation de l’autre (cette dernière se verra aggravée par la fuite des capitaux spéculatifs arrivés auparavant sur les « nouveaux marchés émergents » sous les auspices des investisseurs étrangers institutionnels.

Deux domaines s’avèrent ici particulièrement préoccupants. L’un est l’inévitable déclin des termes de l’échange pour les matières premières qui survient au cours d’une dépression. Ce qui entraînera chez les cultivateurs des cultures d’exportation une détresse et une indigence encore accrues ainsi qu’une hausse des suicides de masse (comme ceux qui frappent déjà, et parfois à une échelle préoccupante, des pays comme l’Inde). Le second est la régression en matière de sécurité alimentaire qui s’ensuivra inexorablement dans une bonne partie du Tiers-monde. Cette sécurité alimentaire dans le Tiers-monde a, bien sûr, déjà été sapée depuis plus longtemps – nous en reparlerons. Mais les choses s’aggraveront lorsque la dépression déploiera ses effets. Il y a à cela trois raisons qui se renforcent mutuellement : primo, la baisse des revenus du commerce extérieur due à la diminution des exportations et des termes de change réduira l’accès aux céréales alimentaires dans les pays qui en sont importateurs , du fait du déclin de leurs capacités d’importation. Secundo, même s’ils parviennent à maintenir plus ou moins ces disponibilités en matière d’alimentation, la réduction des revenus des paysans « exportateurs », des petits producteurs et de tous ceux qui seront touchés par un chômage croissant signifie que de larges masses de gens n’auront tout simplement plus les moyens d’acheter la nourriture nécessaire. Et, tertio, si les termes de l’échange pour les produits non alimentaires déclinent par rapport à ceux des produits alimentaires, tous les problèmes évoqués ci-dessus se verront encore aggravés, comme c’est le cas depuis un certain temps déjà.

Il y a là une tragique ironie. Non seulement la grande masse des paysans, des petits producteurs, des travailleurs agricoles, des artisans et des travailleurs de l’industrie du Tiers-monde n’ont pas bénéficié du boom résultant de l’emballement des prix des produits agricoles, mais ce mouvement s’est également accompagné d’une détérioration absolue de leurs niveaux de vie. Et cela ne s’est pas produit malgré le boom, mais à cause de lui, et cela, de diverses façons. Tout d’abord, aux États-Unis et du fait de l’interconnexion entre les marchés financiers du monde, le boom des prix des biens a tendu à produire une bulle sur le marché des actions et, de façon plus générale, dans le secteur financier, y compris dans les pays du Tiers-monde où les banques et autres institutions financières ont cessé leurs prêts aux secteurs productifs en faveur de prêts spéculatifs ; ont fait basculer leurs prêts aux milieux ruraux aux prêts en faveur des milieux urbains, ont cessé de financer de l’agriculture et le micro-crédit pour privilégier le crédit à la consommation des milieux aisés et se sont focalisés sur les prêts à court au détriment de l’achat de titres. Cela a sapé les fondements de la petite production paysanne. Ensuite, l’État – censé, dans cette nouvelle configuration, se soucier davantage du boom et de la sauvegarde de la « confiance des investisseurs » que de l’appui aux paysans et à la petite production – a dispensé moins d’aide à ces derniers. Les subventions aux moyens de production, le système de soutien aux prix, des investissements publics essentiels et les dépenses gouvernementales en faveur des infrastructures rurales et des secteurs sociaux ont subi des coupures spectaculaires. Et, privée de ces différents soutiens, l’ensemble de l’économie de petite production a plongé dans la crise.

Des données statistiques toutes simples peuvent illustrer ce constat. Au cours du quinquennat 1980-1985, la production de céréales par tête dans le monde était de 325 kg. En 2000-2005, elle était tombée à 310 kg. Ce déclin absolu dans la production de céréales par tête signifiait également un déclin absolu de la consommation de céréales par tête dans l’ensemble du monde. Mais, étant donné que dans les économies avancées, la consommation individuelle de céréales, à la fois directe et indirecte, a augmenté, le déclin global dans l’ensemble du monde provient d’une réduction massive dans les pays du Tiers-monde. Même des pays comme la Chine et l’Inde qui ont connu des taux de croissance de leur PIB remarquables, n’ont pas échappé à cette tendance.

Le fait que ce déclin de la production par tête de céréales dans l’économie mondiale ne s’est accompagné d’aucune hausse correspondante des prix céréaliers (en fait, entre ces deux périodes, les termes du commerce céréalier par rapport à ceux des produits manufacturés ont diminué de presque 40% dans le monde), même lorsque le revenu par tête dans le monde augmentait de façon nette, suggère que la pression qui s’exerce sur le pouvoir d’achat des masses dans le Tiers-monde était encore plus grande. Voilà pourquoi le revers du boom spectaculaire qui s’est produit dans un monde capitaliste dérégulé et financièrement interconnecté, a consisté en une compression spectaculaire du niveau de vie des masses, particulièrement dans le Tiers-monde (ce qui, soit dit en passant, rend si inappropriée l’analogie souvent faite entre la locomotive et le rôle mondial de l’économie étasunienne dans le monde ; en fait, cette locomotive remorque certains wagons mais repousse les autres en arrière).

Cependant, même si les masses souffrent des effets du boom spéculatif, elles souffriraient aussi et plus encore des effets de son effondrement. Il n’y a pas de symétrie, ici, entre les conséquences des booms et celles des dépressions et c’est là que réside l’ironie tragique de la situation.

Retour de l’Etat

Il est clair, au vu de ce qui précède, que la nécessité de l’heure n’est pas seulement l’injection de liquidités dans l’économie mondiale, mais aussi et en plus une injection de la demande. Celle-ci ne peut se faire que par une action fiscale directe des gouvernements du monde. Afin d’encourager en ce sens les gouvernements, deux conditions doivent être satisfaites. Primo, un contrôle des flux financiers transfrontaliers car, en l’absence de celui-ci, les gouvernements resteront prisonniers des caprices d’un capital financier spéculatif qui se déplace d’un endroit du monde à l’autre. Secundo , la mise sur pied d’un organisme financier international qui opère en fonction de principes différents de ceux qui animent les institutions multilatérales actuelles et qui non seulement conditionne l’accès au financement, mais permette aussi de substituer des prêts à long terme aux prêts à court terme. De façon à ce qu’on ne se retrouve pas en train de « prêter à court terme pour financer des investissements à long terme ».

Les secteurs dans lesquels les dépenses gouvernementales augmenteront différeront évidemment d’un pays à l’autre, mais l’objectif général de ces dépenses doit être de mettre fin à la compression des niveaux de vie des milieux populaires partout dans le monde, compression qui a été constatée dans l’économie mondiale au cours des dernières années. Aux États-Unis, les dépenses gouvernementales peuvent prendre la forme d’un renforcement des moyens de l’action sociale et d’une extension des activités de l’État Providence en général, de dépenses accrues en matière d’infrastructures et d’une facilitation de l’accès au financement aux États grâce à des transferts fédéraux. Mais en Inde, en Chine et dans d’autres pays du Tiers-monde, des dépenses gouvernementales plus importantes doivent, en plus de celles consacrées aux mesures de bien-être social, être orientées en vue d’un accroissement substantiel de la production agricole et surtout de celle des céréales alimentaires.

En considérant l’économie mondiale dans son ensemble, les stimulants de la nouvelle croissance ne doivent pas provenir d’une nouvelle bulle spéculative, mais de dépenses gouvernementales accrues qui améliorent directement les conditions de vie des gens, tant dans les économies avancées que dans les économies en développement. Et qui visent une amélioration de la production céréalière alimentaire dans le monde, par le redressement de l’agriculture paysanne (et non par l’agriculture industrielle qui créerait du pouvoir d’achat sur le dos des paysans et perpétuerait ainsi leur détresse). Pour résumer, le nouveau paradigme doit permettre une stratégie de croissance basée sur les céréales alimentaires (et fondée sur l’agriculture paysanne), appuyée par une hausse des dépenses gouvernementales à cette fin. Celle-ci débarrasserait le monde à la fois de la dépression et des crises financières et alimentaires. Les accords économiques mondiaux en matière de commerce et de finances doivent viser à la réalisation de cet objectif plutôt que se conformer à quelques principes préconçus de libre-échange qui ont pour effet de plonger l’économie mondiale dans la crise financière et la dépression économique et la paysannerie et les petits producteurs du monde dans la misère, et ce en période de boom comme de dépression.